1. Instituer une réflexion sociale et politique sur la société de l’information

La première action forte prise en charge par Vecam, dont l’importance ne se dément pas durant les 25 ans de vie de l’association, est celle de la réflexion sociale et politique : durant toutes ces années, Vecam a nourri la question informationnelle, qui devient progressivement question numérique. Dans tous les entretiens réalisés pour ce rapport, c’est d’ailleurs cette dimension qui ressort le plus, illustrée par les propos d’Éric Favey, qui font écho à bien d’autres témoignages : « Je venais à Vecam pour me nourrir, me cultiver, pour apprendre des choses. Vecam permettait la production de réflexions sur un enjeu encore très peu travaillé dans la société ; d’évoquer les questions qu’on avait parfois du mal à porter dans nos propres réseaux. »

Cette première ligne d’action forte renvoie aux origines intellectuelles du projet Vecam. Cette association a été lancée par des membres de la revue Transversales Science/Culture, mais elle se prolonge au-delà de ce premier cercle d’adhésion, pour aboutir à de nouveaux modes de production, de diffusion et de partage des idées sur les enjeux sociaux des technologies de l’information. Elle contribue surtout à construire les grandes causes de l’internet citoyen : l’émancipation sociale et politique de tous et la lutte contre la fracture numérique.

premier numéro de Transversales
Premier numéro de Transversales Sciences/Culture.

Les origines intellectuelles de Vecam

Portrait de Jacques Robin
Jacques Robin.

Le projet à l’origine de Vecam s’enracine dans le sillon intellectuel creusé par les membres de la revue Transversales Science/Culture, autour de Jacques Robin[ 3 ]. Médecin et chercheur, ce dernier anime depuis le milieu des années 1960 une série de collectifs transdisciplinaires pour le dialogue entre science et politique, et la diffusion des connaissances entre et par-delà les frontières instituées du monde académique. En 1987, il fonde un Groupe de réflexion inter et transdisciplinaire – le GRIT – au sein duquel collaborent fréquemment, Edgar Morin, Paul Virilio, Felix Guattari ou encore Joël du Rosnay. En 1992, le GRIT et sa revue Transversales Sciences/Culture dont Patrick Viveret devient rédacteur en chef, s’installent à la Maison Grenelle, un espace multi-associatif mis à disposition par le député européen Michel Hervé (Encadré 1).

À cette époque, le développement des technologies numériques et de l’informatique connectée suscite autant d’enthousiasme que d’interrogations au sein de ce milieu intellectuel : les discussions prolongent les réflexions sur la cybernétique, la télévision ou les médias citoyens qui avaient déjà favorisé les échanges entre disciplines dans les années 1960, 70 et 80. Les discussions de ces enjeux sont loin d’être univoques : elles sont marquées par un double positionnement, à la fois critique et éclairé, sur les technologies de l’information et de la communication, ainsi que leurs conséquences sociales et politiques[ 4 ].

Cette réflexion, attentive à la dimension sociale des dispositifs technologiques, n’a que peu d’écho dans le discours politique de l’époque. À la suite des déclarations du vice-président Al Gore sur les « autoroutes de l’information »[ 5 ], le développement des réseaux est perçu avant tout comme une opportunité de croissance, de création d’emploi et de modernisation économique. Ce cadrage domine l’agenda international, relayé par les grandes organisations qui, de l’OCDE à l’Union Européenne, publient rapports et recommandations sur les stratégies à adopter pour favoriser la diffusion des technologies de l’information[ 6 ]. Dans l’enthousiasme libéral d’une nouvelle révolution industrielle, l’heure est à la dérégulation des communications pour assurer la concurrence et la mondialisation des marchés, un programme poussé par les grandes firmes de télécommunications et de contenus, mais aussi des militants de la droite américaine[ 7 ]. Dans le prolongement direct de ces réflexions, les sept grandes puissances mondiales tiennent en 1995 à Bruxelles une réunion sur « les autoroutes de l’information ».

