Ministère de l’éducation nationale et Microsoft : un traité plus qu’un contrat

Nous reproduisons ici le billet de Sophie Pène, qui réagit après l’annonce de la signature d’un partenariat entre le Ministère de l’éducation nationale et Microsoft le 30 novembre 2015. Elle y balaie les nombreuses interrogations soulevées par cet accord.

Sophie Pène est responsable d’un master Ed Tech (Education et technologie), au Centre de Recherches Interdisciplinaires de l’université Paris Descartes. Elle est par ailleurs membre du Conseil National du Numériqe où elle a coordonné le rapport Jules Ferry 3.0, bâtir une école créative et juste dans un monde numérique et membre de Vecam.

L’accord que le Ministère de l’Education nationale vient de passer avec Microsoft ressemble plus à un traité diplomatique qu’à un partenariat entre l’Etat et un industriel. Dans le préambule Microsoft est présenté comme un « acteur de la transformation numérique de l’Etat », pas moins. Fournir des logiciels, organiser un environnement numérique de stockage et de gestion des données, c’est donc bien, on s’en doutait, dépasser la mise à disposition d’outils, c’est conformer une organisation du travail, organiser un cadre commun de pensée et donner forme aux missions professionnelles et même orienter la vision politique qui fait le sens de l’activité.

“Acteur de la transformation numérique de l’Etat”

Que Microsoft soit désigné comme acteur de la « transformation numérique de l’Etat », cela fait se demander ce que l’Etat même entend par sa transformation numérique. Cela pourrait signifier que l’informatique de gestion et la bureautique sont les problèmes essentiels de l’Etat. Cela pourrait aussi être l’aveu que la transformation numérique n’a pas de dimension politique. Peut-être l’Etat n’envisage-t-il pas de nouveau design de l’action publique, pas plus que de nouveaux rapports avec les citoyens. La transformation numérique serait une mise en œuvre industrielle, sans rapport avec la démocratie dans une société transformée par le numérique.

Une prospective politique implicitement confiée à l’industriel

Précisément cet accord ne dit rien de la vision politique et des objectifs de transformation du Ministère de l’Education nationale, rien de l’analyse politique de la disruption de l’éducation qui est amorcée par les grands acteurs de l’économie numérique. A part l’évocation du « plan numérique » qualifié d’unique en Europe, associé au sésame de « l’égalité des chances », le métier de l’éducation, sa situation stratégique ne sont pas posés dans le préambule par rapport au rôle que prend Microsoft dans ce qui est une prospective politique implicite.

Ce que nous attendons, citoyens, du préambule politique d’un accord de partenariat, c’est que soit affirmé l’objectif politique, technique, cognitif et social que porte la transformation numérique de l’éducation. Et que soit justifié la participation nodale d’un acteur industriel. Ce que nous attendons, c’est que la qualité particulière de Microsoft soit exposée, dans le contexte complexe d’une évolution interne de l’institution éducative, avec la transformation rapide des industries des contenus et des données, sous le double mouvement des services mobiles et des analyses algorithmiques, et bien sûr de la transformation des usages et des attentes des citoyens.

Quels indices stratégiques nous donne cet accord pour prouver que l’offre de Microsoft répond à des besoins d’intérêt général et aide le Ministère à assurer ses responsabilités régaliennes face aux citoyens ?

Faute de préambule politique, le texte démarre dans le vif d’une mission dont on a l’impression qu’elle est circonscrite par Microsoft plus que par le ministère.

Qui sont les “ acteurs de l’e-éducation” aux côtés desquels “s’engage” Microsoft ?

Microsoft « s’engage plus avant aux côtés des acteurs de l’e-éducation », cette désignation laissant entendre que ces derniers sont une tribu dans l’éducation, tribu minoritaire, qui a besoin d’aide. Mais qui sont ces acteurs ? La poignée de DANE (Délégués académiques au numérique éducatif), la quarantaine de membres de la DNE (Direction du numérique éducatif) orientés “pédagogie”, les profs engagés, les formateurs des ESPE, les enseignants du B2I, … ? Faut-il compter parmi eux Canopé, les associations d’éducation populaire comme La Ligue de l’Enseignement ou une entreprise sociale comme Simplon, les syndicats enseignants, les associations de parents, un centre de recherche comme INRIA, toutes parties prenantes qui œuvrent pour soutenir la transition numérique de l’éducation par le biais de programmes publics sur appels à projet, les responsables régionaux et départementaux qui s’occupent des politiques éducatives ? Sont-ils consultés et solidaires de ce genre de décision ? L’impact sur eux est-il mesuré ? Et Les startups françaises qui essaient vainement de développer un marché national ? Les associations qui ont pris au pied de la lettre les recommandations de donner la priorité aux logiciels libres dans l’éducation ? Non décidément, ces parties prenantes ne semblent pas faire partie des acteurs de l’e-éducation, quand il s’agit de configurer un écosystème éducatif. Il semble bien que les acteurs de l’éducation sont strictement les fonctionnaires de l’Education nationale, une portion de ces fonctionnaires. Une vision auto centrée de la communauté éducative réduite à son administration.

