14 - Vers la création d’un bien commun au service de l’enseignement

Cet article est la traduction de Towards a Global Learning Commons : ccLearn, publié dans la revue Educational Technology, vol. XLVII, num. 6, déc. 2007. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Aline Besson

Le développement des Ressources Éducatives Libres (Open Educational Resources – OER) [1] annonce des changements majeurs dans les méthodes d’éducation et de formation à l’échelle du monde entier. Toutefois, de nombreuses barrières existent qui entravent la pleine réalisation de ce projet. En particulier, la majeure partie de ce qui est décrit comme libre et ouvert est en réalité légalement, techniquement ou culturellement incompatible ce qui limite les différents usages imaginables. Nous souhaitons ici synthétiser la brève histoire des REL/OER, souligner quelques problèmes clés rencontrés et si possible ouvrir les pistes vers des solutions adaptées.

Introduction

Replacez-vous trente ans en arrière. On vous demande votre avis sur quelques pronostics concernant le futur. L’enquêteur vous décrit un scénario concernant un réseau mondial d’ordinateurs, à l’architecture et au design ouverts, offrant un accès à très bas coût pour tout le monde. Ce réseau permet aux individus et aux organisations de créer, de modifier du contenu en ligne et de le diffuser au monde entier, ceci en s’appuyant sur une collaboration internationale auparavant réservée aux grandes maisons d’édition et aux multinationales. Vous commenceriez par avoir un peu de mal à vous figurer ce réseau. Alors l’enquêteur vous pose la question : « Avec une telle technologie, quels sont les développements de la liste suivante qui seront réalisés en premier ? »

— Une encyclopédie mondiale libre et gratuite, écrite et corrigée en temps réel par des amateurs bénévoles, diffusée dans plusieurs langues, couvrant un champ plus vaste que toutes les sources de savoir précédentes, qui permettrait à toute personne possédant un accès au réseau de lire, contribuer ou modifier.

— Un type de programme informatique appelé logiciel libre ou open source, élaboré par une multitude de programmeurs au niveau mondial – certains rémunérés, d’autres bénévoles – tous travaillant en dehors d’une structure formelle et unique. Chaque élément de code serait versé dans un « bien commun » du logiciel que chacun pourrait améliorer, modifier, redistribuer sans autorisation, ni frais. Cette méthode anarchique de production de logiciels connaîtrait un succès remarquable, produisant en ces temps-là la forme dominante de logiciels faisant fonctionner les serveurs réseaux du monde entier.

— Un vaste réseau de ressources d’enseignement en accès libre et gratuit, utilisé quotidiennement, personnalisé par les enseignants et les étudiants, et ce du jardin d’enfants aux études supérieures, en passant par la formation tout au long de la vie. Utiliser ce réseau pour préparer les plans de cours et définir les matières au programme serait aussi routinier que la sauvegarde sur son propre ordinateur. Cela deviendrait également une pratique courante pour les enseignants et les apprenants de choisir et personnaliser leurs propres programmes d’étude, de permettre à chacun les annotations et les remarques sur ces cours, de les classer et de remixer leur contenu afin de l’adapter à chaque besoin particulier.

La question semble simple. De toute évidence, le troisième choix devrait être le premier commun à se développer. Qui aime à partager matériaux, trucs et astuces si ce ne sont les enseignants et les étudiants ? Qui n’a jamais mis au point un cours ou une leçon à partir des fichiers d’un collègue en les personnalisant quelque peu ? Qui n’a pas appris en partageant les connaissances avec l’un de ses camarades de classe ? Dans quel domaine – logiciels, encyclopédies ou enseignement – les réflexes moraux et pratiques pour développer le libre accès sont-ils les plus forts ? À la différence de l’encyclopédiste bénévole, l’enseignant doit, quoi qu’il en soit, accomplir le travail de préparation des cours. Pourquoi ne pas le partager ? À la différence du monde de la programmation, l’utilisateur final, ou l’étudiant, est systématiquement mis à contribution pour produire des contenus sous la forme de devoirs, qui pourraient aisément être déposés sur le réseau. Les arguments sont écrasants : l’apprentissage en libre accès se développera évidemment en premier, suivi des encyclopédies libres et éventuellement des logiciels libres.

