25 ans au service de l’internet citoyen
Un rapport sur l’histoire et l’activité de Vecam
par Anne Bellon
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À l’issue des grands sommets internationaux, Vecam cherche donc un second souffle : une nouvelle dynamique émerge alors autour de la défense des « biens communs » puis des « communs ». Ce basculement constitue à bien des égards un tournant pour l’association. Il marque d’abord une inflexion de son vocabulaire militant, auparavant caractérisé par la défense d’un service public des réseaux ou d’un internet public. Le projet des « communs » n’embarque pas immédiatement tous les membres historiques, dont certains se montrent plus sceptiques ou des convaincus tardifs au concept [ 37 ]. La défense des communs s’articule plutôt avec un certain renouveau des personnels et des engagements au sein de Vecam, en même temps qu’elle constitue, à partir de 2005, un axe central de mobilisation de l’association.
Très tôt, les membres de Vecam ont travaillé sur la question de la propriété intellectuelle dans la société de l’information, en lien avec les associations de défense du logiciel libre notamment. En témoigne l’atelier organisé par Vecam avec le réseau I3C, en préparation du Sommet Mondial de l’information à Genève, en 2003. À cette époque, le mot de communs n’est pourtant pas mentionné une seule fois dans le programme ni dans le compte rendu qu’en fait Hervé le Crosnier sur le site de Vecam.
Pourtant dans ces années-là, la notion commence à faire son chemin dans l’espace public international autour des mobilisations contre le renforcement de la propriété intellectuelle, à l’intersection du logiciel libre, de la science ouverte et de l’écologie. Développée par les travaux de l’économiste Elinor Ostrom sur la gestion collective de ressources naturelles [ 38 ], la notion de « communs » est aussi utilisée à la fin des années 1990 par David Bollier pour dénoncer les vagues de privatisation dans son ouvrage Silent Theft, The Private Plunder of our Common Wealth, publié en 2003. Elle est par ailleurs centrale dans le projet de licence de partage de l’association Creative Commons, créée en 2001 par Lawrence Lessig et James Boyle. Les SMSI mais aussi les discussions en réseau auxquelles prennent part les membres de Vecam, jouent un rôle indéniable dans la diffusion progressive du concept dans l’environnement intellectuel de l’association. La réflexion sur les communs pénètre également Vecam sous l’influence de chercheurs qui côtoient le collectif dans les années 2000, tels que Philippe Aigrain ou Olivier Blondeau. Le premier rédige en 2004 un plaidoyer pour la défense des communs intitulé Cause Commune [ 39 ]. L’ouvrage est publié dans une nouvelle collection « Transversales » co-animée par Valérie Peugeot aux Éditions Fayard.
Vecam va alors contribuer à l’importation et surtout à la promotion des « communs » en France. Par sa plasticité mais aussi sa capacité à englober différents enjeux de mobilisation (écologique, culturel, politique et social), le terme de communs présente des affinités évidentes avec le projet intellectuel de Vecam – la mise en réseau des collectifs et le dialogue interdisciplinaire –, dans la lignée des réflexions de Transversales Science/Culture.
Le tournant des communs se donne à voir à travers le colloque qu’organise Vecam en 2005 à l’ENST, l’École nationale supérieure des Télécommunications. Intitulée Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle, la rencontre réunit des chercheurs et des militants issus de secteurs aussi divers que la santé, l’agriculture ou la culture [ 40 ]. Si l’utilisation de la notion de « biens communs » est encore timide, elle permet alors de « décloisonner, par une approche transverse, les grandes questions qui parcourent nos sociétés ». La promotion de cette expression est ainsi pensée dans le prolongement d’un travail d’intermédiation entre différents mouvements militants, déjà exercé par Vecam dans les arènes internationales. Mais il s’agit cette fois d’articuler des questions plus larges, au-delà des seuls enjeux de l’information et de la communication. Le colloque donne lieu à la publication d’un ouvrage collectif Pouvoir Savoir aux éditions C&F, fondées en 2003 par Hervé le Crosnier et qui joueront un rôle important dans la traduction et la diffusion des penseurs des communs en France [ 41 ].
En 2009, Vecam participe également à l’organisation d’un premier Forum mondial « Sciences et Démocratie » à Belém, en amont du Forum social mondial. Cette rencontre est l’occasion de diffuser et de discuter l’importance de la défense des biens communs au sein du mouvement social international. À nouveau, le concept permet d’articuler divers enjeux abordés lors du Forum, depuis l’accès aux connaissances jusqu’à la responsabilité sociale et politique des producteurs de savoirs. Dans le cadre de cette rencontre, Frédéric Sultan et José Corrêa rédigent un Manifeste pour la récupération des biens communs qui sera adopté par les membres du conseil international du Forum social mondial [ 42 ]. En parallèle, Alain Ambrosi, membre historique de Vecam, prend en charge la documentation audiovisuelle des ateliers et des débats du Forum, enrichie d’interviews d’intervenants et d’un film sur une expérience de partage et de co-construction de la science entre universités canadiennes, brésiliennes, et communautés locales de l’Amazonie. L’expérience donne lieu à une publication originale par C&F éditions, un « doculivre » qui réunit des contributions écrites des participants et un DVD contenant les reportages d’Alain Ambrosi [ 43 ].
