1. La rencontre de trajectoires individuelles

Au cours de l’enquête, la juxtaposition des témoignages recueillis en entretien frappe par la diversité des histoires qui s’y racontent. Les récits se complètent bien plus qu’ils ne se répètent, chacun étant la pièce d’un puzzle que l’enquête reconstitue progressivement pour dessiner le projet Vecam dans son ensemble. Si quelques rencontres ou conférences – forums sociaux, colloques, sommets mondiaux – sont l’occasion de rassembler l’association en collectif, la plupart des projets menés par l’association sont le fait d’une ou deux personnes seulement. Il est d’ailleurs courant pour celles et ceux qui s’y réfèrent de personnaliser ces projets, au point de faire disparaître le nom de l’association derrière celui des personnes qui les portent : Vecam est par exemple Valérie Peugeot pour la Dot Force, Florence Durand pour Villes Internet ou Frédéric Sultan pour Fragments du Monde, Frédéric Sultan, Claude Henry et Raul Montero pour I-jumelages, etc.

Les trajectoires personnelles nourrissent ainsi la vie de l’association et expliquent bien souvent les tournants, ruptures ou soubresauts qui marquent son évolution sur vingt-cinq ans. Le départ d’un membre actif, l’arrivée de nouveaux adhérents, contribuent ainsi à réorienter l’action, comme lors du tournant des communs autour de 2005. Vecam apparaît alors comme le produit d’histoires individuelles de ses membres, qui viennent y importer leurs engagements, leurs convictions et leurs savoir-faire. La faible structuration du collectif et la grande liberté de parole et d’action offerte aux participants ont ainsi permis une diversité des lieux, des échelles et des modes d’engagement. La personnalisation des activités à Vecam favorise en effet la coexistence de parcours, de positions mais aussi d’influences militantes distinctes. Pour autant ces trajectoires individuelles se remodèlent aussi au contact du projet collectif et des découvertes qu’il permet.

On peut alors distinguer deux axes d’opposition qui décrivent l’espace d’action et d’influence de l’association, mais aussi un espace de construction et d’évolution pour les membres actifs de Vecam. Cette représentation permet de faire apparaître les diverses influences qui président à la construction de Vecam comme collectif d’action, celui de l’éducation populaire (Ligue de l’enseignement), du think-tank (Europe 99), de l’organisation intergouvernementale (OIF) ou de la revue ouverte (Transversales). Entre ces quatre modèles, Vecam développe finalement une action originale fondée sur plusieurs modes d’intervention auxquels les différents projets se rattachent.

Modes d’action de vecam
Tab. 1 : Les modes d’action de Vecam

Le premier axe oppose la recherche à l’action. Par sa vocation à enrichir la réflexion sur les technologies et la sociologie de l’information, Vecam apparaît d’abord comme un lieu de production d’idées. En témoignent les nombreux rapports ou publications rédigés et édités par les membres de l’association. Les chercheurs sont d’ailleurs nombreux à Vecam : aux premières figures intellectuelles comme Jacques Robin ou Joël de Rosnay succèdent de jeunes chercheurs ou aspirants chercheurs, doctorants, consultants et professeurs, comme Claire Brossaud, Nicolas Benvegnu, Olivier Blondeau, Bastien Sibille et Valérie Peugeot. Tous contribuent à enrichir, par leurs travaux passés ou en cours, la réflexion au sein de l’association. À l’opposé, l’activité de Vecam s’appuie également sur un grand nombre de « faiseurs », issus de secteurs d’activité plus divers comme les médias, l’éducation populaire, l’enseignement ou la politique. Leurs actions de terrain ont offert des traductions concrètes au projet intellectuel de l’association. Les ateliers d’écriture collaborative lancés par Michel Briand à Brest, l’élaboration d’outils pédagogiques et l’accompagnement des jeunes pour le projet Fragments du monde, l’organisation des festivals des communs, sont autant d’occasions de donner à voir des mises en œuvre pratiques d’une appropriation sociale et politique des technologies, telle que défendue par Vecam. Ils mobilisent des compétences plus pratiques, mises en avant par celles et ceux qui, en entretien, rejettent l’étiquette d’« intellectuels », comme ici Florence Durand : « moi je suis une productrice, quelqu’un qui ne sait que faire des choses, au sens de les construire, les rendre matérielles, et c’était ça ma compétence principale à Vecam. » Une conception de l'activité associative que ne renierait pas Sylvie Dalbin, qui a rejoint Vecam pour y exercer l'activité aussi discrète que régulière et indispensable de la modération des nombreuses listes de diffusion, notamment celles liées aux initiatives sur les communs, ou l'animation des médias sociaux de l'association.