Une telle prédiction est logique, intuitive… et erronée. Wikipédia et les logiciels libres sont des réalités avérées dans notre réseau informatique mondial. Les REL/OER ont certes fait de grands pas au cours des dix dernières années, mais n’ont pas encore atteint la proéminence et la sophistication décrites ci-dessus. Pourquoi ?

Cet article constitue une tentative pour offrir des réponses, évidemment partielles, à cette question. Il cherche à comprendre pourquoi l’enseignement en libre accès est une idée passionnante, décrit quelques-uns de ses plus grands succès à ce jour, expose brièvement les problèmes de création d’un véritable commun mondial pour l’éducation et présente quelques solutions envisageables.

Petit instantané sur les REL/OER

L’initiative avant-gardiste du MIT OpenCourseWare (OCW), financée en partie par la Hewlett Foundation, a mis en ligne près de deux milliers de cours du MIT librement accessibles [2]. Enseignants et étudiants ont à disposition les supports de cours, les notes de cours, et, dans certains cas, les vidéos des cours en temps réel. Le MIT ne délivre pas de diplôme à ceux qui utilisent ce matériel, mais OCW n’est pas non plus un simple catalogue du savoir et des idées de ses professeurs de classe internationale. Il s’agit plutôt d’un partage au monde de leur savoir-faire. Et le monde a réagi : « Depuis l’ouverture au public en septembre 2002 de la phase pilote de MIT OCW, les matériaux du MIT ont été traduits dans au moins 10 langues, comprenant l’espagnol, le portugais, le chinois, le thaï, le français, l’allemand, le vietnamien et l’ukrainien ». Une centaine de cours ont été traduits en espagnol et plus de 130 en chinois simplifié. Et tout cela a pu se réaliser sans bureaucratie ni avocats car « selon la licence MIT OCW Creative Commons, les utilisateurs sont autorisés à traduire les matériaux MIT OCW dans la langue de leur choix. Traduire les matériaux MIT OCW constitue une application de la licence acceptable à condition de remplir trois critères : 1) que les matériaux adaptés citent correctement leur source d’origine ; 2) que l’utilisation des matériaux ne soit pas une activité commerciale ; 3) que l’utilisateur partage son travail dérivé de traduction de manière identique à l’offre libre et gratuite, suivant le principe du « share alike » [3].

Mais OpenCourseWare est un serveur REL/OER parmi des centaines d’autres. On peut citer par exemple les initiatives Open University’s Open Learn, Rice’s Connexions, Curriki, ou OERCommons. Toutes ensemble, ces ressources pourraient être considérées comme constituant un mouvement REL/OER en plein essor. Tout comme Wikipédia et les logiciels open source, le mouvement REL/OER constitue une tentative pour transformer les conditions d’enseignement et de formation en démontrant le pouvoir des ressources communes qui incitent les usagers à la participation et qui permettent aux différentes contributions d’être décomposées, recomposées et partagées. Ces initiatives s’étendent largement sur différents niveaux d’étude et un vaste choix de sujets. Les outils d’apprentissage de Connexion (Université Rice) permettent aux utilisateurs de réarranger aussi bien les modules d’un cours de solfège que ceux du télescope Galileo. Curriki ouvre une porte sur une collection particulièrement importante de ressources pour les collèges. Open Learn rend les ressources de l’Open University accessibles gratuitement à plus de 500 000 personnes de par le monde. Et la liste augmente chaque jour.

