2/ LA CONNEXION A INTERNET : UN PAS SUPPLEMENTAIRE, PARAISSANT OBLIGÉ
MAIS DIFFICILE A FAIRE
L'examen des motivations et des résistances
face à "l'événement-connexion" met en avant une généralité,
et singularise deux positions bien tranchées. La généralité,
c'est que la connexion à Internet se diffuse très rapidement,
depuis peu : 1998 est situé " au printemps de la connexion ". Les
deux positions singulières se distinguent, quant à elles,
sur l'axe de l'expérience (qui n'a pas grande relation avec celui
de l'équipement informatique) : d'un côté, les néophytes,
où tout paraît très compliqué, voire insurmontable;
d'un autre côté, pour les initiés, l'utilité de la
connexion paraît aller de soi, et les problèmes viennent
alors de l'environnement (nombre trop réduit de connectés,
problèmes techniques de connexion, faible soutien institutionnel
à la diffusion du nouveau réseau). Cette polarité
nous a conduit à interroger les néophytes plutôt sur leurs
appréhensions et leurs demandes de soutien, et les initiés
sur l'expérience de la connexion; précisons aussi que nous
avons interrogé davantage d'initiés que de néophytes.
Nous examinons d'abord la généralité (1) et les deux
positions (2), avant de dégager certains des freins et des facteurs
facilitateurs à la connexion (3).
2.1 " Le printemps de la connexion "
L'enquête met en avant une certaine " décrispation " vis-à-vis
d'Internet, augurant, sinon un mouvement généralisé
de connexion, du moins l'arrêt d'une certaine " guerre culturelle
" telle qu'elle a pu être vécue ces trois dernières
années. Précisons : les zélateurs de la connexion
soulignent le plus souvent qu'il faudrait qu'une " révolution culturelle
" se produise pour lever les réticences (centralisées, hiérarchiques)
à une diffusion généralisée de l'outil nouveau;
des opposants continuent d'invectiver le " virtuel ", l'accusant de n'avoir
rien à apporter, de déformer la représentation du
réel, etc.. Mais, de plus en plus, une voie relativement pragmatique
met en avant les qualités de l'outil, son potentiel - en termes
d'accès à l'information, d'échange de données,
de gratuité et de rapidité.
Sans entrer dans le détail des motivations à la connexion,
signalons donc que le mouvement est à la connexion. De plus en
plus, celle-ci apparaît comme un pas obligé - d'une manière
un peu comparable à l'outil informatique ou au fax, il y a quelques
années. L'intérêt pour Internet se diffuse à
l'ensemble du champ.
Notons, cependant, que les motifs mis en avant pour refuser la connexion
peuvent varier selon la distance au terrain :
Pour les têtes de réseau, c'est surtout
le sentiment d'une insuffisante maturité (lié au manque
d'organisation interne) justifie le report de la connexion.
Pour les associations de proximité, on trouve en revanche des
justifications d'ordre professionnel, de la part des néophytes.
Des associations (non connectées) répondent qu'Internet
est inutile à leur activité, notamment parce que leur
travail est "relationnel"; elles sont peu nombreuses, et coïncident
très souvent avec des structures faiblement équipées
en informatique (à ce niveau, il y a une certaine corrélation).
D'autres associations (non connectées) répondent qu'Internet
n'est pas dans leurs priorités, indiquant parfois des éléments
faisant penser que la connexion n'est pas projetée à court
terme parce qu'elle paraît compliquée et coûteuse.
D'autres associations (non connectées) répondent qu'Internet
les intéresserait (voire, pour des associations connectées,
qu'un site WEB les intéresserait), mais qu'elles n'en ont pas
les moyens... sans qu'elles semblent connaître en fait les moyens
nécessaires à la connexion.
2.2. Appréhensions des néophytes,
modestie des initiés
- Le "monde d'Internet", "l'univers virtuel", apparaissent
très complexes aux néophytes, paraissant demander de
fortes compétences pour la maîtrise de l'outil informatique
lui-même, voire des langages utilisés sur la Toile, voire
encore des facultés pour se repérer dans l'espace virtuel.
De fait, le premier abord d'Internet n'est pas simple, et les expériences
réussies sont toutes liées à l'engagement d'individus
connaissant déjà l'outil - qui ont su montrer que cet
outil n'était pas si compliqué que cela.
