3/ DES USAGES SOLIDAIRES ET COOPERATIFS DES
NOUVELLES ASSOCIATIONS PAR LES ASSOCIATIONS
L'analyse des usages des nouvelles technologies,
et singulièrement d'Internet par les associations sous l'angle
de l'insertion est un exercice difficile, non seulement parce que
l'insertion est un concept ouvert (où commence et où
s'arrête l'insertion?), qu'Internet est un outil très
malléable, mais encore parce que les actions sont souvent très
récentes, en ces années de "printemps de la connexion".
Pour autant, nous avons observé des usages solidaires et coopératifs
d'Internet et des nouvelles technologies, usages encore peu établis,
et marqués par la force du discours des pratiques "pionnières".
Usage solidaire : des lieux pour l'accès gratuit au réseau
s'ouvrent en direction des populations pauvres, faisant d'Internet
un outil pour des projets d'insertion (1). Usage coopératif
: des réseaux associatifs, plus ou moins formalisés,
s'organisent, davantage pour partager de l'information et pour promouvoir
des liens, que pour transformer encore leur mode de décision,
et faisant des Intranets et d'Internet des outils pour la "structuration
du monde associatif" (2).
3.1/ Libre accès et projet d'insertion
: des lieux "animés" pour un usage solidaire d'Internet
Cyber-cafés ou espace multimédia de proximité
? Manifestation ponctuelle (type Bus multimédia) ou installation
pérenne ? Alors que, dans la plupart des agglomérations
se multiplient les cyber-cafés qui remplissent avant tout une
fonction de guichet d'accès au Net, des associations de proximité
intègrent des espaces multimédias dans leur projet,
donnant à ces outils une destination qui tente de dépasser
la simple " consommation de technologies ".
Quelques expériences nous permettent de voir à quelles
conditions l'usage solidaire d'Internet est rendu possible.
- Du côté des motivations, il est certain
que "l'effet mode" d'Internet intervient : la Toile intéresse,
en particulier les jeunes, par son image moderne, parce que des
mouvements musicaux s'y expriment, parce qu'on parle de "révolution",
qu'on peut entrer en contact avec toutes sortes de gens, etc. Internet
est de ce fait un levier de travail social, beaucoup plus porteur
que des activités "occupationnelles". Cet effet "mode" s'inscrit
sur une toile de fond d'un intérêt plus large pour
la technologie, notamment pour l'informatique. Les acteurs institutionnels
(au sens large) ont aussi une carte à jouer, l'équipement
informatique personnel étant encore, au moins pour quelques
années, un bien rare. Des responsables associatifs parlent
ainsi du " créneau "historique : un peu comme les journaux
au XVIIIème siècle, l'outil multimédia, loin
de maintenir l'individu derrière son écran, peut stimuler
la rencontre et devenir ainsi le vecteur d'une sociabilité.
A la création du téléphone, nombreux sont ceux
qui ont cru que les gens se contenteraient de s'appeler, sans se
rendre visite. Le phénomène inverse s'est produit
: le téléphone a multiplié les rencontres.
Le recul manque aujourd'hui pour avoir une analyse de l'effet quantitatif
d'Internet en termes de rencontres, mais il semble d'or et déjà
que le parallèle avec le téléphone puisse être
fait.
- Les modalités d'ouverture de lieux multimédia
soulignent que l'usage solidaire d'Internet est à l'opposé
du modèle consumériste en vigueur dans les cyber-cafés.
Le cyber-café loue du matériel, une adresse e-mail,
à des consommateurs solitaires, qui peuvent recourir en cas
de besoin aux service d'un technicien (la plupart du temps un jeune,
formé sur le tas, et mal rémunéré);
le projet est individuel, et la sociabilité fonctionne sur
le mode de l'anonymat qui prévaut dans les relations en public.
A l'inverse, les espaces multimédia de proximité (appelons-les
ainsi) sont investis par des groupes, c'est la dimension collective
qui est mise en avant : le réseau mis à disposition
gratuitement est l'outil d'un projet individuel et collectif.
Chacune des expériences analysées illustre ce travail
du collectif :
La régie de quartier Réservoir
(Nevers) projetait initialement d'ouvrir deux cyber-cafés,
dans les deux quartiers d'habitat social où elle est implantée
- un peu sur le modèle des cafés à thème
(cafés-musique) qui ont eu cours dans les années 80.
