Une lobbyiste de Vivendi-SFR nommée à l’OMPI

La lobbyiste de Vivendi-SFR Sylvie Forbin vient d’être nommée le 14 juillet 2016 Directrice générale du secteur « Culture et Industries créatives » au sein de l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, une institution membre de l’ONU). Au passage un changement de nom de son secteur de responsabilité nous indique le chemin que va prendre son activité.

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Le siège de l’OMPI à Genève
By Metatron - Own work, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1644294

Sylvie Forbin vient d’être nommée le 14 juillet 2016 Directrice générale du secteur « Culture et Industries créatives » au sein de l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, une institution membre de l’ONU). Il est bien de voir désigner une femme à de telles responsabilités. Elle est la seconde femme nommée à un tel poste, rejoignant ainsi la chinoise Mme Binying Wang qui s’occupe du secteur des marques et du design. Mme Forbin parlant chinois et ayant exercé à l’Ambassade de France en Chine, elles pourront se parler, tant les marques déposées deviennent aussi (et malheureusement) un ingrédient majeur des industries culturelles. Il est bon que les échanges avec l’Asie se développent, et que la maîtrise des langues asiatiques deviennent un bonus dans les institutions internationales.

Mais les point positifs s’arrêtent là, et vous constaterez qu’il n’y en a aucun qui soit lié au secteur lui-même : « Culture et industries créatives ». Car Mme Forbin a une approche très particulière de la notion d’intérêt général dans le domaine culturel. Elle est depuis 2001 et jusqu’en décembre dernier « directrice des affaires institutionnelles et européennes » (entendez lobbyiste) chez Vivendi-SFR. À ce titre, elle a largement contribué à « l’amendement Vivendi » lors du débat sur la Loi DADVSI (2006) qui visait à interdire les logiciels P2P, en « confondant l’outil et l’usage » comme disait Christian Paul. Plus encore, elle défend l’idée d’installer dans la box internet des usagers un logiciel de blocage de certains site/protocoles, ce qui en période de surveillance accrue de l’internet, telle que révélée par le lanceur d’alerte Edward Snowden ne manque pas de piquant. Il faut dire que Jean-Bernard Levy, patron de Vivendi à l’époque, soutenait largement M. Riguidel, qui a déposé le brevet sur le « Deep packet inspection », visant, au contraire de toutes les habitudes des télécommunications, à examiner le contenu et le protocole des paquets avant de les laisser passer.

Mme Forbin s’est également illustrée par le mépris par lequel elle traite les activistes qui s’efforcent de mettre l’accès à la culture en avant et de desserrer l’étau du contrôle des usages et de la contractualisation de toutes les activités sur internet (via des DRM ou autre EME).

Cet exemple nous montre clairement le problème : une direction de l’OMPI, donc chargée de définir l’intérêt général dans le domaine des industries culturelles, est confiée à une lobbyiste qui défend les intérêts particulier de son entreprise (et plus largement d’un certain secteur industriel). Mais Mme Forbin est par ailleurs fonctionnaire détachée, membre du Quai d’Orsay. La question du « pantouflage » et des aller-retour entre le service public et celui des grands groupes privés est devenu un classique de l’État néo-libéral, mais il n’en pose pas moins des problèmes éthiques graves.

Comme le soulignait Philippe Aigrain en 2006, « Nous devons réaliser et faire comprendre qu’il y a une différence fondamentale entre l’effort d’influer sur l’orientation des politiques et des textes émanant de ceux qui portent des visions particulières de l’intérêt général et la corruption de la préparation des décisions correspondantes par des intérêts privés et organisationnels. S’efforcer d’influencer les politiques en argumentant sur la recherche du bien commun est au centre de la vie démocratique. » Mais entre l’activité de la société civile pour poser des problèmes devant ce que les philosophes des Lumières appelaient le « tribunal de la raison » et l’activité des lobbyistes et autres « public relation » de toujours retourner un problème pour favoriser leur entreprise ou leur secteur d’activité, il y a une grande différence. Surtout quand ces lobbyistes disposent de réseaux et d’informations qui échappent au débat public et aux acteurs de la société civile (Mme Forbin avait visiblement accès aux informations classées de l’Hadopi qui étaient interdites aux représentants de la société civile, comme le montre Guillaume Champeau )

