« Pour faire système, les alternatives doivent changer d’échelle »

Interview de Claire Brossaud, membre de Vecam, par Marine Caleb pour le journal Politis.

Claire Brossaud dresse un portrait nuancé des différentes mises en pratique du concept de commun. Des initiatives jamais à l’abri du marché et des logiques capitalistes.

À travers des événements comme « Le Temps des communs » en 2015 ou « Villes en biens communs » en 2013, la sociologue Claire Brossaud explore la notion au prisme des sciences sociales. Alternative au capitalisme et au dualisme privé-public, moyen de changer la société, les « communs » sont encore loin de faire système. Selon cette chercheuse, les différentes expérimentations doivent changer d’échelle et miser sur la collaboration, ce qui prendra du temps.

Les initiatives comme les paniers culturels et alimentaires, l’habitat participatif, les espaces de coworking ou les tiers lieux prolifèrent partout en France et dans le monde. Relèvent-ils du « retour des communs » analysé par Benjamin Coriat en 2015 [1] ?

Claire Brossaud : Oui, sous réserve que les communs soient réellement pratiqués dans ces projets. D’après Elinor Ostrom, l’économiste américaine qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2009 pour ses travaux de référence sur les communs, cette notion désigne une ressource dont la gestion est prise en charge et partagée par une communauté. Elle peut être matérielle, comme l’espace, l’habitat ou la terre, ou immatérielle, à l’instar des données, du code génétique ou de l’énergie.

L’habitat participatif ainsi que les espaces de travail partagés du type coworking, fab labs, « living labs » ou tiers lieux sont des exemples de communs. Si des individus interviennent dans la gouvernance d’une ressource, cela peut conduire à une transition menant aux communs.

En modifiant les modes de production et de consommation, certaines de ces initiatives aspirent effectivement à une réelle transformation écologique, sociale et économique de la société. Elles sont pensées comme des alternatives aux logiques néolibérales, qui s’approprient de manière exclusive des ressources naturelles ou intellectuelles et génèrent de fait des inégalités. Mais elles recouvrent des réalités très différentes.

Quelles seraient les caractéristiques d’un commun pérenne ?

Il y a quelques années, les communs étaient encore assimilés à des « biens » à protéger grâce à des droits juridiques. Ainsi sont nées, par exemple, les licences Creative Commons dans le domaine du numérique. Aujourd’hui, notamment grâce à des auteurs comme Christian Laval et Pierre Dardot [2], les communs sont moins regardés comme un « bien » et davantage comme un « agir commun ». Un commun, selon ces auteurs, résulte d’une construction sociale et politique, et il est le fruit d’une collaboration entre les hommes.

Il y a quelques siècles, le four à pain d’un village pouvait appartenir à la mairie ou au boulanger, ou n’appartenir à personne et continuer à être géré de manière communautaire et coopérative. La fonction centrale d’un commun est donc de construire de façon démocratique des règles d’usage afin de faire perdurer une ressource et sa gestion collective.

À travers les différentes initiatives de communs, il apparaît que ces biens n’existent pas d’emblée. Ils se construisent dans le temps.

Qu’a changé Internet ?

Internet a permis à tout à chacun de devenir potentiellement producteur d’informations et de développer des formes contributives de gestion des connaissances. Les logiciels libres ou Wikipédia, en ce sens, sont des communs. L’évolution engendrée par Internet a contribué à l’éclosion de nombreuses initiatives qui se sont émancipées de la propriété privée.

Rappelons toutefois que les communs existaient déjà au Moyen Âge. Des traces subsistent encore dans certaines zones rurales, comme les pâturages communaux, par exemple. Mais un premier mouvement « d’enclosures » a imposé la propriété privée, mettant fin à ces formes de gestion ­coopérative des terres par les ­paysans. L’arrivée d’Internet a entraîné un deuxième mouvement « d’enclosures », lié cette fois à la connaissance au sens large, à travers la mise en place de droits de propriété sur le vivant, par les brevets, et sur les informations, par les logiciels, notamment.