Le projet avait été validé par la ville, qui
elle-même (service de la communication) projetait d'ouvrir
un lieu de consultation au point accueil-jeune du centre-ville.
La discussion avec Neronnexion, dans le cadre d'une formation dispensée
par cette association, a infléchi le projet : dans le contexte
des quartiers d'habitat social de Nevers, la dimension collective
devait être valorisée; l'outil multimédia pouvait
servir, en plus des projets individuels (recherche d'information,
d'emploi, rédaction de C.V., etc.), des projets collectifs
: élaboration d'un site collectif, présentant le quartier,
les activités qui s'y développent, dialogues avec
d'autres quartiers, d'autres pays, etc. Cette perspective a modifié
la préparation du projet elle-même : les responsables
de la régie ont recherché à associer le plus
grand nombre d'habitants à l'outil multimédia, en
passant par les réseaux existants, pour éviter qu'il
ne soit utilisé par une seule frange de la population (jeunes,
chômeurs). Un ordinateur, par exemple, est prêté au
réseau d'échange de savoirs, composé principalement
de femmes, mères de familles qui échangent des savoirs
ménagers, le prêt étant justifié par
la volonté que ces mères de familles utilisent elles
aussi l'informatique. Les nouvelles technologies permettent ainsi
de monter des projets ouverts sur l'extérieur, dépassant
les limites étroites du quartier, tout en valorisant l'identité
de celui-ci - et c'est cette interaction entre l'intérieur
et l'extérieur qui renouvelle la relation d'insertion.
Le Centre social de Belleville (Paris) fait de l'ouverture au quartier
le maître-mot de sont projet Internet : il y a une demande locale
pour la mise à disposition des nouvelles technologies; mais
cette demande est à travailler : il faut initier à
l'utilisation des machines, conforter les projets individuels, favoriser
l'échange avec d'autres groupes, et valoriser les liens entre
habitants; cette ouverture au quartier se vérifie par les
horaires d'ouverture (notamment le soir, avec un atelier Internet
ouvert le mardi à partir de 20 heures), par l'intégration
d'Internet dans les activités régulières du
Centre (notamment, des jeux de type "jeux de pistes" sont organisés
avec des jeunes), et, d'une manière plus forte, par le site
"Belleville" en cours de constitution. A travers quelques mois d'activité,
l'équipe du Centre social souligne que l'outil multimédia
est propice à l'échange, par son interactivité,
et qu'il facilite la relation coopérative : très vite,
chacun apporte quelque chose aux autres, très vite "la débrouille"
est collective, les informations peuvent être mutualisées
- et c'est finalement un collectif humain qui se sert de la machine.
Cet usage coopératif est propice à la relation d'insertion,
que ce soit pour conforter des projets individuels, ou pour expérimenter
des échanges sociaux.
L'expérience des Bus multimédia de l'association Coup
de Puces illustre encore - sans Internet cette fois - les apports
et l'intérêt de l'outil multimédia vis-à-vis
de la relation d'insertion. Une fois par semaine, le bus propose
à des groupes scolaires un parc de 8 PC équipés
de logiciels ludo-éducatifs; l'usage est toujours partagé
(deux enfants par ordinateur), et la fréquentation régulière
permet un travail collectif. Les responsables, issus de l'Education
nationale, soulignent que l'ordinateur modifie la relation éducative
: non seulement maître et élèves font face à
la machine, au lieu d'être face-à-face comme dans la
salle de classe (avec le tableau noir comme médiateur asymétrique),
mais encore l'adulte sait que l'élève pourra peut-être
très vite lui apprendre quelque chose sur l'usage de la machine
- la "débrouille" distribuant les armes sans distinction
hiérarchique. Sans tomber dans l'angélisme ni dans
un relativisme radical, les responsables de l'association soulignent
l'ampleur des changements dans la relation éducative, l'adaptation
que tels changements demandent au corps enseignant, et la nature
"valorisante" de l'outil multimédia dans l'apprentissage.
Ils soulignent aussi l'ampleur de la demande sociale, et le fait
que c'est l'étroitesse de l'offre qui dissuade de faire une
promotion plus large du service offert dans les bus.
