Quel sera l’impact d’un réseau sur les formes culturelles d’un réseau informatique mondial permettant l’expression ouverte et la circulation de tous types de documents? La construction des sociétés de l’information inclusives relance le débat sur la diversité culturelle en renouvelant la perception commune et l’évolution de ce terme aux contours mal définis. Attachons-nous au sens des deux termes diversité et culture.

La diversité est souvent perçue comme une disparité, une variation, une pluralité, c’est-à-dire, le contraire de l’uniformité et de l’homogénéité. Dans son sens premier et littéral, la diversité culturelle référerait donc tout simplement à la multiplicité des cultures ou des identités culturelles. Mais cette vision est aujourd’hui dépassée, puisque pour de nombreux experts, la « diversité » ne se définit pas tant par opposition à « homogénéité » que par opposition à « disparité ». Elle est synonyme de dialogue et de valeurs partagées. En effet, le concept de diversité culturelle, à l’instar de celui de biodiversité, va plus loin en ce qu’il envisage la multiplicité des cultures dans une perspective systémique où chaque culture se développe et évolue au contact des autres cultures.

Pour ce qui est de la culture, elle puise ses origines du mot latin cultura qui désignait le soin apporté aux champs et aux bétails. À partir du XVIe siècle, elle signifiera l’action de cultiver, c’est-à-dire former, acception dont découle le sens qu’on lui donne aujourd’hui, à savoir ce qui forme et façonne l’esprit. La culture devient donc cet ensemble de significations, de valeurs et de croyances qui détermine notre façon de faire et structure nos modes de pensée [1].

Un enjeu économique et culturel

Le terme « diversité culturelle » a d’abord été utilisé en référence à la diversité au sein d’un système culturel donné, pour désigner la multiplicité des sous-cultures et des sous-populations, de dimensions variables, partageant un ensemble de valeurs et d’idées fondamentales. Ensuite, il a été utilisé, dans un contexte de métissage social, pour décrire la cohabitation de différents systèmes culturels, ou du moins l’existence d’autres groupes sociaux importants au sein de mêmes frontières géopolitiques. Dans les pays du Tiers-monde, la diversité des identités culturelles va rapidement devenir, à l’époque de la décolonisation, un argument politique en faveur de la libération et de l’indépendance des pays colonisés. Elle va ensuite, à partir des années 1960, impulser une nouvelle vision du développement, le développement endogène. Il sera d’ailleurs suivi de la mise en exergue d’un nouveau lien, celui entre culture et démocratie, lequel conduira à donner priorité « à la promotion des expressions culturelles des minorités dans le cadre du pluralisme culturel  ».

Aujourd’hui, le terme « diversité culturelle » tend à remplacer la notion d’« exception culturelle » qui a été utilisée dans les négociations commerciales mondiales depuis le cycle de l’Uruguay au sein du GATT, puis de l’OMC. Dans cette approche, la diversité culturelle vise à garantir le traitement particulier des biens et des services culturels par le biais de mesures nationales ou internationales. L’UNESCO rédige actuellement (signature prévue en novembre 2005) une « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des contenus culturels  ». [2]

Le projet reconnaît la spécificité des biens et services culturels et la légitimité des politiques culturelles. Cependant, son article 20, qui traite des relations entre cette convention et les autres instruments internationaux, notamment l’OMC, a fait l’objet des débats les plus vifs avec les États-Unis. Dans l’état actuel, la convention oblige les parties signataires à prendre en considération les exigences de la diversité culturelle lorsqu’elles interprètent et appliquent leurs obligations internationales ou lorsqu’elles souscrivent de nouveaux engagements, même si la convention ne peut être opposée aux autres traités. Une formule diplomatique arrachée après de longues négociations.

La protection de la diversité culturelle d’un point de vue politique et économique devient en effet pressante avec la mondialisation, qui se caractérise par la libéralisation à grande échelle des échanges économiques et commerciaux, et ce qu’on a appelé la marchandisation de la culture. On notera par exemple qu’au cours des deux dernières décennies, le commerce des biens culturels a quadruplé et les nouvelles règles internationales (OMC, OCDE) en matière de commerce suppriment de plus en plus, au nom de la liberté du marché et du libre-échange, les interventions de soutien ou de protection des États en faveur des biens et services nationaux. La déclaration indépendante de la société civile au SMSI souligne l’urgence de la situation en ces termes : « l’information et le savoir sont de plus en plus transformés en ressources privées susceptibles d’être contrôlées, vendues et achetées, comme si elles étaient de simples marchandises et non des composantes indispensables à l’organisation et au développement social. Ainsi, nous reconnaissons qu’il est urgent de trouver des solutions à ces problèmes, auxquels les sociétés de l’information et de la communication sont confrontées au premier chef ».