Les outils numériques jouent un rôle important dans le travail des communautés qui soutiennent les communs…

Oui, le numérique outille et accompagne beaucoup le développement des tiers lieux, par exemple. D’une manière générale, c’est le cas pour toutes les communautés qui promeuvent et mettent en œuvre la pratique du « faire soi-même ». Seulement, une forte communication virtuelle ne crée pas forcément une communauté robuste sur un territoire. Pour que le commun perdure et que la communauté tienne, les relations virtuelles doivent être accompagnées de relations humaines et physiques, car elles sont les moteurs de l’action. Et consolider une communauté locale prend du temps et nécessite des ressources.

De même, ces initiatives sont prometteuses à condition qu’elles s’accompagnent d’un minimum de réflexivité sur l’usage des outils et de la technologie. Le fonctionnement coopératif et communautaire doit s’accompagner d’une réflexion sur les low-tech ou sur la décroissance.

Les communs peuvent-ils sortir d’une logique marchande ?

Aujourd’hui, quelques rares expérimentations cherchent des voies alternatives au modèle exclusivement marchand. Certaines d’entre elles sont tentées par le troc, qui reste une ­économie mais n’implique pas d’échange monétaire. Certains se sont dirigés vers des systèmes d’échanges de services mesurés en temps. D’autres reposent sur un modèle ­économique marchand traditionnel ou sur des modèles hybrides.

Pour devenir un vrai système alternatif, les communs non-marchands devront être régulés et fédérés par des organisations, ce qui existe déjà dans l’économie numérique. Des systèmes hybrides marchands et non-marchands ne sont pas à exclure non plus, du moins à brève échéance.

Fonder les projets de communs uniquement sur des modèles non-marchands ne semble pas pérenne pour l’instant. Ne serait-ce que pour que les « commoners » puissent continuer de payer leur loyer ou acheter leur pain à la boulangerie ! Cela ne veut pas dire que le non-marchand ne va pas grandir et devenir plus efficient, mieux organisé et moins fragmentaire qu’il ne l’est aujourd’hui. Mais cela prendra sans doute des années.

Certains communs se réclament de l’économie collaborative, qui repose notamment sur des conceptions, des productions et des consommations « horizontales ». Est-ce une alternative au système économique dominant ou un renouveau du capitalisme ?

L’économie collaborative peut donner le meilleur comme le pire. Elle dérive lorsque la valeur d’usage des biens et des services fournis par les individus est exploitée à des fins strictement mercantiles, sans que ces derniers puissent intervenir sur le cadre de leur production et la répartition de leur valeur.

Cette économie dérive également lorsqu’elle promeut une société dans laquelle chacun serait « auto-entrepreneur de lui-même », sans aucune forme de régulation sociale et juridique. En témoignent certaines pratiques de plateformes comme Uber ou Airbnb, qui sont décrites par de nombreux auteurs comme une des formes les plus abouties du capitalisme. Si elle ne s’organise pas collectivement, l’économie collaborative est vouée à rencontrer les mêmes écueils que l’économie capitaliste traditionnelle.

L’horizontalité à elle seule ne suffit donc pas ?

Deux types d’économie structurent aujourd’hui des communs : le « pair à pair » et le mouvement coopératif issu de l’économie sociale et solidaire (ESS). Le « pair à pair » est intéressant parce qu’il permet beaucoup de fluidité dans les échanges en réseau. Il promeut par ailleurs une sorte d’individualité universelle qui nous relie à un environnement beaucoup plus vaste. Le risque de ce système est de faire croire à ­l’horizontalité des échanges, alors qu’il n’annihile pas toute forme de division du travail et de contraintes sociales. Il suffit de constater les situations de burn-out vécues par de nombreux auto-entrepreneurs, notamment au sein des espaces de coworking ou dans les tiers lieux, pour s’en persuader.