Contre la primeur de cette logique marchande, plusieurs voix du mouvement social s’élèvent néanmoins pour réaffirmer les enjeux sociaux d’une révolution qui ne peut se faire sans les citoyens. Avec l’aide de la Fondation pour le Progrès de l’Homme, Jacques Robin propose ainsi de réunir à Bruxelles, en marge du G7, plusieurs personnalités du monde associatif et intellectuel pour défendre l’inclusion de tous dans le développement des « autoroutes de l’information » ainsi qu’un usage des nouvelles technologies plus social, culturel et politique. L’appel, intitulé « Chances et risques pour la citoyenneté et le lien social »[ 8 ], transcrit les réflexions critiques du collectif Transversales : à la fois inquiet quant à la possible confiscation des outils technologiques par le marché mais aussi convaincu des formidables opportunités qu’ils représentent pour le lien social et la démocratie. Parmi les participants, on retrouve des militants nord-américains du droit à communiquer et des médias citoyens telles que l’Association for Progressive Communication (APC) ou Vidéazimut, représentée par Alain Ambrosi du Québec, qui rejoindra ensuite Vecam. Les pays du Sud sont également présents avec des représentants du Center for the Developpment of Instructional Technology (CENDIT – New Delhi) ou encore Joachim Tankoano de l’École Supérieure d’Informatique de Ouagadougou. La discussion aboutit à une déclaration commune[ 9 ] qui fonde et résume le projet de l’association Vecam :

« L’avènement des nouvelles technologies de la communication nécessite un accompagnement démocratique fondé sur la mise en lumière et la discussion des différents enjeux et des besoins réels, sans lequel la logique marchande décidera seule de leurs usages et de leur destination. »

Encadré 1. La Maison Grenelle (1992-1998)

Située dans le quinzième arrondissement de Paris, dans le boulevard qui lui donne son nom, la Maison Grenelle jouxte le siège parisien de l’entreprise Hervé Thermique fondée par le député européen socialiste Michel Hervé. En 1992, ce dernier choisit de réserver une partie des locaux pour créer un espace de réflexion accueillant des intellectuels, des scientifiques, des élus et des représentants associatifs. Local multi-associatif et ouvert, la Maison Grenelle réunit les représentants d’une gauche œcuménique, depuis la gauche chrétienne jusqu’aux mouvances d’une gauche plus radicale, en passant par le PSU. Elle héberge d’abord le GRIT ainsi que les bureaux du projet Europe 93 (devenu Europe 99), think-tank fondé par Jacques Robin pour enrichir le projet d’une Europe civique et sociale, et dont Edgar Morin prend la direction en 1997, à la suite de Michel Hervé. Au cours des années 1990, la maison s’enrichit de nouvelles associations et projets : le Centre international Pierre Mendès France (CIPMF), l’Observatoire de la décision publique, ou encore le projet Globenet, l’un des premiers fournisseurs d’accès à internet militant. Sa salle de réunion permet également d’accueillir différentes initiatives et mouvements comme le projet sur l’économie sociale et solidaire de Jean-Louis Laville ou l’association Adels pour la démocratie et l’éducation locale. Créée par des membres de Transversales et d’Europe 99, la culture associative de Vecam est marquée par celle de la Maison Grenelle, au sein de laquelle elle recrutera de nombreux adhérents. En 1998, la Maison Grenelle est cependant fermée par son propriétaire et les associations qui en font partie se dispersent. Vecam rejoint le projet d’espace partagé Mains d’Œuvres, dans l’ancien centre social et sportif de Valéo à Saint-Ouen, qui accueille des associations citoyennes mais aussi des ateliers et des démarches artistiques.

Si cet événement fondateur inscrit d’ores et déjà Vecam dans un espace de mobilisation transnational, ce sont bien les retombées françaises de cette réunion qui poussent à l’institution d’une nouvelle organisation, au sein de la Maison Grenelle. Véronique Kleck et Florence Durand[ 10 ] qui y travaillent, se souviennent ainsi de l’agitation qui a suivi le retour de Bruxelles : « Il a fallu concentrer les forces. Pourquoi ? Parce qu’on a eu un retour incroyable de courriers, de demandes, de besoin de produire des idées… Parce qu’en fait les idées générales avaient été produites, mais la compréhension technologique était encore extrêmement inégale. La veille était à la fois sur l’impact de ces technologies sur le pouvoir – pouvoir médiatique, pouvoir politique, pouvoir sur l’éducation – mais aussi sur la réalité technologique. Et la recherche était foisonnante sur ces sujets-là. » (Florence Durand)

Florence Durand Florence Durand
Florence Durand et Véronique Kleck.