Avec l’avènement des Technologies de l’Information et de la Communication, les grandes firmes commerciales ont profité des bouleversements induits pour faire adopter de dangereuses révisions sur les textes législatifs, dans le sens d’une propriété commerciale de la culture. Cette offensive d’une culture « marchandisée » tend à déplacer les lieux de débats et de décision des organismes multilatéraux de l’ONU vers les entités comme l’OMC et les accords et traités de libre-échange régionaux ou bilatéraux... L’enjeu des débats internationaux sur la culture consiste donc à garantir la survie de la diversité culturelle malgré les dangers liés à la société de l’information. En tout cas, pour les représentants des peuples autochtones, l’évolution des sociétés de l’information et de la communication doit reposer sur le respect et la promotion des droits des populations indigènes et de leur caractère distinctif, même si l’idée de promotion reste difficilement acceptable pour les partisans du libre-échange.

Pour les tenants de la promotion de la diversité culturelle, au rang desquels on trouve le Canada, la France, le Groupe des 77 (le regroupement des pays en développement), il s’agit surtout d’obtenir des États-Unis la garantie, sanctionnée en droit, que la Convention ne soit pas subordonnée aux instruments commerciaux internationaux. En effet, pour les États-Unis et autres partisans du libre-échange, cette convention est une mauvaise idée [3], et les mesures évoquées ci-dessus relèvent purement et simplement d’une vision interventionniste de l’État, qui n’est pas de nature à favoriser le marché. Les subventions aux entreprises culturelles, l’imposition de quotas de diffusion, les restrictions à la propriété étrangère des médias seraient, selon eux, autant de freins au développement naturel du marché. En outre, même si cela n’a rien d’officiel, la convention sur la diversité culturelle apparaît pour nombre de nord-américains comme une tentative d’affaiblir la suprématie de leurs industries audiovisuelles à travers le monde.

Vision éthique de la diversité culturelle

Se situant sur un plan éthique, la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle adoptée le 2 novembre 2001[4], reconnaît la diversité culturelle comme « patrimoine commun de l’humanité ». Ainsi la lutte pour la sauvegarde des cultures menacées devient un devoir citoyen. La communauté scientifique a pris conscience du risque d’uniformisation de la culture dans une société globalisée, même si celle-ci permet théoriquement la manifestation de la diversité culturelle. En effet, les technologies de l’information et de la communication, loin d’être uniquement des outils, modèlent nos manières de penser et de créer. La culture devient de ce fait habitée par la technologie, dialoguant avec elle, la contenant parfois et se laissant souvent élaborer par elle. Cette situation crée une inégalité et une dépendance de la culture envers la technologie, et empêche la manifestation de la diversité culturelle si nécessaire à la société des savoirs [5]. De nombreux observateurs affirment d’ailleurs que la technologie a laissé dans l’ombre toute une partie de la population, celle qui continue à vivre suivant les principes de la nature, celle qui ne croit pas à l’État, mais au pouvoir des ancêtres, celle qui ne croit pas à la science mais au savoir traditionnel. La diversité culturelle s’inscrit donc dans une logique qui considère qu’il existe d’autres manières de penser, d’exister, de travailler, que la manière anthropo-centrée et ratio-centrée moderne. En effet, si la science et la technologie sont facilement transmissibles, toutes les cultures sont-elles prêtes pour autant à accepter le formalisme mathématique qui est à la base de la construction des technologies et de leurs usages?

Dans le contexte du débat sur l’édification de la « société de l’information », cette adaptation passe bien entendu par la diversification des contenus, c’est-à-dire, la cohabitation des contenus dits classiques et ceux issus de cultures minoritaires, des savoirs locaux et autochtones [6]. Mais comment intégrer les cultures et savoirs autochtones sans les généraliser, ni les particulariser [7]? Comment les valider à l’aide des critères exogènes?

