Publication : Enjeux éthiques des (biens) communs

La revue Ethique publique a consacré une livraison aux biens communs. Plusieurs membres de l’association Vecam ont contribué au pilotage de ce numéro, aux côtés de Florence Piron. Nous reproduisons ici la présentation du numéro et vous invitons à en découvrir le contenus.

La question des (biens) communs se trouve à un triple carrefour. Alors que le concept a gagné en notoriété dans le monde scientifique depuis l’obtention du prix Nobel d’économie en 2009 par Elinor Ostrom pour ces travaux sur les communs naturels, la littérature scientifique sur le sujet est encore relativement confidentielle. À l’inverse, les mouvements sociaux et citoyens convoquent de plus en plus les communs comme horizon de sens de leurs engagements, au risque de diluer la pertinence et la force transformatrice. Dans un même temps, les communs font actuellement leur entrée dans l’arène politique proprement dite, notamment en France à l’occasion du projet de loi sur le numérique, suscitant en retour des mouvements anti-communs agressifs, notamment dans le monde des industries culturelles.

Une des manifestations à la fois de cette timidité scientifique et de cette effervescence des pratiques transparaît tout d’abord dans la difficulté à définir les communs. Le concept est particulièrement complexe puisqu’il peut se lire à travers une grille économique – une ressource, les conditions de sa propriété et de son partage –, mais aussi sociologique – les caractéristiques de ces communautés agissantes et leurs pratiques sociales – ou encore politiste – les conditions de gouvernance permettant de protéger la ressource des enclosures et assurant sa pérennité, voire son développement. Convoquant par définition des approches transdisciplinaires, mais aussi embarrassé de sa dimension transformatrice, il peine à entrer dans les cursus de recherche. Cette difficulté à en fournir une définition globale et consensuelle n’est pas propre au monde scientifique : les communautés qui se revendiquent des communs mettent parfois l’accent sur le refus de la propriété et du marché comme horizon indépassable de l’économie, d’autres fois se prévalent avant tout de leurs capacités auto-organisatrices et des vertus démocratiques associées, ou encore embarquent dans les communs toutes formes de mouvements sociaux pour peu qu’ils se retrouvent dans certaines valeurs transformatrices – de la lutte contre l’extractivisme à la diffusion des savoirs, des monnaies locales au code source ouvert.

Cette difficulté a construire une définition unifiante, et le floutage qui en résulte, s’explique entre autres par deux phénomènes : toute une série de mouvements citoyens qui se sentaient orphelins d’une narration politique cohérente depuis le début des années 1990, voient dans les communs un horizon de sens à la fois mobilisateur et ouvrant de nouvelles perspectives. Ils tendent dès lors à raccrocher à ce concept un ensemble de luttes et de mouvements sociaux sans que la cohérence y trouve nécessairement son compte. L’importance sans cesse croissante des enjeux qui appellent nécessairement des réponses à l’échelle mondiale – des questions environnementales à la gestion d’internet pour ne citer que deux exemples – oblige les communs à se réinventer un destin universel. Nés historiquement dans les territoires, parfois à l’échelle d’un quartier ou d’un immeuble, on les convoque subitement à la barre planétaire. Un changement de focale radical qui fait peser sur les penseurs comme les acteurs des communs une lourde responsabilité.

Sur cette toile de fond, le présent numéro poursuit un double objectif : contribuer modestement à éclairer le concept dans une approche qui transcende les cadres disciplinaires, tout en tissant des ponts avec les praxis portées par une série d’acteurs des communs. À ce titre, ce numéro assume le mélange de genres : aux articles scientifiques proprement dits, succèdent des retours d’expériences, nourrissant et questionnant dans un aller-retour le cadre théorique proposé par Ostrom et l’école de Bloomington.

De nombreuses questions liées aux valeurs et à l’éthique peuvent légitimement être soulevées à l’égard des communs. Des communautés de communs poursuivent-elles nécessairement des finalités souhaitables ? N’existe-t-il pas des communautés agissantes qui répondent aux critères formels des communs mais semblent poursuivre des objectifs en contradiction avec l’intérêt général ? À titre d’exemple, une communauté d’open hard ware travaillant à la conception et au design d’armes en open source pourrait-elle être considérée comme un commun ?

Prenant le contre-pied d’une abondante littérature qui place la ressource – la forêt, le logiciel, la molécule – et les conditions de son partage, de sa sortie d’un régime de propriété privée ou publique au cœur de la définition d’un commun, les contributeurs construisent leurs réflexions autour de la question de la gouvernance des communs, véritable fil rouge de ce numéro d’Éthique publique. L’articulation des rôles entre les communautés de communs et la puissance publique – qu’il s’agisse de collectivités territoriales, de l’État ou du supranational – est particulièrement remise en question : la puissance publique est-elle un simple agent protecteur des communs ? Doit-elle plutôt en être l’arbitre externe, voire l’initiateur ? Les acteurs publics sont-ils en capacité de mobiliser les communautés de communs ou sont-ils enfermés dans une vision défensive, voire concurrentielle, qui en font des adversaires des communs plus que des partenaires ?