Niveaux de Liberté

Rendre disponibles et gratuites les ressources d’enseignement libre est une tendance ancienne. Depuis Benjamin Franklin et l’invention de la bibliothèque de prêt, en passant par les divers mouvements en faveur d’une alphabétisation universelle, penser que parmi tous les biens sociaux, l’éducation occupe une place à part est devenue un lieu commun. Nul ne voudrait contester l’idée que les sociétés ont un devoir – moral – d’offrir un niveau d’instruction à ses membres, parce qu’il existe d’excellentes raisons, d’ordre pratique comme d’ordre économique, pour cela. Par ailleurs, nombre d’enseignements sont aujourd’hui délivrés en dehors des structures traditionnelles, et souvent après la conclusion d’un cycle de formation scolaire ou universitaire. Internet rend possible la mise à disposition des ressources scolaires sur un espace territorial gigantesque à un prix très bas. Il permet l’accès à des outils d’apprentissage que les citoyens peuvent utiliser à leur propre allure pour apprendre de nouvelles compétences professionnelles, ou une nouvelle langue, ou simplement satisfaire leur curiosité. Dans nombre de cas, les investisseurs qui financent ces ressources, que ce soit l’État ou des philanthropes, comme la Hewlett Foundation, estiment que faire payer l’accès est incohérent, peu pratique et injuste. Peu pratique parce qu’il est difficile de tarifer les biens de connaissance avant de les avoir acquis et qu’il est impossible de le faire par la suite, une fois la connaissance acquise. Incohérent et injuste parce que le but de l’accès universel à l’enseignement est de dépasser, autant que possible, la barrière de l’argent. De ce principe découle la première et la plus évidente des conditions requises pour les REL/OER – l’accès doit être gratuit.

L’accès gratuit est louable. Malheureusement, pour un certain nombre d’initiatives la liberté s’arrête ici. Par exemple, MERLOT, qui est par ailleurs un excellent portail éducatif, se déclare lui-même « libre et gratuit » mais réclame aux visiteurs et aux membres du public de se procurer au préalable une autorisation explicite pour utiliser les matériaux du site [4]. Extraire, reproduire, faire de multiples copies pour l’enseignement ou imprimer des portions d’articles universitaires ou de livres est tout à fait interdit, en dehors des exceptions dites d’accès légitime (fair use) spécifiques aux lois sur le droit d’auteur des États-Unis. Il va sans dire que retravailler, adapter, traduire et reproduire dans une compilation les ressources nécessite également une autorisation écrite préalable. Dans des portails de ce type, « ouverture » signifie simplement que « vous pouvez le lire sur le web gratuitement ». En adaptant la terminologie utilisée dans le monde des logiciels libres, on pourrait considérer que le droit de faire des copies à l’identique dans un but non commercial devrait être la plus élémentaire des libertés : la liberté zéro. De toute évidence, certains sites d’enseignement prétendument « gratuits et libres » ont une vision plus restrictive. Ils entendent simplement par « ouverture » le pouvoir de lire en ligne sans payer, une « liberté » accordée aux lecteurs de tous les sites web publics. Appelons donc cette liberté la liberté -1 ; le sous-sol dans la construction de véritables REL/OER.

Certaines formes d’accès sont clairement supérieures à d’autres, mais s’arrêter ici serait ignorer les caractéristiques les plus passionnantes des REL/OER. De véritables ressources libres pour l’enseignement ne donnent pas simplement aux utilisateurs la liberté de lire, mais celles de redistribuer et de republier, pas simplement de copier textuellement mais de personnaliser, combiner et modifier. Ce sont des libertés que les supports d’apprentissage imprimés traditionnels ne peuvent fournir, tant au point de vue matériel que légal. En somme, les REL/OER nous permettent de manipuler avec facilité et à une échelle inconnue jusqu’alors les matériaux éducatifs. Un récent rapport de l’OCDE accrédite ce fait :

« La définition des REL/OER la plus couramment utilisée est « les supports numérisés sont disponibles gratuitement et librement pour les professeurs, les étudiants et les apprenants hors parcours scolaire pour une utilisation et une réutilisation dans le cadre de l’enseignement, de l’apprentissage et de la recherche ». Les REL/OER recouvrent les contenus d’apprentissage, les outils logiciels nécessaires pour rédiger, lire et distribuer ces contenus, et les ressources d’implémentation comme les licences ouvertes. Ce rapport considère que Ressources éducatives libres se dit d’un ensemble en évolution constante de documents numériques qui peuvent être adaptés et qui offrent des avantages à chaque usager sans pour autant restreindre les possibilités pour tous les autres. » [5]