Vecam participera à plusieurs Forum sociaux mondiaux, notamment à Dakar en 2011. Ces forums sont aussi l’occasion de rencontrer les protagonistes d’un mouvement international des communs en construction. En 2010, Vecam est invité à Berlin pour les premières rencontres du Commons Strategies Group, fondé par David Bollier et Silke Helfrich. À cette occasion, Vecam, via Frédéric Sultan, va organiser la présence d’un groupe d’associations francophones, avec l’appui de la Fondation pour le Progrès de l’Homme. À Berlin, Frédéric Sultan et Alain Ambrosi présentent un nouveau projet : Remix The Commons, une plateforme de partage et de documentation sur les biens communs [ 44 ]. Pensée comme une infrastructure d’échange et de création, elle permet à chaque contributeur de déposer un texte, une vidéo ou tout autre contenu éclairant ou illustrant la thématique des communs. La plateforme compte en 2020 plus de 800 contenus déposés, 460 contributeurs et 67 projets recensés. L’initiative, en partenariat avec l’association Communautique au Québec, est également soutenue par la Fondation pour le Progrès de l’Homme.
L’action de Vecam ne se limite cependant pas à la promotion intellectuelle des communs, pour penser ensemble différents enjeux et mouvements qui caractérisent son réseau. Elle s’inscrit aussi dans des expériences concrètes de mises « en communs », réalisées par des membres et compagnons de route durant les décennies 2000 et 2010.
Dans la ville de Brest, Michel Briand lance une suite d’actions pionnières : l’organisation d’ateliers d’écriture publique du web, la création d’un wiki documentant l’histoire et le patrimoine de la ville (Encadré 6) ou encore la réalisation et la distribution d’un CD-Rom pour l’installation de logiciels libres, le « Bureau libre ». Mais c’est bien dans le cadre des réflexions et des échanges de Vecam que les communs lui apparaissent comme une manière d’articuler ces expérimentations : « Vecam a été le creuset qui m’a permis de penser les communs de manière réflexive ». À partir de 2009, ces initiatives sont mises à l’honneur lors d’un festival bisannuel « Brest en biens communs » qui deviendra ensuite « Brest en communs ». Jardins partagés, partage de recettes ou ateliers créatifs sont célébrés autour d’une réappropriation collective des espaces mais aussi des savoirs et savoir-faire locaux.
Témoin de l’émergence de ces projets locaux, Vecam propose à nouveau de favoriser le partage d’expériences et le lien entre organisations. En 2012, l’association lance un appel pour réunir à Paris les acteurs intéressés par la question des biens communs [ 46 ] : l’appel aboutit à la création d’un « Réseau francophone des communs » et d’une liste de diffusion pour coordonner les actions. Au cours de cette rencontre est également proposée l’idée d’organiser un festival décentralisé des communs. Le premier se tient sur deux semaines en 2013 et recense une centaine d’événements, d’ateliers, de visites ou de débats auto-organisés autour du thème « Villes en bien communs ». Il a lieu dans une douzaine de villes françaises mais aussi à Montréal et Ouagadougou. Un second festival, cette fois intitulé « Le temps des communs » se tient en octobre 2015. Ces temps festifs permettent de mettre en valeur des expériences de communs et de distiller la notion au-delà des seuls cercles de réflexion.
Certains territoires sont particulièrement actifs : à Lyon, le réseau local animé par Claire Brossaud, membre de Vecam depuis 2007, réunit lors du deuxième festival plus de 200 acteurs autour d’une journée de débats et d’ateliers « Faire la ville en communs ». Une soixantaine d’événements sont par ailleurs organisés par les acteurs du Grand Lyon durant les deux semaines que dure la manifestation. Afin d’ancrer le commun dans les pratiques associatives et professionnelles, Claire Brossaud organise également des ateliers et des formations pour la co-construction de communs.
Ces actions constituent donc les ramifications locales et opérationnelles d’une promotion des communs qui se joue à plusieurs niveaux et articule la formalisation théorique des communs à sa traduction pratique. Mais la coordination de ce réseau toujours plus large est particulièrement lourde pour ceux qui en ont la charge au sein de Vecam et le festival des communs ne connaît pas de troisième édition.
Par ailleurs, la multiplication des initiatives n’échappe pas à un certain « communs washing » que déplorent plusieurs membres de Vecam en entretien. À mesure que le terme se diffuse dans la société, il est aussi réapproprié ou réinventé par le discours associatif et politique, parfois en contradiction avec sa conception originelle, ainsi que le rappelle Claire Brossaud : « Encore aujourd’hui cette notion peut être dévoyée par endroits, notamment dans le numérique où beaucoup de gens assimilent l’ouverture au commun ; et il faut souvent rappeler, dans le champ de la connaissance et du numérique, que le libre accès ne suffit pas à faire un commun, mais qu’il est associé à une gouvernance, c’est-à-dire la définition de règles d’accès et de règles d’usage. »
Cité en contre-exemple par deux enquêtés, le président Macron a ainsi présenté lors de la stratégie numérique de l’Union européenne un plan en 4 piliers, dont le quatrième visait à « financer les biens communs ». Dénoncées par plusieurs membres de l’association comme une récupération politique abusive du projet des communs [ 47 ], ces réappropriations peuvent aussi être perçues comme la rançon paradoxale d’une influence indéniable de Vecam sur l’action publique, notamment dans le domaine numérique.