5. Un réservoir d’idées pour la politique et l’action publique

Dès sa création, Vecam revendique un positionnement plus réformiste que contestataire dans l’espace de mobilisation autour de l’internet. Il s’agit pour ses membres « d’être force de propositions et de solutions » mais aussi de défendre, contre un déterminisme technologique volontiers apolitique, une politisation des projets de société de l’information. Cette position s’appuie sur des liens forts avec le monde de la « gauche plurielle » : Franck Sérusclat, sénateur socialiste, Michel Hervé, député socialiste européen, ou encore Guy Hascoet et Yves Cochet, députés Les Verts, comptent ainsi parmi les premiers adhérents de l’association. Les échanges avec des élus et des responsables politiques se consolident autour des travaux gouvernementaux sur la société de l’information et favorisent une intervention de Vecam dans la formalisation de l’action publique numérique. Pour autant, la constitution de Vecam en think-tank politique est largement inachevée, reflétant en cela des tensions internes autour d’une défense de l’autonomie politique de ses membres.

La contribution aux politiques publiques

Si les appropriations politiques locales des technologies de l’information et de la communication sont nombreuses durant les années 1990, la politique gouvernementale est à l’époque plus frileuse, voire réticente, à l’égard d’une promotion de l’internet dans la société (voir supra). L’alternance politique de 1997 favorise un changement de cap et d’ampleur quant à la conduite des politiques de diffusion des nouvelles technologies dans la société. Le 25 août 1997, Lionel Jospin exprime ainsi dans un discours à l’université de la communication d’Hourtin (Encadré 7) sa volonté de développer une politique publique favorable au développement de l’internet en France et entend donner un ancrage à gauche au projet de société de l’information [ 48 ].

Encadré 7 : Les universités de la communication d’Hourtin, lieu de rencontre de l’internet français.

En 1980, Marcel Desvergnes, membre de la Ligue de l’enseignement et directeur du CREPAC (Centre régional d’éducation permanente et d’action culturelle) d’Aquitaine lance l’idée d’une rencontre annuelle entre professionnels, politiques et usagers autour de la culture audiovisuelle. L’Université de la communication est née. Elle devient en une dizaine d’années un lieu incontournable d’échange sur les transformations du rapport à l’image et à la culture induites par les nouvelles technologies. À la fin des années 1990, les principaux intéressés à l’internet et aux médias citoyens s’y retrouvent, et plusieurs membres de Vecam témoignent y être régulièrement allés. L’association organise même des ateliers et débats, notamment un séminaire sur les « réseaux citoyens et réseaux multimédias en Europe » en août 1998. Cette présence consolide les liens entre Vecam et la Ligue de l’enseignement, dont le secrétaire national délégué à l’éducation, la culture et la société de l’information, Éric Favey, est aussi membre fondateur de Vecam et président de l’association entre 2000 et 2002. Haut lieu de politisation des questions numériques, l’Université de la communication d’Hourtin est un espace de débat où se confrontent différentes visions des technologies, enthousiastes ou critiques, notamment autour du droit d’auteur.

Les membres de Vecam sont alors impliqués dans les consultations qui président à l’adoption du PAGSI (Programme d’action gouvernemental pour la société de l’information), notamment sur son volet éducatif. L’association reçoit à cette époque le financement de plusieurs ministères pour son action en faveur d’une appropriation sociale et politique des technologies. Elle rédige par exemple pour le ministre de la Ville Claude Bartolone un rapport sur la démocratie locale et les usages de l’internet en 1999 et participe à la Mission interministérielle pour l’accès public à internet (MAPI), pour la mise en place des espaces publics numériques.