Loin de toujours opposer les « faiseurs » aux « penseurs », Vecam a aussi été un lieu pour ses membres de naviguer d’un pôle à l’autre et de faire évoluer leurs modes d’engagement. Ayant abandonné un projet de thèse sur la politique communautaire de la France, Véronique Kleck évoque ainsi l’engagement comme une opportunité pour passer de la recherche à l’action, « de créer en vrai ce dont on parlait en théorie ». À l’inverse, leur participation à Vecam a permis à des acteurs de terrains de développer une posture réflexive sur leurs pratiques militantes, et de contribuer à la production de savoirs et de recommandations, comme Michel Briand au CNNum ou Frédéric Sultan.

 

Le deuxième axe oppose le social au politique. Il renvoie d’abord à deux espaces d’intervention et de partenariats pour Vecam : d’un côté les collectifs militants et les organisations non gouvernementales, de l’autre les institutions politiques et les partis. Il s’agit d’un côté d’encourager les usages sociaux des technologies et pour cela d’accompagner la formation et le partage d’expérience au sein du tiers-secteur. D’un autre côté, les membres de Vecam ont également tenté d’agir sur les programmes gouvernementaux, qu’ils soient locaux, nationaux ou internationaux, afin d’assurer la prise en compte des enjeux sociaux dans l’action publique.

Ces deux dimensions renvoient également aux différentes origines militantes des membres actifs de l’association. Certains, comme Claude Henry, Claire Brossaud ou Frédéric Sultan, s’inscrivent dans une tradition d’engagement local, proche de l’éducation populaire ou des démarches participatives locales.

Claire Brossaud
Claire Brossaud lors du Festival Temps des communs à Lyon.
Claude Henry
Claude Henry, Président de Vecam, lors de la Conférence I3C de 2003.

D’autres membres ont un parcours plus proche des mouvances syndicales et politiques, et sont plus à l’aise pour défendre le projet de Vecam dans ces enceintes ou pour construire des actions communes avec les partenaires institutionnels. À nouveau, cet axe d’opposition décrit autant un potentiel de dissensions internes qu’une dynamique d’évolution des projets et des trajectoires. La tension entre action sociale et politique caractérise plus généralement l’ensemble des projets menés par Vecam, le passage de l’un à l’autre constituant un défi perpétuel pour l’association. Frédéric Sultan se souvient par exemple des tentatives pour faire évoluer l’expérience de Fragments du Monde en mouvement politique, tentatives qui achoppent sur la question du pouvoir et de son organisation, qui divise encore les participants :

« Lors de la troisième édition on a essayé de discuter tous ensemble avec les jeunes de la transformation de Fragments du Monde en un réseau d’activistes. Et là on s’est rendu compte que ça nous posait beaucoup de questions, beaucoup de problèmes, et qu’on n’était pas outillés en fait pour ça. On n’était pas outillés pour passer d’une action relativement ponctuelle à quelque chose qu’on pourrait appeler un mouvement. »

À travers l’idée de « faire mouvement », il y a ainsi la nécessité de définir une ligne collective quand Vecam a plutôt cherché à confronter des positions, quitte à entretenir dans ses rangs mêmes, des visions différentes des enjeux technologiques. Faire mouvement c’est aussi répondre à des questions (qui gouverne ? quelles sont nos priorités ?), quand les membres de Vecam se caractérisent plutôt par une volonté d’ouvrir sans cesse de nouveaux fronts de questionnement. Faire mouvement, c’est enfin faire nombre, quand Vecam reste, jusqu’à aujourd’hui, une petite structure au faible nombre d’adhérents.

Si Vecam semble bien avoir échoué à « faire mouvement », à la différence des grandes associations de défense des libertés en ligne comme l’Electronic Frontier Foundation, elle a offert une réponse originale à ce défi, celui de « faire réseau »