L’ESS s’est approprié l’idée de gouvernance partagée, de décision démocratique et d’autogestion des communs, car cela résonne fortement avec le modèle coopératif et associationniste qu’elle a contribué à développer au XIXe siècle. La dérive menaçant cette économie serait d’instaurer trop de régulations collectives là où les individus aspirent aujourd’hui à avoir beaucoup d’autonomie.

Ces dérives peuvent-elles être évitées grâce aux communs ?

Les communs constituent une alternative intéressante, car ils mettent en avant des formes de régulation sociale et économique qui protègent les individus tout en valorisant leurs contributions.

Au niveau de la gouvernance, il existe aujourd’hui de nombreux outils d’autogestion ou d’autogouvernance qui garantissent la robustesse et l’efficacité des communs : des chartes, des statuts coopératifs, des règles de fonctionnement interne permettant de prendre des décisions collectives ou de gérer des conflits. Sur le Web, par exemple, les communautés comme le mouvement de cartographie libre OpenStreetMap, le réseau de logiciels libres Framasoft ou encore Wiki­pédia ont leurs propres formes de régulation et de résolution de conflits.

En faisant système, les communs permettraient-ils d’aller au-delà du dualisme État-marché ? L’idée de sortir du marché est-elle utopique ?

Oui, mais c’est une utopie concrète. Même si les communs constituent un sujet de recherches, ils font surtout l’objet d’expérimentations et d’actions relativement peu reliées entre elles. En revanche, je ne saurais dire si cela constituera un système demain. Les communs sont certes une alternative entre privé et public, mais, pour faire système, les alternatives devront changer d’échelle.

Les communs font partie d’un ensemble de mouvements alternatifs très variés, mais qui s’agrègent et se fédèrent très peu. Néanmoins, depuis environ trois ans, se sont développés des réseaux locaux de communs, notamment à Brest, à Lille ou à Lyon, et des actions de structuration nationale ou internationale, telle l’Assemblée européenne des communs.

Les communs sont-ils une alternative envisageable pour changer nos manières de faire, de penser, de consommer, et donc pour changer la société ?

C’est l’éternelle question de l’œuf et de la poule. Sont-ce les communs qui font évoluer la société ou les transformations de la société qui amènent les communs ? C’est sûrement simultané. Les communs font évoluer le monde parce qu’ils le rendent plus écologique et solidaire, davantage organisé par la collaboration et moins par la compétition. Intervenant en réaction aux excès des modèles antérieurs, les communs permettent aussi de (re)créer du lien social là où l’individualisme régnait en maître ces dernières décennies. Je pense aux jardins partagés, aux monnaies complémentaires ou aux recycleries collectives, par exemple.

Le mode de production en commun est-il porteur de risques ?

Il existe en effet un danger de repli identitaire, qui ne demande malheureusement aujourd’hui qu’à s’intensifier. Par ailleurs, poussé à l’extrême, le culte du « tout faire soi-même », dans certains tiers lieux, peut faire perdre le recul éthique et réflexif nécessaire à toute production technologique.

Enfin, comme tout projet, un commun court le risque de perdre sa valeur de commun avec le temps. De bonnes intentions ne protègent hélas pas d’un glissement vers des modes de fonctionnement classiques. C’est pourquoi il est important de veiller à leur maintien dans la durée grâce à une organisation adéquate.

Claire Brossaud est chercheuse en sciences sociales à l’université de Lyon, membre de l’association Vecam (Veille européenne et citoyenne sur les autoroutes de l’information et le multimédia).

[1] Le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Benjamin Coriat, Les liens qui libèrent, 2015.

[2] Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Pierre Dardot, Christian Laval, La Découverte, 2014.
Marine Caleb
par Marine Caleb
publié le 20 décembre 2017

Cet article a été repris et publié initialement sur le site Politis
https://www.politis.fr/articles/2017/12/pour-faire-systeme-les-alternatives-doivent-changer-dechelle-38112/