Si le simple accès – le pouvoir de lire, regarder et écouter en ligne – est le niveau de liberté -1, alors la capacité de copier et de redistribuer est le niveau 0. La liberté de modifier, combiner et personnaliser – en terme de droits d’auteur, de créer des « travaux dérivés » – est le niveau de liberté 1. Pour étendre encore ces libertés, on peut aussi permettre les usages dans tous les contextes, qu’ils soient commerciaux ou non. Il est important de remarquer que Wikipédia et les logiciels open source octroient également cette dernière liberté à tous leurs utilisateurs. C’est parce que « l’autorisation a été délivrée à l’avance » pour la traduction, la modification, la redistribution, que les licences Creative Commons sont pleinement adaptées à la situation.

Problèmes et solutions

Revenons à la question posée au début de cet essai. Malgré les avancées réalisées par les REL/OER, ceux-ci sont loin de posséder le même niveau de visibilité et d’ubiquité que Wikipédia ou les logiciels libres. Pourquoi ?

On peut lister de nombreuses raisons à cela – et ces raisons diffèrent selon les niveaux d’enseignement. Dans les collèges et les écoles, la méconnaissance technique, la charge de travail pure, et la demande de programmes de plus en plus standardisés se combinent pour rendre très compliquée l’expérimentation des ressources libres par les enseignants. Les étudiants rencontrent également des obstacles sur leur route. Même lorsque les enseignants disposent de temps, de l’autorisation et de la capacité d’utiliser des outils en ligne, ils conservent une méfiance envers les méthodes qui favorisent la participation active des étudiants. La majeure partie des innovations pédagogiques reste invisible. Les peurs légitimes concernant la vie privée et les restrictions liées aux droits d’auteur se conjuguent pour garder les expérimentations cachées derrière les firewalls des sites institutionnels utilisant Blackboard ou Moodle – des jardins enclos plutôt que des parcs publics.

Dans l’enseignement supérieur, les contraintes liées aux programmes ou au choix des ressources sont moindres, mais la prudence traditionnelle des institutions, les barrières culturelles et les règles de promotion des enseignants-chercheurs qui ne prennent que très peu en compte l’innovation pédagogique se cumulent pour limiter la participation des universités à la production et à l’usage des REL/OER. Plus fondamentalement, il y a un problème institutionnel ; les services qui financent le matériel pédagogique propriétaire ne sont généralement pas ceux qui décident s’il ne conviendrait pas mieux de développer ou d’utiliser des alternatives gratuites. Pour la plupart des enseignants dans les pays développés, tous les supports d’enseignement et de recherche sont accessibles sans frais (ce n’est pas le cas pour les étudiants, ni pour les institutions elles-mêmes, qui doivent les inclure dans leur budget de bibliothèque). L’attrait principal des REL/OER se réduit alors à la possibilité de personnalisation. Finalement, il nous faut poser aussi la question vitale de la qualité. Les éditeurs de supports éducatifs ont une réelle motivation pour créer des produits populaires et de grande qualité, et pour attirer l’attention de leur public avec de nouvelles fonctionnalités ou la mise en ligne de documents audiovisuels. Il existe des contrôles de qualité à l’intérieur des mouvements basés sur les communs : les logiciels libres ou Wikipédia s’appuient sur des méthodes plus ou moins informelles de contrôle par les pairs pour faire respecter leur charte de qualité ; le web 2.0 utilise des techniques de suivi et de marquage qui conduisent à des mécanismes basés sur la popularité imitant en cela nombre des caractéristiques positives des marchés. Toutes ces méthodes fonctionnent sans avoir besoin d’un signal de contrôle qui prenne la forme d’un prix. Mais utiliser pleinement de telles techniques devrait nécessiter une transformation du mode de fonctionnement actuel des REL/OER. Nous traiterons quelques-uns des éléments clés de cette transformation dans la suite de cet article.