Il est intéressant de pousser les entretiens avec les néophytes
en leur faisant exprimer leurs appréhensions sur l'espace virtuel.
On s'aperçoit alors qu'il existe bien une "résistance méthodologique",
qui tend à "refuser avant de connaître", et qui s'accompagne
souvent d'une appréhension engageant toute l'identité professionnelle,
ou la position dans la société. Beaucoup de stéréotypes
circulent : Internet pour les privilégiés, qui n'a jamais
permis de trouver un emploi, qui détache de la réalité,
qui n'est pas relationnel, qui ne sert qu'à dériver ou à
se débaucher, etc. En fait, la plupart du temps, c'est plutôt une
déclaration d'incompétence face à la machine : on
ne s'assoit pas à la table dont on ne connaît rien du menu,
et l'on préfère continuer son chemin avec des méthodes
éprouvées.
- A un autre pôle, celui des expériences déjà
réalisées, on constate le caractère essentiel
de l'engagement d'un individu déjà initié, qui
a su prendre sur lui de démontrer la facilité d'accès
au réseau. Tel responsable de régie de quartier (Réservoir,
Nevers) était déjà connecté et utilisait
déjà régulièrement le WEB quand il a initié
le projet d'ouvrir des lieux multimédia dans deux quartiers
difficiles. Idem pour le Centre social de Belleville. Les personnes
"déclencheurs" ne sont pas toujours, loin s'en faut, les responsables
de structures, mais bien souvent des membres de l'association, ou
tel salarié, ou encore très fréquemment tel stagiaire,
tel jeune sous contrat précaire.
2.3. Freins et facilitateurs de la connexion
Tout en gardant à l'esprit les deux points précédents,
nous voulons isoler certains des freins et des facteurs facilitateurs
dans les expériences analysées.
a/ Deux freins méritent qu'on s'y attarde
:
- Méconnaissance de l'outil et configuration
institutionnelle peuvent se combiner pour rendre difficile la connexion.
Dans plusieurs cas, une certaine résistance des hiérarchies
institutionnelles est présentée comme une source de difficultés
- qu'il s'agisse de projets réalisés ou non. Dans ces
cas, les hiérarchies sont présentées comme éloignées
des réalisations qui peuvent se faire avec Internet... selon
le schéma assez classique de "l'éloignement au terrain".
En fait, les hiérarchies sont, soit dans une position de "promoteur"
des nouvelles technologies, ce qui semble assez rare, soit dans une
position de résistance : ce n'est pas une priorité, parce
qu'Internet n'est qu'un outil, qui paraît très coûteux
et dont on ne perçoit pas l'utilité directe dans le contexte
professionnel.
L'enquête auprès des structures en position de tête
de réseau confirme les difficultés de certaines hiérarchies
à promouvoir la connexion. Ces difficultés sont, cette
fois-ci, " culturelles ", liées au rapport au pouvoir. Sur le
fond, il faut que la tête de réseau soit suffisamment assurée
de son réseau, pour encourager la connexion; le réseau
technique d'Internet sera plus facilement accepté qu'il vient
servir un réseau humain préexistant.
La FNARS illustre parfaitement ce point : alors que
la Fédération nationale est tout à fait une "
cible " pour Internet, la connexion c'est pas vécue comme une
priorité, du fait du manque d'organisation au siège
: à quoi servirait un réseau dernier cri, si les éléments
qui le composent ne se connaissent pas - en particulier si la tête
n'entretient pas, au préalable, des relations suivies avec
les structures locales?
Le CNLRQ confirme ce point, par un exemple inverse : c'est parce que
le Comité de liaison est suffisamment conforté dans
sa mission d'animation de structures autonomes, que l'utilité
d'Internet apparaît clairement. LE CNLRQ, comme tête de
réseau, n'est pas en position hiérarchique, mais bien
en position d'animation de réseau. C'est pourquoi le Comité
national est très favorable aussi au développement des
liens entre régies de quartier elles-mêmes.
- La connexion à Internet oblige les structures
à s'interroger sur leur environnement physique et social.