Accompagner le changement, oui mais en contournant les marchés publics

Microsoft n’est pas présenté dans ce document comme un industriel, mais comme un conseiller dans « l’accompagnement du changement ». Si les ministères se font lourdement accompagner par des consultants, il est rare qu’ils donnent à leurs prestataires cette dimension publique et politique, laissant entendre ainsi que la « coopération forte » qui est annoncée va bien au-delà d’une prestation de service. Effectivement Microsoft n’est pas dans le cas précis un prestataire. Cette offre n’est en rien le résultat d’une consultation par un marché public ou d’une réponse à appel d’offres. Au moment même où plusieurs appels à projets sont ouverts dans le cadre de ce même Plan numérique à l’école, Microsoft ne soumet pas sa candidature, il accepte de s’engager, il offre sa coopération. Le beau geste.

Ainsi il est, semble-t-il, autonome dans la définition de cette coopération. Et il voit grand. Le caractère très structurant de cette coopération interpelle par son ampleur et son exhaustivité. Elle touche à tous les métiers de l’éducation nationale et à tous les niveaux de décision, l’infrastructure informatique, les équipements, les usages, l’administration informatique, la gestion, la scolarité. C’est une conduite du changement tous azimuts, un système clé en mains qui est gracieusement proposé.

Ce que risque de comprendre les acteurs de l’e-éducation que sont bon gré mal gré a minima tous les enseignants et administratifs actuels, c’est qu’ils ne vont pas assez vite, qu’ils ne vont pas assez loin et que Microsoft va les aider à s’organiser de façon cohérente, mais surtout va donner à leur profession un nouveau tour. En quelque sorte Microsoft viendrait dépanner un monde enseignant plutôt décevant pour sa tutelle, et qui, malgré le Plan numérique, ne donne toujours pas de signe rassurant de sa « transformation numérique ». Microsoft propose une offre substitutive qui ressemble à un programme d’Etat : une approche holistique qui prend en charge toute l’organisation scolaire, ainsi que le déploiement de plateformes et la gestion des équipements mobiles sur toute la chaîne métier : des décideurs au porteurs de projets, des informaticiens aux proviseurs, des adjoints-gestionnaires aux enseignants. Seuls parents et enfants ne sont pas concernés, décidément pas acteurs de l’e-éducation.

Microsoft manager, aménageur, formateur, concepteur, producteur

Management des décideurs, construction de parcours pédagogiques, plateforme de serious games, ecosystème cloud, learning analytics, adaptive learning, formation au code, aide aux éditeurs de manuels scolaires, aux constructeurs de terminaux, rien n’échappe à la trame de l’accord qui concerne tant les problèmes fonctionnels actuels que la prospective de la recherche en éducation. Par cette généreuse assistance, Microsoft construit un terrain d’expérimentation potentielle (l’efficacité dépendra du volume d’usagers conquis) particulièrement bien ajusté, au cas où l’industriel souhaiterait avancer dans le développement des savoir-faire d’adaptive learning, le véritable horizon encore théorique des évolutions pédagogiques. L’adaptive learning (qui ajuste l’offre d’exercice en fonction des réussites progressives, analysées par le biais des données décrivant les événements , c’est-à-dire les actions d’une usager sur des contenus) apportera des solutions pour une individualisation objective. Il fournit également un potentiel modèle économique de services pour créer de la valeur à des contenus qui tendent à être offerts gratuitement à l’usager et dont il faudra rémunérer la conception.

Une décision top down qui va à l’encontre des initiatives décentralisées

Bien que cet accord s’affirme comme n’ayant aucun caractère d’exclusivité, on ne peut que se demander pourquoi le gouvernement donne ainsi un avantage stratégique à Microsoft. Assurer que ne seront concernés que les volontaires est un peu étonnant. Quid des initiatives qu’on croyait rendues aux équipes pédagogiques, aux consortiums locaux, aux projets concernant l’expérience d’apprentissage et la qualité de la vie scolaire ? Quid aussi des initiatives des régions qui risquent bien de se retrouver désorientées par des formes de pré-commandes Microsoft venues de n’importe quel point de la chaîne, de la salle de classe au serveur, pour déterminer en cascade tout l’ensemble ?

Flou sur les flux de données

Enfin on ne peut que s’alarmer du premier des axes, qui parle de « l’engagement de Microsoft dans une démarche visant à l’adhésion à une charte de confiance en cours de rédaction sous l’égide de l’Etat permettant d’assurer la protection de le vie privée et des données personnelles des élèves et des enseignants ». Cet élément devrait être une condition préliminaire. Le grand vague de cet « engagement dans une démarche » donne l’impression qu’il n’y a pas de cadre politique prévoyant la maîtrise, la circulation, le partage et l’analyse des données d’usage des contenus, des métadonnées, des événements d’apprentissage.