L'expérience d'Ars Longa (Paris) illustre la promotion d'un
usage solidaire et ponctuel des nouvelles technologies. L'association
Ars Longa, implantée à Belleville depuis un an pour
promouvoir le spectacle vivant et les artistes de l'Est parisien,
a profité de la Fête de l'Internet pour monter un projet
multimédia - l'espace d'un week-end seulement mais articulant
les différents volets de son travail de terrain (avec les
artistes, les écoles, et plus généralement
les habitants du quartier). Pendant trois jours, la Global Galery
du Moulin Joly (du nom de la salle où l'association est implantée)
a mis à disposition gratuite du public ordinateurs, scanners,
logiciels de graphisme et connexions Internet; les enfants ont mis
en ligne leurs dessins, à côté de ceux d'artistes
établis; des contacts ont été pris avec des
groupes d'autres écoles, d'autres quartiers et pays; finalement,
un vernissage commun a été organisé, virtuel
et réel - la Global Gallery continuant son existence sur
le Net. Pour être ponctuelle, l'expérience est intéressante
sous l'angle de l'usage solidaire d'Internet assorti d'un projet
: les initiateurs soulignent que la Global Gallery a bien fonctionné
parce que l'accès était gratuit, mais surtout parce
que le projet était suffisamment mobilisateur, mettant en
valeur des ressources existant dans l'environnement. Et c'est de
cette expérience qu'est né le projet d'un espace multimédia
pérenne.
Libre accès et projet d'insertion : les initiateurs
"d'espaces multimédia de proximité" soulignent donc
les relations étroites de l'insertion et du multimédia,
ainsi que la nécessité d'une animation de ces lieux
sur la base d'un projet - au lieu d'une simple mise à disposition
technique comme dans les cyber-cafés. Les nouvelles technologies
- au premier chef Internet, puisque c'est l'outil le plus connu -
sont un levier de valorisation individuelle et collective; encore
faut-il que la plate-forme ait un projet, et des médiateurs
pour promouvoir ce projet. Se dessine ainsi la fonction "d'animateur
-médiateur-nouvelles technologies", où l'on demande
une forte compétence technique (faire marcher et montrer comment
marchent les machines) et relationnelle (développer et gérer
le projet, en face-à-face avec les usagers). Cette fonction,
assurée dans un premier temps par les membres de l'association,
doit assez vite être assurée par un salarié à
temps plein - pour des raisons budgétaires, les projets vont
actuellement à des contrats emploi-jeune.
3.2./ Structuration du monde associatif par
l'usage coopératif d'Internet et d'Intranet : des expériences
limitée et prometteuses de liens transversaux plus forts
Par un usage coopératif d'Internet et des Intranets, des associations
se structurent par affinités thématiques et/ou proximité
territoriale, de manière balbutiante mais prometteuse de liens
transversaux plus forts, et justifiant certainement un appui par les
institutions.
- Nous avons souligné parmi les freins à
la connexion, une certaine réticence des têtes de réseau
à promouvoir une politique de connexion, signe d'une certaine
faiblesse... des relations de réseau elles-mêmes. Au
mieux, certaines fédérations envisagent, pas pour
l'immédiat, d'installer un Intranet, d'abord pour de l'échange
d'information, et parfois avec une perspective plus forte allant
jusqu'à la préparation des décisions. Sans
pouvoir être précis sur ce point - faute d'avoir rencontré
d'exemple suffisamment abouti -, signalons que les têtes de
réseau, outre l'obstacle "culturel", "politique", déjà
mentionné, butent sur une contrainte matérielle :
l'installation de la "tuyauterie" suppose un équipement suffisant
des membres du réseau, et une tête de réseau
proposant un Intranet se verrait assez vite retourné des
demandes d'équipement informatique... Vu de la "tête",
l'équipement du réseau paraît une opération
lourde, un investissement trop important, et la "débrouille"
si utile n'a plus cours - d'autant qu'il y a des néophytes
dans le réseau, qui eux-mêmes tendent à charger
la barque. Dans ce contexte, la tendance est plutôt... d'attendre
que les membres du réseau s'équipent, de consulter
des experts sur le coût d'un réseau, d'équiper
la tête de réseau elle-même, en particulier d'un
WEB (vitrine dont on espère qu'elle sera un jour une plate-forme),
et de continuer de travailler avec des méthodes éprouvées
(téléphone, fax, courrier, réunions...). Le
plus souvent, le réseau Internet et Intranet apparaît encore
comme un système très coûteux d'échange
d'informations.