Formulé comme tel, on ne voit pas où est le frein. Pourtant,
c'est bien la nature ouverte d'Internet qui pose un problème
aux institutions, et ce, jusqu'aux associations. La comparaison avec
l'outil informatique est utile : si l'ordinateur est très généralement
perçu comme un outil intérieur des structures (on s'en
sert pour la gestion, plus occasionnellement le met-on à disposition
des habitants pour les aider dans leurs démarches), la connexion
à Internet, et plus encore le site WEB, conduisent à poser
le problème de l'ouverture des structures sur leur environnement.
Le problème est généralement posé dans une
double dimension : 1/ le contenu -> sur quoi s'informe-t-on et informe-t-on
via le Net? que met-on sur le WEB?, et 2/ l'accès, la mise à
disposition du matériel : dans quelle mesure doit-on mettre à
disposition cette ressource rare et riche?
Ces interrogations prennent un sens différents selon la proximité
au terrain : si, pour les têtes de réseau, Internet oblige
à s'interroger sur l'organisation du réseau (en particulier,
e partage des information et du pouvoir), pour les associations de proximité,
c'est la relation au quartier qui est en jeu.
b/ Parmi les facilitateurs à la connexion, signalons :
- L'engagement préalable de membres
de l'association. La quasi-totalité des expériences
analysées sont parties d'un engagement personnel d'un membre
de l'association, qui a montré aux autres que la connexion
n'était pas complexe, et que le réseau avant des avantages.
Les opérateurs soulignent très généralement
qu'il faut montrer Internet pour dépassionner le débat,
et désinhiber les personnes, et qu'il est très utile
de "vulgariser" les nouvelles technologies, qui sont, malgré
les apparences, d'un accès facile.
- L'encouragement financier, en particulier pour
l'équipement initial. Matériellement, la plupart des
expériences dont nous avons eu connaissance sont parties
d'un premier investissement sur des fonds propres, par autofinancement.
Cette volonté de faire, qui l'a emporté, ne doit pas
faire perdre de vue que certaines associations butent sur la question
de l'investissement initial, incluant les machines mais aussi la
formation de base.
2.4/ Des demandes de soutien inversement
proportionnelles aux réalisations.
Nous exagérons un peu le trait pour se faire comprendre : la méconnaissance
d'Internet, faisant croire au caractère très compliqué
et très coûteux de la connexion et de l'usage, conduit à
formuler des besoins très importants - les néophytes demandent
tout à la fois des matériels, de la formation, de la maintenance,
des postes de fonctionnement, d'informaticiens. Inversement, ceux qui
ont monté un projet insistent sur le faible investissement initial,
et, en fait, sur le caractère incontournable de la "débrouille",
du tâtonnement, de la pratique. L'apprentissage d'Internet fonctionnerait
comme celui d'une danse : il n'est pas nécessaire de prendre beaucoup
de cours, avant de pratiquer, mais il faut pratiquer au plus vite, pour
s'enrichir des cours.
Dans les propos des responsables d'associations non connectées,
sauf désintérêt affiché pour la connexion,
on trouve donc surtout une gêne, du fait de la méconnaissance
: la connexion coûtera-t-elle cher ? Faut-il renouveler le matériel
informatique? Faut-il maîtriser très bien des logiciels nouveaux?
Faudra-t-il former toute l'équipe, régulièrement?...
autant de questions auxquelles les néophytes s'effraient de répondre
positivement.
Les initiés ont tendance, pour leur part, à mieux cibler
leurs demandes de soutien, tout en connaissant le faible engagement des
institutions. Trois types de demandes se présentent, dont nous
verrons plus bas les contenus :
- une demande d'aide à l'équipement,
certes, mais ciblée sur des éléments peu négociables
par les associations, en particulier les serveurs locaux (un responsable
associatif lance le mot d'ordre : "offrez-nous un serveur local, nous
vous offrons un contenu d'utilité publique").
- une demande "d'événementiel" (type
Fête de l'Internet), et plus généralement d'une
politique plus large de promotion d'Internet. Les "événements"
permettent en effet de mobiliser, et de montrer en pratique l'utilité
de la Toile.
- une demande de soutien au fonctionnement des projets,
par la mutualisation de fonctions telles que les postes techniques
d'informaticien-réseau, et ceux de "médiateur".
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