Changement significatif de l’intitulé du secteur

Au passage, la nomination de Mme Forbin coincide avec un changement d’intitulé du secteur au sein de l’organigramme de l’OMPI. De « culture et industries créatives », ce secteur devient « copyright et industries créatives ». Un changement très significatif : les besoins de la culture et de sa transmission demandent la mise en place de nombreuses exceptions au monopole de l’usage qui est au fondement du copyright/droit d’auteur. Ce sont par exemple les exceptions pour les bibliothèques, pour l’éducation, pour l’accès aux handicapés visuels, pour la copie privée... En dirigeant son secteur à l’OMPI, Mme Forbin va devoir superviser le travail du comité sur les « limitations et exceptions » qui vise justement à définir et défendre ces exceptions qui sont nécessaires pour fluidifier le fonctionnement et l’échange culturel. Mais de culture, il n’est plus question. On change la focale : il s’agit de voir comment étendre la logique du copyright. Et donc comment limiter les limitations et exceptions.

Le copyright/droit d’auteur est nécessaire pour la création, mais il doit être équilibré pour que la création serve également l’intérêt général. La culture se transmet, se partage, et cela ne peut se faire dans la logique d’application stricte d’un droit qui a été développé pour gérer des relations de type industriel (entre les créateurs et les médias ou les éditeurs, et entre ces industries, même s’il a surtout évolué afin d’organiser les rentes pour les industriels de ce secteur). Francis Gurry, président de l’OMPI, et qui pourtant vient de nommer Mme Forbin, le disait lui-même : « Copyright should be about promoting cultural dynamism, not preserving or promoting vested business interests. »

Or ce passage de la « culture » au « copyright » n’est pas isolé, et c’est encore plus inquiétant. Nicolas Georges, responsable du Livre et de la Lecture au Ministère français de la culture déclarait en avril dernier, lors de l’Epub Summit qui s’est tenu à Bordeaux : « Les exceptions au droit d’auteur sont actuellement en vigueur pour répondre aux besoins des publics [en bibliothèque ou empêchés de lire] or, le ministère n’aime pas ces exceptions, car il est aussi le ministère du droit d’auteur. »

Une coïncidence qui n’est certainement pas fortuite, un nouvel « élement de langage » appelé à se développer ? Le changement de dénomination, cache-t-il un travail en profondeur mené par des « spin doctors » et autres « public relation » à l’échelle mondiale ? En tout cas, il est dangereux de laisser proliférer de telles inflexions. Le rôle du droit d’auteur est d’aider au développement culturel, et pas l’inverse. La culture, et donc le partage, les « limitations et exceptions » en langage juridique et l’universalité du droit d’accès à la culture, notamment au travers des institutions spécialisées comme les bibliothèques doivent rester la priorité, et les instruments juridiques et économiques ne peuvent que servir ces objectifs d’intérêt général.

C’est là que nous retrouvons le problème de la nomination de Mme Forbin. Une lobbyiste est par nature inscrite dans une conception très disons, particulière, de l’intérêt général ; elle doit par profession et inclinaison, correspondre à l’intérêt de l’entreprise ou du secteur dont elle défend les positions. Et l’OMPI, jusqu’à nouvel ordre, est une instance du système de l’ONU, c’est-à-dire devrait se concentrer sur la définition collective et multilatérale de ce qui représente l’intérêt général.

En changeant de nom, en confiant ce secteur à une lobbyiste, le choix de l’OMPI montre clairement une inversion des normes, qui malheureusement est de plus en plus fréquente depuis le succès des théories néo-libérales. Ce sera donc la norme du commerce (et plus encore de la rente dans le cas du copyright qui s’étend très longtemps au delà de la vie des auteurs) qui va être mise en avant devant la promotion et le développement de la culture.

Larry Lessig, le fondateur des licences Creative commons, après avoir œuvré longtemps dans le secteur de la culture, a décidé en 2007 de placer son énergie dans un autre combat essentiel : celui contre la corruption, contre la mainmise des lobbyistes et des puissances d’argent sur la définition des politiques publiques. En faisant ce choix, il restait visionnaire. La corruption c’est bien d’autres choses que les dessous de table de la FIFA : c’est le trop faible nombre de personnes dévouées à la défense de l’intérêt général dans les institutions, l’absence d’écoute de la société civile, et le va-et-vient des lobbyistes néo-libéraux entre les intérêts d’entreprise et l’organisation du débat public, leur mainmise sur les institutions et des décisions politiques.