- Dans ce contexte, les expériences coopératives
d'Internet et d'Intranet existent plutôt sur le plan local, par
affinités thématiques et/ou proximité territoriale,
hors relation hiérarchique et avec le concours (souvent militant)
d'acteurs et d'associations "pro-multimédia". C'est en effet
dans ces relations non hiérarchiques que s'exprime la dimension
coopérative d'Internet : gratuité des relations, mise
à disposition réciproque des informations, notamment
par des bases de données, échange de compétences
et d'outils (logiciels, solutions techniques, etc.). En fait, la
dimension coopérative et "bricoleuse" intervient dès
l'amont, au moment de l'équipement et du montage opérationnel;
mais c'est la réalité, la teneur du réseau
humain - préexistant et conforté par le réseau
technique - qui semble le critère de l'effet de "structuration".
La régie de quartier Réservoir illustre la volonté
de coopération "tous azimuts" avec les associations locales,
et avec des régies de quartiers et autres structures d'insertion
implantées ailleurs. Internaute, le directeur de la régie
entretient des relations régulières, notamment par une
liste de diffusion, avec d'autres régies et structures d'insertion;
le Net permet l'échange et la capitalisation d'information
sur des thèmes très opérationnels - usage des
emplois jeunes, types de contrats passés avec les bailleurs
sociaux, services de proximité émergents... autant de
sujets que le CNLRQ souhaiterait lui-même capitaliser et diffuser
dans le réseau des régies de quartier. En plus de ces
échanges thématiques, la régie vise à
diffuser l'usage du multimédia par les associations et les
habitants du quartier.
Le projet Cybelleville articule étroitement usage coopératif
d'Internet, développement social et développement territorial.
L'objectif est de mettre sur le réseau Internet... le réseau
des acteurs sociaux du territoire (Belleville, puis l'Est parisien),
de relier les lieux multimédia, pour démocratiser l'accès
aux nouvelles technologies et développer "l'intelligence collective"
(P. Lévy) sur le territoire. Concrètement, sur les bases
de lignes d'action communes - accès gratuit à Internet,
mise en réseau des acteurs locaux, constitution de "pépinières
multimédia" -, il s'agit de créer une association, finançant
elle-même un poste de "médiateur-coordinateur-technicien"
utile à chacun dans ses démarches, et utile à
tous dans l'interface avec l'extérieur (notamment institutionnel);
il s'agit aussi de faire vivre un site commun au territoire, carrefour
des sites déjà existants, mais aussi plate-forme apportant
sa propre valeur ajoutée (notamment, par une base de données
socio-économique sur le territoire, réalisée
sous logiciels Gingo et Espace X). L'association est en cours de constitution,
rencontrant un écho favorable auprès des élus
locaux (qui ont toujours tendance à demander un "interlocuteur
unique"), et une certaine adhésion des associations du territoire.
Très vite, cependant, va se poser la question d'un serveur
local et des connexion, qu'il serait utile de mutualiser.
Structuration du monde associatif par l'usage coopératif
d'Internet et d'Intranet : des expériences existent, hors
relation hiérarchique et prometteuses de liens interassociatifs
plus forts. L'initiative ne revient pas aux têtes de réseau,
mais bien au terrain lui-même, des associations multipliant
leurs liens par affinités thématiques et/ou proximité
géographiques, avec la complicité d'associations et
d'acteurs "pro-Internet". Les sites WEB reflètent la réalité
et la vigueur du réseau humain qui porte le réseau technique
: souvent coquille vide, parfois espace de rencontre et de promotion
collective. Les initiateurs des quelques expériences analysées
soulignent ainsi l'importance du réseau humain, condition nécessaire
à toute "structuration", mais aussi l'utilité d'un soutien
technique fort aux projets coopératifs. "Offrez-nous un serveur
local, nous vous offrons un contenu d'utilité publique fort"
: cette réponse au questionnaire (à la question : "quel
soutien attendriez-vous d'une institution?") illustre bien la position
d'acteurs de terrain dont le projet est déjà bien établi,
qui demandent un soutien technique. La fonction technique d'informaticien
réseau manque elle aussi, étant inabordable par une
seule structure, et encore difficile à mutualiser. Des serveurs
locaux, des informaticiens, des formations pour le personnel : les
demandes pour aider la structuration des associations vont ainsi au
volet technique. Pour le moment, les associations "pro-Internet",
à l'exemple de Globenet et de Neuronnexion, sont en position
d'aider les associations à structurer leur projet "nouvelles
technologies".
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