Aucune initiative ne peut effacer toutes ces barrières au développement des REL/OER d’un coup de baguette magique. Certaines contraintes ne pourront être surmontées qu’au travers d’un changement générationnel. L’entrée dans les métiers de l’enseignement des jeunes ayant grandi avec l’internet, habitués à utiliser, remixer et partager des contenus numériques, aura des impacts sur l’enseignement que nous n’avons pas encore commencé à imaginer. Aussi loin que cette génération sera autorisée à expérimenter, elle le fera. La même pression va venir de la population estudiantine. Quand cette génération va se trouver en face de programmes standardisés d’une part et de techniques d’enseignements personnalisés de l’autre, les résultats seront… intéressants.

D’autres barrières ne seront surmontées que par paliers jusqu’à ce que les investissements dans les REL/OER aient finalement atteint la masse critique pour déclencher une réaction auto-entretenue. C’est ce qui est arrivé avec Wikipédia et les logiciels libres. D’autres encore demanderont la création de nouvelles initiatives et de nouvelles organisations que nous ne pouvons que vaguement imaginer aujourd’hui – par exemple des intermédiaires de confiance qui certifient que tel ou tel assemblage de ressources REL/OER est bien conforme à un programme d’étude diplômant.

Tout en reconnaissant la portée réelle et la variété des obstacles, nous voulons néanmoins suggérer trois objectifs que nous pensons être vitaux pour le futur des Ressources éducatives libres. Ces seuls objectifs ne garantiront pas un succès. Cependant, les ignorer est sûrement la meilleure garantie d’échec.

Objectifs pour la création d’un commun mondial de l’enseignement

D’un point de vue technique, la clé de l’ouverture – que ce soit en matière de contenu, de normes ou de logiciels – réside dans la capacité à attirer la coopération de personnes extérieures et à généraliser l’innovation incrémentale. Je n’ai besoin d’aucune autorisation pour inventer un mot ou écrire un poème en anglais, pour utiliser TCP/IP ou HTML afin de produire un nouveau service sur le web, ou pour personnaliser ou remixer les cours de solfège diffusés par Connexions. La langue, les protocoles et le contenu sont libres, précisément pour que l’innovation n’ait pas à passer par des filtres, à être soumise à des paiements ou à recevoir des autorisations bureaucratiques. Pour le dire différemment, il y a bientôt sept milliards d’êtres humains dans le monde ; et il serait vraiment étrange qu’il ne s’en trouve pas un pour avoir une grande idée pour faire quelque chose de différent avec le contenu de votre travail. Une idée que vous-même n’aviez pas imaginée.

L’étude de l’histoire de la technologie, tout comme celle de l’innovation dans l’enseignement, est avant tout une leçon d’humilité. Nous échouons encore et encore à prédire le succès ou l’échec, à imaginer l’avenir, et il peut nous arriver de passer à côté de l’innovation clé tout en faisant l’éloge d’autres innovations vouées à l’échec. Le mouvement REL/OER peut aussi décevoir, mais il possède un avantage décisif : les ressources libres sont le chemin vers l’humilité. Elles sont une invitation à l’expérimentation et à la collaboration. Plus une ressource est ouverte et moins elle sera enfermée dans un chemin ou une théorie pédagogique unique, et plus on pourra profiter des idées de personnes qui nous sont étrangères, ou collaborer avec des gens que l’on n’a jamais rencontrés. C’est en cela que réside le véritable génie qui gît au cœur des mouvements basés sur les communs comme Wikipédia ou les logiciels libres. Pourquoi ne pas se mettre à concrétiser cette opportunité dans le mouvement des REL/OER ?