Cet engouement incite Jacques Robin et Véronique Kleck à formaliser un projet d’association pour coordonner le partage d’idées et l’échange de ressources. Vecam est ainsi formellement créée en février 1995, dans le but premier de prolonger la réflexion engagée par la réunion de Bruxelles. Florence Durand rejoint rapidement le premier bureau de Vecam avec Véronique Kleck et Jacques Robin qui prend la présidence de la nouvelle organisation.

Opérationnaliser la réflexion

La production et le partage d’idées sont ainsi au cœur du projet initial de Vecam. Les premiers membres de l’association sont d’ailleurs pour la plupart des chercheurs dont l’engagement prolonge des travaux plus anciens sur les médias ou la communication : le sociologue Alain d’Iribanne, le théoricien des communications Pierre Levy ou encore le scientifique Joël de Rosnay.

Mais le projet de Vecam ne reproduit pas celui de Transversales : il ne s’agit pas tant de recenser les travaux sur les technologies de l’information et de la communication dans une revue dédiée mais plutôt d’opérationnaliser ces réflexions, de les traduire en projets concrets – colloques, conférences ou publications – et de favoriser leur diffusion. Le site même de l’association est une ressource pour la réflexion, condensant à la fois les publications de ses membres mais aussi des recensions critiques d’ouvrage, des articles de presse ou des textes institutionnels qui peuvent alimenter la discussion. Loin d’une réflexion abstraite ou à distance, Vecam assume également une position normative pour aiguiller l’action politique ou associative : en 2001 l’ouvrage collectif Réseaux humains, Réseaux électroniques11 ], coordonné par Valérie Peugeot et soutenu par la Fondation pour le Progrès de l’Homme est ainsi enrichi d’un cahier de propositions. Dès lors, il permet autant de documenter le développement de réseaux citoyens que de l’accompagner dans des contextes aussi différents que les villes africaines, les municipalités européennes ou les communautés d’Amérique du Nord.

Couverture Réseaux humains, réseaux électroniques

 

En 2003, la création de la maison d’édition C&F éditions par Hervé le Crosnier et Nicolas Taffin, va permettre de mener à bien des projets d’ouvrage collectifs et originaux. L’encyclopédie Enjeux de Mots12 ], coordonnée par Valérie Peugeot, Alain Ambrosi et Daniel Pimienta est publiée en 2005 dans le cadre du SMSI (Sommet mondial sur la société de l’information). Elle reflète bien le caractère foisonnant et multiple de la réflexion à Vecam. Cet ouvrage réunit une trentaine d’auteurs pour une encyclopédie quadrilingue internationale (les auteurs et autrices viennent de cinq continents) et multiforme (les termes choisis reflètent l’éventail des débats de l’époque et les positions de la société civile) de la société de l’information. Dans la lignée du projet intellectuel de Transversales, la réflexion proposée par Vecam se caractérise en effet par sa dimension collective et interdisciplinaire. Les publications comme les rencontres scientifiques croisent les regards de sociologues, de juristes, de géographes ou d’économistes, sur les enjeux de la société de l’information. Elles incluent aussi celui d’associations ou de représentants de la société civile, nouant des liens constants entre réflexion militante et universitaire, entre idées et actions.

 

couverture Enjeux de mots
séance de travail en préparation de Enjeux de mots
Daniel Pimienta, Alain Ambrosi et Valérie Peugeot en séance de travail de préparation du livre Enjeux de mots
Enjeux de mots au SMSI
Alain Ambrosi, Valérie Peugeot et Marcello Branco offrent Enjeux de mots à Gilberto Gil, ministre de la Culture du brésil, lors de la session de Tunis du SMSI.

Vecam joue ainsi un rôle important dans la diffusion de certains concepts au sein de son réseau. La défense d’un service public de l’information, l’inclusion numérique, la maîtrise sociale des technologies ou encore la promotion des « communs » sont autant de contributions de l’association à la réflexion politique et militante française sur les technologies de l’information.