En sus du développement d’une action gouvernementale, les partis politiques s’emparent progressivement des outils technologiques pour penser la mue de leur organisation politique dans la société de l’information. Les membres de Vecam paraissent néanmoins peu présents dans l’animation de TemPS réels, la section numérique du Parti socialiste qui voit le jour à ce moment (Ronai, Beauvallet, 2005). À l’inverse, les liens avec le parti Les Verts se consolident d’abord avec Michel Briand, élu local à Brest qui rejoint Vecam, mais aussi avec Véronique Kleck qui prend part à plusieurs projets de ce parti. En 2000, elle participe en effet à une mission sur la reconfiguration de l’organisation partisane dans la société numérique, dans le cadre des États généraux de l’écologie politique. Quelques mois plus tard, elle entre au gouvernement dans le cabinet de Guy Hascoët, alors secrétaire d’État à l’Économie solidaire. Nommée conseillère technique en charge des technologies de l’information, elle s’occupe de deux chantiers : la mise en place d’un portail internet de l’économie sociale et solidaire, et la coordination d’un appel à projet pour la diffusion de l’internet dans le secteur associatif. L’entrée de Véronique Kleck renforce les liens de Vecam avec l’espace institutionnel de formalisation des politiques publiques, notamment le réseau des conseillers technologies de l’information, parmi lesquels on trouve des proches de Vecam et des mobilisations de l’internet, tels que Pierre Oudart (ministère de la Culture), Vincent Moisselin (ministère de la Ville) ou Godefroy Beauvallet (Mission interministérielle de soutien technique pour le développement des technologies de l’information et de la communication dans l’administration). L’expérience du gouvernement se révèle pourtant difficile, et Véronique Kleck est contrainte à démissionner à la suite de critiques concernant l’attribution de subventions à Vecam par le secrétariat d’État [ 49 ]. En entretien, Véronique Kleck évoque ainsi une expérience « particulièrement violente » dans un gouvernement où, malgré le volontarisme et l’appui de certains partenaires, la question des technologies est loin d’être prioritaire.

Le retour de la droite au gouvernement à partir de 2002 contribue à l’éloignement de Vecam du monde politique national : le soutien ministériel aux projets de l’association s’amenuise et les partenaires politiques de Vecam quittent le gouvernement et son entourage. La nouvelle conjoncture politique semble ainsi avoir contribué au tournant vers les communs et le local, présenté précédemment.

Véronique Kleck
Véronique Kleck lors de la conférence du 1 avril 2005.

Après dix ans d’absence de la gauche au pouvoir, la victoire de François Hollande en 2012 apporte de nouvelles occasions à Vecam d’intervenir dans l’espace institutionnel national, avec notamment le renouvellement du CNNum (Conseil national du numérique). Cet organe consultatif, créé par Nicolas Sarkozy pour assurer la représentation de l’économie numérique, connaît en 2012 une mue importante. Chargé désormais de conseiller le gouvernement sur sa stratégie numérique, cette évolution du CNNum favorise l’intervention des chercheurs et du secteur associatif dans la réflexion sur les politiques numériques. Cette transformation est menée par son nouveau président Benoît Thieulin, ancien responsable de la campagne en ligne de Ségolène Royal en 2007 et créateur de l’agence numérique la Netscouade. Valérie Peugeot et Michel Briand rejoignent le nouveau collège du CNNum en 2013, la première comme vice-présidente de l’institution. Il est difficile d’évaluer l’influence propre de Vecam sur les travaux et propositions du Conseil dont plusieurs membres ont côtoyé l’association dans ses combats pour l’internet citoyen ou les communs. Valérie Peugeot et Michel Briand ne participent d’ailleurs pas au collège en tant que membre de Vecam mais au nom de leur expertise propre sur les sujets numériques. On retrouve néanmoins dans le rapport « Citoyens d’une société numérique » [ 50 ], dédié aux questions d’inclusion numérique et coordonné par Valérie Peugeot, de nombreux thèmes chers à l’association comme l’importance des médiations entre acteurs et l’attention à leur pouvoir d’agir, sur et par les réseaux.