— Utiliser des licences compatibles et interopérables. Dans les dix prochaines années, des millions de dollars, d’euros, de yens et de yuans seront dépensés pour de soi-disant ressources pédagogiques libres. Pourtant, si on en croit les expériences passées, la plupart de ces ressources n’atteindront seulement que le niveau de liberté -1. Le matériel sera bien présent sur le web, mais les utilisateurs ne seront pas autorisés à les utiliser pour réaliser les choses qui rendent les REL/OER vraiment intéressantes et adaptables – la réimpression, l’extraction, la personnalisation et ainsi de suite. Pis encore, le matériel sera théoriquement incompatible avec les autres ressources, elles aussi considérées comme libres. Par exemple, un site qui traite de géologie et des éruptions volcaniques dispose certainement d’un matériel vital qu’un autre site, par exemple sur l’histoire de la Crète ancienne, pourrait utiliser à son profit. Des sites créés dans l’intérêt public par le contribuable ou des philanthropes seraient – d’un point de vue pratique – complètement incapables de travailler ensemble parce que les termes de leurs licences l’interdisent explicitement, parce que la « prolifération des licences » a engendré un méli-mélo de situations incompatibles, ou simplement parce que le site reste ambigu sur ce qui peut être fait avec le matériel qu’il diffuse. Cela serait un désastre, une perte tragique de ressources éducatives. Les sites REL/OER doivent donc se fixer pour objectif d’être réellement ouverts, et s’assurer que les libertés accordées aux utilisateurs soient claires, compréhensibles et compatibles. Lorsque c’est possible, nous aimerions recommander les licences Creative Commons « attribution », ou encore Creative Commons « attribution – partage à l’identique », qui offrent les niveaux de liberté 0 et 1. Si des licences plus restrictives sont vraiment nécessaires – comme c’est le cas avec les licences Creative Commons « non commerciales » –, cela devrait être clairement spécifié et étiqueté comme tel. De surcroît, les licences ne devraient pas simplement être claires pour les lecteurs humains, mais elles devraient aussi l’être pour les moteurs de recherche, pour qu’ainsi je puisse spécifier les termes de la licence dans ma recherche elle-même, ou automatiser la procédure d’extraction. Les licences Creative Commons permettent déjà cela, en spécifiant les critères de restrictions sur le contenu par des métadonnées utilisées par les moteurs de recherche comme Google ou Yahoo !

— Utiliser des normes techniques compatibles. L’un des plus gros obstacles à l’innovation technique est l’incapacité à s’entendre sur des normes interopérables. Avoir des jauges incompatibles sur les voies de chemins de fer ou des formats DVD concurrents, est une entrave énorme à l’innovation, mais c’est encore plus sensible quand l’innovation a besoin de fusionner ou de remixer. Imaginez que vous soyez en train de développer un procédé pour extraire les vidéos sur les sites REL/OER, pour transcrire une version approximative du dialogue, et ajouter des tags sur le site permettant à des particuliers de chercher dans les vidéos les parties qui traitent de la programmation Java ou de relativisme moral. Si nous avons respecté le but (liberté 1), vous aurez légalement la liberté de vous engager dans cette activité très pratique ; une autorisation aura été accordée à l’avance. Mais qu’en est-il de la liberté technique ? Des formats vidéo incompatibles, des protocoles de compression divers, ou le choix de techniques de streaming propriétaires par défaut (même appliquées sur un contenu libre) pourraient paralyser tous les types d’expérimentation que nous tentons d’encourager.

— Un changement culturel : de « mon site » à « notre bien commun ». Pour le moment, le mouvement des REL/OER gravit sa première marche qui le mène d’une culture centrée sur « mon site » vers une culture orientée par « notre bien commun ». La majeure partie de ceux qui créent des sites REL/OER prédestine les informations et les données à un profil particulier d’utilisateur, caractérisé en grande partie par ses besoins de recherche. Ceci est parfait… mis à part l’exclusion de ceux dont nous avons été incapables d’imaginer les besoins – ou les innovations. Pour citer Michael Caroll, si l’avenir de l’apprentissage est interdisciplinaire, il devient alors évident que chaque contenu central pour nous est aussi une part marginale pour la discipline d’un d’autre. Un biologiste de l’évolution étudiant la spéciation du lézard aux Îles Galápagos a un ensemble de besoins très différent quand il interroge un site ouvert portant sur la géologie des îles que ceux imaginés par les géologues professionnels qui ont créé le site. Pourtant son besoin – et les bénéfices du croisement des spécialités – n’en est pas moins réel. Ceci ne demande pas seulement une ouverture légale ou technique mais un changement de direction culturel. Pour paraphraser John Seely Brown et Dan Atkins, nous avons besoin de faire évoluer notre perspective de « ce didacticiel est le mien » à « ce didacticiel est là pour l’exploitation (ouverte) » [6].