La déclaration de principe du SMSI, adoptée à Genève en décembre 2003, insiste sur le fait que « les applications devraient être conviviales, accessibles à tous, abordables, adaptées aux besoins locaux en termes de cultures et de langues, et faciliter le développement durable ». C’est pour cela qu’il convient de penser le cyberespace autrement, de façon à permettre à tous et à chacun, d’accéder à l’Internet dans sa propre langue, de penser à des usages différents, adaptés à toutes les populations notamment celles qui fonctionnent sur le modèle communautaire. Cette prise en compte donnerait naissance à la production des appareils et des structures adaptés, un déploiement qui ne peut se faire sans le développement des industries culturelles locales et la mise en place de modèles spécifiques aux différents contextes socio-économiques. Mais cette expression des cultures s’inscrit dans un rapport de force qu’il convient de moduler. Pour le Réseau International pour la Diversité Culturelle [8], il s’agit avant tout d’inscrire dans la Convention, « des mesures efficaces qui permettraient aux pays en développement de se doter d’outils efficaces de production et de diffusion ».

Vers une nouvelle approche de la diversité culturelle

Si la diversité culturelle est généralement comprise en se fondant essentiellement sur des distinctions binaires : culture moderne/ culture locale, la réalité de la diversité culturelle n’est pas binaire, mais découle du respect et de l’acceptation des différences, du dialogue et de la recherche des valeurs communes pour sortir du monologisme qui caractérise la société de l’information. La Déclaration indépendante de la société civile au SMSI de Genève en 2003 mentionne d’ailleurs que chaque culture possède une dignité et une valeur qui doivent être respectées et préservées [9].

Dans ce nouveau contexte, la diversité devient une manière d’aborder la mise en forme de notre vivre ensemble, dont le fondement est l’acceptation d’une vision plurielle du monde [10]. L’on voit donc que la diversité culturelle est perçue ici comme intégration et non superposition ou juxtaposition de cultures et que la société de l’information dans laquelle elle s’exprime est avant tout une société des savoirs partagés.

En effet, la notion de diversité culturelle renvoie à deux réalités assez distinctes. Il y a d’abord une première conception centrée sur les arts et les lettres, qui renvoie à l’expression culturelle d’une communauté ou d’un groupe et qui englobe la création culturelle sous toutes ses formes. Il y a ensuite les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances, qui renvoient à une perspective davantage sociologique et anthropologique de la culture. Mais que l’on s’attache à l’une ou l’autre conception, on peut convenir que le contexte social dominé par les technologies de l’information et de la communication nécessite la mise en place de mesures à la fois incitatives et contraignantes, prévalant sur les accords de l’Organisation Mondiale du Commerce. Les débats actuels vont par exemple jusqu’à demander que les pays développés s’engagent à augmenter la part de marché national qu’ils consacrent aux professionnels, aux artistes et aux autres créateurs des pays en développement. Mais cette proposition, qui rappelle fortement les débats sur le Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication à propos du rééquilibrage des flux, suscite bien entendu l’opposition des États possédant les plus grandes industries culturelles. Pourtant, la question posée ici est à la base même de l’édification d’une société de l’information accessible pour tous.

Références

[1] La définition la plus largement répandue semble être celle adoptée à la conférence Mondiacult et qui définit la culture comme cet « ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social  ».

[2] Preliminary Report by the Director-Genral accompanied by the Preliminary Draft of a Convention on the Protection of the Diversity of Cultural Contents and Artistic Expressions (33C/23, August 2005) http://portal.unesco.org/culture/en...

[3] Le 17 septembre 2003, en effet, le sous-secrétaire dÉtat adjoint des États-Unis Richard Terrell Miller, chef de la délégation des observateurs de ce pays au Conseil exécutif, a déclaré sans ambages que la délégation américaine considérait ce projet de convention sur la diversité culturelle comme « une mauvaise idée, qui ne se justifie que si un partenaire veut contrôler le flux des produits et des créations culturelles  ».

[4] Déclaration de lUNESCO sur la diversité culturelle. http://unesdoc.unesco.org/images/00...

