Les droits de propriété ne sont pas le bon outil pour rendre à l’internaute la maîtrise de ses données personnelles

Dans une tribune au « Monde », un collectif de signataires, parmi lesquelles la députée (LRM) Paula Forteza, explique que ne regarder les données qu’au simple prisme économique, c’est oublier qu’elles sont d’abord le fruit de nos interactions avec des services, avec des objets connectés et de nos sociabilités liées à nos échanges sur les médias sociaux.

Sur la base du constat largement partagé de l’importance des données personnelles dans une économie numérique en pleine transformation, l’idée, ancienne, d’un droit de propriété accordé aux individus a fait récemment l’objet d’un regain d’attention médiatique. Cette proposition qui affiche pour ambition de donner à l’internaute un pouvoir de négociation face aux géants du numérique ne résout en réalité aucun des problèmes posés. Au moment où se débat à l’Assemblée nationale le projet de loi sur la protection des données personnelles, ne tombons pas dans le piège des fausses bonnes idées.

Aujourd’hui, ces données ne sont la propriété de personne, ce qui autorise leur collecte et leur traitement sous réserve du respect du droit des individus. Dans l’hypothèse de l’instauration de droits de propriété, la question de savoir qui serait titulaire de droits est loin d’être simple. Qui serait propriétaire de mes likes sur le mur de mes amis sur Facebook, eux ou moi ? Qui serait propriétaire des données de mon tensiomètre connecté prescrit par mon médecin ? Ce dernier, le fabricant du tensiomètre, moi en tant que patient, la CNAM ou encore la recherche médicale publique ? Du point de vue de l’analyse économique, quel que soit le titulaire initial de ce droit, dans la mesure où des transactions seraient possibles, le marché permettrait de les attribuer in fine aux agents économiques les mieux à mêmes d’en tirer profit. Dans le cas des données personnelles, le droit de propriété bénéficierait alors aux organisations qui sont à même de recueillir, traiter et analyser les données et qui leur donnent une valeur plus qu’aux internautes soit, finalement, l’effet inverse de celui recherché d’un rééquilibrage des pouvoirs.

Les modèles économiques de l’exploitation de données profitent aujourd’hui en effet plus aux collecteurs qu’aux individus. Mais les partisans du tout propriétaire confondent valeur d’usage et valeur monétaire. Les données personnelles d’un individu ont une valeur d’usage pour lui – son graphe social lui parle de ses sociabilités, ses tickets de caisse de son mode de consommation – et pour l’entreprise – elle améliore sa relation client -, mais leur valeur monétaire ne se révèle à cette dernière qu’une fois agrégées à celles de milliers d’autres utilisateurs. Toutes les startups qui se sont essayé à construire des services sur une commercialisation individuelle des données ont échoué : le revenu annuel généré par utilisateur est trop faible.

Mais l’essentiel est ailleurs. Ne regarder les données qu’au simple prisme économique, c’est oublier qu’elles ne sont pas un bien assimilable à une ressource matérielle ou immatérielle mais qu’elles sont d’abord le fruit de nos interactions avec des services, avec des objets connectés et de nos sociabilités liées à nos échanges sur les médias sociaux, à nos communications interpersonnelles. En cela les données parlent de nous, mais aussi de nos proches, du monde qui nous entoure. Elles sont tout à la fois intimes et sociales.

Pour aborder conjointement maîtrise de ces données particulières et innovations numériques en mettant à distance la question de la propriété il faut penser en termes de droits de l’individu à son autodétermination, impliquant qu’il puisse décider des usages qu’il accepte de laisser à une pluralité d’acteurs Le tout conduit à des « faisceaux de droits » souples et variés. Plus que la propriété de leurs données, ce que réclament les internautes c’est en effet un usage moins opaque et une maîtrise de ces données dans un cadre respectueux de leur vie privée et non discriminant. Les risques et dommages d’une perte de contrôle sur ses données personnelles sont à la fois réels et connus. Pour autant, ces dommages et leur possible réparation ne se situent pas sur le plan d’un bien, mais de la personne.

Pour protéger la vie privée, les logiques de responsabilités existent déjà dans les différents systèmes juridiques, sans qu’il soit pour autant pertinent de proclamer une propriété des individus sur eux-mêmes. Le Règlement européen sur les données personnelles (RGPD) qui entrera en vigueur en mai prochain constitue un premier outil essentiel pour donner à la France et à l’Europe un modèle de société numérique à la fois plus éthique et plus compétitive par rapport au reste du monde. Il accentue en effet la logique de responsabilisation des organisations, renforce les droits des individus et en crée de nouveaux, notamment le droit à la portabilité des données. Celui-ci réintroduit de la concurrence puisque l’utilisateur peut désormais migrer vers un service moins « prédateur » de ses données. Conscientes des enjeux pour l’avenir de leurs modèles économiques, les entreprises sont donc incitées à intégrer le respect des données personnelles de leurs utilisateurs dans leurs stratégies et à le faire apparaître comme une caractéristique concurrentielle discriminante.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir les chantres d’une idée qui se proclame libérale afficher un tel manque de confiance dans des solutions qui pourront être négociées entre l’ensemble des acteurs, sans un quelconque recours à l’instauration de droits de propriété.

Joëlle Farchy, Professeure à Paris 1 ; Paula Forteza, députée (LRM), rapporteure pour la commission des Lois sur le projet de loi sur la protection des données personnelles ; Valérie Peugeot, chercheuse et présidente de Vecam ; Judith Rochfeld, Professeure à Paris 1.

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Post scriptum :

Cette tribune prend le contre pied d’une série de publications défendant le principe de la patrimonialisation comme réponse à la problématique de la protection des données personnelles, dont le rapport du collectif "Génération libre".

D’autres se sont exprimés contre cette "propriétarisation" des données personnelles avec des approches différentes ou complémentaires de celle de cette tribune, notamment Laura Aufrère et Lionel Maurel qui en appellent à une "protection sociale des données personnelles" dans un rapport détaillé que nous vous invitons à lire.

Cet article a été repris et publié initialement sur le site du journal Le monde sous le titre "Les internautes réclament un usage moins opaque et une maîtrise de leurs données personnelles"
http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/02/07/les-internautes-reclament-un-usage-moins-opaque-et-une-maitrise-de-leurs-donnees-personnelles_5253178_3232.html?xtmc=farchy_peugeot_paula&xtcr=1