Les objectifs que nous avons décrits ici ne sont pas des conditions suffisantes pour le succès du mouvement REL/OER. Ce mouvement a également besoin d’attirer l’attention du public. Il a besoin d’une compétition loyale pour fournir des contenus de grande qualité, des mesures rigoureuses de son impact et de son succès, et d’un bras de fer sérieux avec les bureaucraties à tous les niveaux d’enseignement. Nous avons besoin de déployer la même ingéniosité pour classer et taguer les REL/OER que celle que nous déployons pour vendre des livres, ou pour laisser des adolescents flirter entre eux sur MySpace. Cependant, nous croyons que ces objectifs sont des conditions nécessaires au succès – et qu’il nous faut les défendre, chacune indépendamment, si nous souhaitons tirer le meilleur de l’investissement social dans la formation à distance.

Il s’agit, pour la communauté REL/OER, de discuter des normes et des meilleures pratiques nécessaires pour que le mouvement survive et prospère. Nous vous invitons à travailler avec nous. Au minimum, nous devons faire en sorte que les millions de dollars versés pour des Ressources éducatives libres ne finissent pas par construire des îlots éparpillés de contenus incompatibles et mutuellement incompréhensibles. Une Tour de Babel pédagogique serait la marque tragique d’une opportunité manquée, même si la plaque laissée sur la porte affirmerait qu’une telle construction est ouverte à tous.

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James Boyle est professeur de Droit à l’Université de Duke (États-Unis). Il est fondateur du Center for the Study of the Public Domain, membre fondateur du bureau de Creative Commons, qu’il a présidé en 2009. Il a publié Shamans, Software and Spleens : Law and the Construction of the Information Society (1997), et The Public Domain (2010). Il tient une chronique économique régulière dans le Financial Times, et a obtenu de nombreux prix pour son travail sur le domaine public.

Après un doctorat en biologie, Ahrash Bissel, enseignant et chercheur à Duke University (États-Unis), s’est intéressé à l’usage des technologies pédagogiques, la validation des formations et le partage interdisciplinaire. Fondateur de ccLearn, secteur spécialisé de Creative Commons, il est aussi consultant auprès de l’Alexandria Archive Institute. Il tient un blog sur les questions pédagogiques http://blogs.p2pu.org/ahrash_bissell/

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[1] Nous utiliserons le sigle REL/OER tout au long de cet article pour désigner à la fois les ressources produites et le mouvement pédagogique et technique qui les porte. L’Agence universitaire de la Francophonie a opté pour la traduction « ressources éducatives libres », mais l’acronyme REL n’est pas encore entré dans les mœurs. De même, les notions de « libre » et « ouvert » sont issues de débats dans le mouvement du logiciel libre, mais portent beaucoup moins de charge ici. Nous parlerons donc de la liberté des ressources elles-mêmes, et de l’ouverture de ce qui permet l’accès à ces ressources.

[2] http://ocw.mit.edu/OcwWeb/Global/Ab...

[3] http://ocw.mit.edu/OcwWeb/Global/Ab...

[4] MERLOT Intellectual Property Policy : http://taste.merlot.org/intellectua...

[5] « Giving Knowledge for Free : The Emergence of Open Educational Resources », (OECD) : http://www.sourceoecd.org/education... Est-ce par ironie que le rapport n’est pas directement accessible au public et comporte la légende : « Aucune reproduction, copie, transmission ou traduction de cette publication n’est autorisée sans autorisation écrite » ?

[6] A Review of the Open Educational Resources (OER) Movement : Achievements, Challenges and New Opportunities. Dan Atkins, John Seely Brown, Allen Hammond, 2007, The William and Flora Hewlett Foundation, page 10 : http://www.hewlett.org/Programs/Edu...

Posté le 2 mai 2011

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