[5] Alain Kiyindou, Technologies de l’Information et de la Communication et partage des savoirs dans les sociétés rurales africaines, in Le partage des savoirs, logiques, contraintes et crises sous la direction de Jean-Paul Metzger, lHarmattan 2004, pp101-108.

[6] Dans son article VI, la Déclaration universelle sur la diversité culturelle stipule dailleurs à ce sujet, qu « il ne peut y avoir de diversité culturelle sans la possibilité pour toutes les cultures d’être présentes dans les moyens d’expression et de diffusion »
[7] Les savoirs endogènes font souvent lobjet de séparations qui les dissocie des croyances, des valeurs et du contexte dans lequel ils sont produits.

[8] Réseau International pour la Diversité Culturelle - International Network for cultural diversity - Red internacional para la diversidad cultural http://www.incd.net/

[9] Dans son chapitre consacré à la Diversité culturelle et linguistique, la déclaration de la société civile stipule : « La diversité culturelle et linguistique est une dimension essentielle des sociétés de l’information et de la communication centrées sur les personnes. Chaque culture possède une dignité et une valeur qui doivent être respectées et préservées. La diversité culturelle et linguistique se fonde, entre autres, sur la liberté d’information, sur la liberté d’expression et sur le droit pour quiconque de participer librement à la vie culturelle de la communauté, aux niveaux local, national ou international. Cette participation s’exprime au travers d’activités réalisées en tant qu’utilisateurs mais aussi producteurs de contenus culturels. Les TIC et les moyens de communication traditionnels ont un rôle particulièrement important à jouer dans le développement et la promotion des cultures et des langues du monde entier ».

[10] Comme lécrit ladministrateur du PNUD, M. Malloch Brown, dans la préface au rapport sur le développement humain (2004), « si l’on veut que notre monde atteigne les objectifs de développement du millénaire et finalement éradique la pauvreté, il doit commencer par relever victorieusement le défi de savoir construire des sociétés intégratrices, qui respectent les diversités culturelles  ».

Pour en savoir plus

Carole Younes et Etienne Le Roy, Médiation et diversité culturelle, pour quelle société?, Karthala, Paris, 2002.

Gilles Verbunt, Diversité culturelle, société industrielle, Etat national, lHarmattan, 1984.
Science et diversité culturelle, PUF 1974.

Conseil de lEurope, La diversité linguistique : Défi pour les villes et régions européennes, Éditions du Conseil de lEurope, Strasbourg 2002.

Catherine Fuchs, Diversité des langues et représentations cognitives, Ophyris, Paris, 1997.

Commission Nationale Française pour lUNESCO. Actes du colloque international sur le plurilinguisme dans la société de l’information, UNESCO, Paris 2001.

Armand Mattelart. Diversité culturelle et mondialisation. La Découverte (Repères), 2005

10 avril 2006

couverture du livre enjeux de mots Ce texte est extrait du livre Enjeux de mots : regards multiculturels sur les sociétés de l’information. Ce livre, coordonné par Alain Ambrosi, Valérie Peugeot et Daniel Pimienta a été publié le 5 novembre 2005 par C & F Éditions.

Le texte est sous licence Creative Commons paternité, pas d’utilisation commerciale.

La connaissance doit être offerte en libre-accès... Mais auteurs et éditeurs ont besoin d’une économie pour poursuive leur travail. Si vos moyens vous le permettent, n’hésitez pas à commander le livre en ligne (39 €)

Vendredi 23 mars2007 à 14.00 à l’UMLV-IFIS

Mots clés : conduite de projet – réseaux – technologies – travail collaboratif

Intervenants :Aurélie Nicolas, Anthony Delvigne, Guillaume Fabre,Benjamin Clavreul

Discutants :
- Christophe Freihuber, Développeur chez Pixmania, Créateur de la plateforme collaborative www.cyber-espace.net ;
- Arnaud Fontanes, Consultant senior, Associé chez Ethikonsulting, Spécialisé dans l’assistance à maîtrise d’ouvrage SIRH, dans la conduite du changement et l’animation d’équipe ;
- Patricia Rougeaux, chargée de mission TIC - Mairie de croissy /seine.

Si vous souhaitez y participer, envoyez vos coordonnées (nom, prénom, e-mail) à communication_mitic@yahoo.fr

Pour plus d’information, n’hésitez pas à consulter notre blog : http://mitic2006collter.over-blog.com/