Conseil national du numérique
Séance plénière du Conseil national du numérique. Valérie Peugeot et Michel Briand à gauche sur la photo.
Ambition numérique : numérique et démocratie participative
Rapport sur l’inclusion numérique’

L’expérience du Conseil National du Numérique confronte néanmoins Vecam à des freins politiques persistants, concernant notamment la promotion des communs. La proposition, travaillée par le Conseil, d’inscrire la reconnaissance du « domaine commun informationnel » dans la loi « République numérique » est finalement abandonnée dans les arbitrages intra-gouvernementaux (Bellon, 2021). La participation de Vecam au CNNum est également considérée d’un œil plus critique par certains membres de l’association, qui prolongent ici une interrogation de longue date sur leur positionnement à l’égard de l’espace politique institutionnel.

Michel Briand
Valérie Peugeot et Benoît Thieulin

Un positionnement en question

Depuis son origine, le rapport de Vecam aux institutions gouvernementales et politiques a pu être source de tensions, en interne comme en externe. En entretien, plusieurs membres historiques témoignent d’une difficulté à négocier la bonne distance au pouvoir, comme ici Véronique Kleck :

« C’était compliqué parce que, dans Vecam et à l’extérieur, il y avait d’une part des gens qui étaient vraiment dans un militantisme pur et dur, et d’autres qui étaient plus dans l’alliance avec le pouvoir et qui disaient : ‘‘à l’intérieur, on peut peut-être faire changer les choses, on peut peut-être faire des choses nouvelles”. Moi j’ai toujours eu l’impression de me balader entre les deux »

Cette tension, que l’on retrouve dans de nombreuses autres organisations militantes, se traduit par des discussions animées en interne, dont les comptes rendus des conseils d’administration se font parfois le reflet euphémisé. La participation aux instances gouvernementales, qu’il s’agisse d’une délégation de la Dot Force en 2000 ou du CNNum, présente à chaque fois une opportunité et un risque, bien identifiés par les membres de Vecam [ 51 ]. D’un côté, la présence de Vecam dans ces instances permet de porter à un haut niveau politique les idées travaillées par l’association, de l’autre, il s’agit de ne pas servir d’« alibi » société civile dans un processus de décision verrouillé. C’est souvent le premier argument qui a prévalu pour justifier l’engagement de Vecam à différentes commissions de consultation politique. Ces participations n’ont pas empêché les déceptions ni les critiques internes, mais ont néanmoins permis à l’association de défendre, dans des lieux très divers, l’accès public à l’internet, le soutien au web non-marchand ou la promotion des communs.

La position de Vecam la distingue également d’autres associations numériques, dédiées à la défense des droits et des libertés sur internet, comme l’APRIL ou, à partir de 2008, la Quadrature du Net. Ce sont ces dernières qui mènent en France la contestation aux projets politiques de renforcement de la propriété intellectuelle en ligne, notamment les lois DADVSI en 2005 et Hadopi en 2009. Vecam n’est certes pas absente de ces mouvements : les prises de position publiques de l’association [ 52 ] à l’égard de DADVSI, d’ACTA mais également du projet de loi sur la Société de l’information en 2000 sont très critiques à l’égard d’une lecture trop industrielle ou économique des enjeux de la société de l’information. Mais l’association ne s’est jamais constituée en structure de coordination de ces oppositions, à l’inverse de la Quadrature du Net par exemple. Le positionnement de Vecam doit plutôt être analysé de manière relative, dans un espace de mobilisation qui est tout autant un espace de coopération que de concurrences entre organisations. Les membres de l’APRIL, pourtant partenaires de Vecam à d’autres moments, ont pu parfois jouer de ces oppositions pour mettre en avant leur absence de compromission à l’égard du pouvoir, ou leur forte expertise technique, et fustiger à l’inverse la participation de Vecam aux instances gouvernementales. Mais selon nous, la particularité de Vecam au sein de cet espace est moins d’avoir monopolisé, ou même revendiqué, la représentation d’une société civile en réseau auprès des pouvoirs publics, que d’avoir joué un rôle de médiation entre différents pôles de mobilisation

Reboot Vecam
Reboot Vecam
Reboot Vecam. Une réunion de travail ouverte tenue le 12 mai 2016 pour réfléchir collectivement à l’avenir de l’association. La soirée réunit les membres de l'association et des personnalités impliquées dans différents réseaux proches de l'association.
Reboot Vecam
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