La privacy est une question déjà centrale, quand on connaît les possibilités de brasser les données de l’éducation avec des données de consommation, de mobilité, de santé. Et il est bien que l’accord annonce que sera prévue “la protection de la vie privée et des données personnelles des élèves et de leurs familles”. Mais cela ne suffira pas, les points à considérer dépassent les CGU classiques. Toute la question de la valeur des données de l’apprentissage et de l’immense réseau social polymorphe ainsi capté est à prendre en compte. Les enfants travaillent à l’école et en famille. Par le biais des ENT, ce sont les exercices, la correspondance avec les familles, l’assiduité, les notes qui sont enregistrées. Les parents devront-ils donner leur accord au traitement des données d’apprentissage de leurs enfants dans un cloud privé ? Qui d’autre que Microsoft y aura accès ? Qui est tenu pour propriétaire de ces données ? S’il en ressort des services, des exploitations de recherche, comment le Ministère gèrera-t-il ses intérêts ? La portabilité des données, le droit à l’oubli, sont-ils garantis ? Comment sont gérées les authentifications ? Le système France Connect sera - t-il appliqué ? On aimerait que de tels accords industriels  - le Ministère a dans les mêmes jours signé un accord avec Cisco et un autre avec Qwant - soient inscrits dans un cadre unique de référence. En somme on accélère, et ce que l’on ne peut pas faire en interne, on le délègue. Tant mieux. Mais dans quel cadre stratégique, à la demande de qui ? On peut redouter la fuite en avant et le solutionisme technique affolé, à défaut de véritable stratégie d’intérêt général, reposant sur une analyse interne et externe, présente et prospective.

Diplomatie et économie

Il s’agit aussi d’enjeux diplomatiques et industriels européens, qui semblent être encore dans un impensé.

L’Ed Tech français et européen, faute d’assise sur un marché national et de volumétrie conséquente, peine à se développer. Ce développement est dépendant d’une massification des usages et d’un écosystème accessible et vivant. Ainsi chercheurs, enseignants et ingénieurs ayant accès aux données de l’enseignement pourraient avancer ensemble sur un mode contributif et nous pourrions avoir une industrie française de l’adaptive learning. De nombreux projets de recherche et de très prometteurs consortiums français et européens se développent actuellement mais n’ont pas d’écosystème de données accessible et organisé.

C’est politiquement étrange d’installer Microsoft dans la place sans expliciter le cadre prévu pour la maîtrise des authentifications, l’usage scientifique des données, la participation des acteurs éducatifs aux choix et aux décisions. Le comité de suivi annoncé quand on en lit la rapide description semble être tout un pilotage et un suivi de projet et pas un suivi politique, scientifique ou éthique, rassemblant une pluralité d’acteurs, y compris externe au processus.

N’est-il pas paradoxal que l’Etat porte la French Tech , mais dans les faits privilégie Microsoft ? Si les startups françaises ne se développent pas nationalement en osmose avec la culture, les attentes et les pratiques éducatives, c’est notre visibilité et notre rayonnement national, francophone et mondial qui s’en ressentiront. Si les entreprises de services informatiques engagés dans l’éducation ne sont pas sollicités en respectant les règles de la concurrence, quel espoir avons-nous de développer des produits créatifs et à l’état de l’art ?

Transparence démocratique et Etat plateforme

La députée européenne Julia Reda publie en open data toute l’information sur ses contacts professionnels en particulier avec les lobbyistes qu’elle reçoit. Pourquoi les partenariats et participations industrielles ne sont pas tous expliqués sur les sites de l’Etat en toute transparence, ainsi que les étapes et les motifs de ces rencontres ?

Nous avons moins besoin d’un Etat contracteur de partenariat que d’un Etat plateforme qui référence des API, facilite les initiatives des citoyens et des « acteurs de l’éducation » tout en donnant le cadre régalien de protection des citoyens, de développement de notre recherche et de notre économie, et en agissant en fonction des intérêts nationaux et européens.

Les acteurs de l’e-éducation attendent une harmonie entre politique industrielle et prospective pour l’apprentissage

Au cours de diverses activités, au service du Conseil national du numérique dont je suis membre jusqu’au 15 janvier 2016, ou encore au Centre de Recherches Interdisciplinaires de l’université Paris Descartes où je suis responsable d’un master Ed Tech (Education et technologie), j’ai rencontré de nombreux créateurs, concepteurs, chercheurs, entrepreneurs de l’éducation, tant startupeurs qu’innovateurs sociaux et professeurs. Tous s’impliquent dans des projets d’éducation et attendent de la part du Ministère de l’Education nationale plus d’ouverture à de nouveaux acteurs mais aussi plus de clarté et d’engagement politique dans la vision des compétences futures et de l’adaptation profonde de l’école, en particulier sur le potentiel de renouvellement d’un bon usage des données.

Ce partenariat opaque dans sa négociation et ses motifs décourage les parties prenantes et déconsidère, sans doute injustement, les négociateurs.

Cet article a été repris et publié initialement sur le site Ministère de l’éducation nationale et Microsoft : un traité plus qu’un contrat
https://medium.com/@sophiepene/l-accord-de-partenariat-entre-le-minist%C3%A8re-de-l-%C3%A9ducation-nationale-et-microsoft-un-contrat-37c430af3a63#.35pxg2cgl