Même si la question des valeurs et des finalités n’est abordée qu’à la marge, il n’y a dans cette livraison aucune sacralisation des vertus transformatrices des communs, bien au contraire. Il y a d’emblée, pour l’essentiel des contributions, le refus d’une approche naturaliste des communs : loin de tout déterminisme, plusieurs auteurs proposent des critères qui permettent d’arbitrer au cas par cas le régime le plus approprié – public, privé ou commun. Par ailleurs, de nombreux articles montrent les nombreuses difficultés auxquels les communautés de « commoners » sont confrontées et la complexité des conditions à réunir pour qu’une gestion en commun fonctionne. Alors que certains n’hésitent pas à pointer une forme d’angélisme naïf attaché à la notion de communauté et de ses capacités coopératives, d’autres ne cachent pas leurs doutes quant à l’efficacité même de cette alternative en contexte de mondialisation, de pression financière sur les conditions de production du savoir et de transition écologique inassumée. En contrepoint de ces critiques, des pistes sont proposées pour dépasser ces difficultés, notamment par un ancrage dans le droit, une forme d’institutionnalisation, et les expériences décrites viennent éclairer les conditions de réussite de ces mobilisations. L’intention performative de nombre de ces articles rend l’ensemble particulièrement stimulant.

Le numéro s’organise autour de quatre questions centrales, qui toutes touchent de près ou de loin à la gouvernance des communs.

Le premier ensemble de quatre articles s’intéresse aux communautés qui sous-tendent les communs et les conditions de leur mise en mouvement. Pierre Crétois et Caroline Guibet Lafaye s’interrogent sur les conditions de viabilité de ces communautés auto-organisées et soutiennent qu’une autorité d’arbitrage leur est indispensable. Sylvie Goupil démontre à travers l’expérience d’une mobilisation citoyenne contre le gaz de schiste au Québec, comment la prise de conscience de l’existence d’un commun permet aux individus de dépasser une approche centrée sur une problématique de vie quotidienne individuelle et privée pour prendre pied dans l’action proprement politique. Marc Couture décrit les arbitrages auxquels un enseignant universitaire doit procéder lorsqu’il cherche à construire le collectif des étudiants comme un commun autour d’un outil de type wiki, tout en respectant des impératifs de confidentialité et les contraintes propres à un contexte d’apprentissage. Enfin, Marie-France Lebouc et Anne Chartier décrivent comment la communauté des chercheurs en sciences de gestion est soumise à des impératifs de publication qui nuit structurellement tant à la qualité de la recherche qu’au bénéfice des lecteurs, et comment les publications en libre accès ouvrent un chemin ténu pour y échapper.

Le second axe aborde la question de l’articulation entre les communs et le marché. Luc Bonet se refuse à un arbitrage ex nihilo entre l’agir stratégique véhiculé par une approche centrée sur les choix de l’individu isolé et l’agir communicationnel cher à Habermas, c’est-à-dire les choix guidés par des actions collectives auto-organisées, et soutient qu’il nous faut convoquer la théorie des coûts de transaction de Coase pour arbitrer entre marché et communs. Pierre Calame nous rappelle qu’il n’y a pas d’état définitif, qu’une ressource donnée peut successivement passer du marché aux communs ou inversement, avant de proposer une typologie de biens et de services susceptibles d’être gérés selon les cas par le marché, le secteur public ou en communs. Enfin, Stéphane Couture analyse comment un commun numérique emblématique, le logiciel libre, qui a toujours interagi avec le marché, n’est pas à l’abri de nouvelles formes d’enclosures, à l’heure du digital labor.

Vient ensuite la question du rôle de la puissance publique à l’égard des communs. Alain Létourneau s’interroge sur la façon dont ce que l’on considère habituellement comme un service public, peut embarquer des formes de gouvernance participative, afin d’aller vers une gestion en communs. Gaël Drillon nous démontre que la sécurité sociale française, conçue à l’origine selon un modèle d’autogouvernance, se fait aspirer d’une part par une gestion étatique, d’autre part par un management entrepreneurial, et appelle à un retour à l’esprit des origines. Michel Briand, fort de l’expérience menée par la municipalité de Brest, montre combien une collectivité a intérêt à faire preuve de bienveillance à l’égard des communs, mais également à favoriser et à accompagner la mise en place des infrastructures facilitatrices de dynamiques communes.

Enfin, les quatre derniers articles portent sur la question de l’échelle pertinente de constitution des communs sur toile de fond de mondialisation. Pierre Calame et Yolanda Ziaka soutiennent que l’État-nation ne constitue plus le cadre adéquat pour construire une éthique de la responsabilité universelle et appelle à codifier celle-ci à travers des pactes de coresponsabilité déclinable à différentes échelles territoriales. Antoine Verret-Hamelin ne renonce pas à une forme de justice distributive mondiale dans le champ des savoirs. Alexandra Razafindrabe nous décrit la difficulté à construire des communs sur un mode descendant, lorsque l’ONU et l’État invitent les communautés de base, sans qu’elles en aient fait la demande, à s’emparer d’une problématique – en l’espèce, la gestion des forêts de Madagascar –, qui peut se révéler en contradiction avec leurs intérêts objectifs. Enfin, Thomas Mboa Nkoudou propose une stratégie numérique de valorisation des savoirs locaux camerounais, porteurs de la culture d’une communauté.

On trouvera également dans la rubrique Zone libre un texte hors thème de Fatima Yatim proposant une réflexion comparative sur l’éthique de la gestion dans les organisations publiques et les organisations privées.

Vous pouvez accéder aux articles mentionnés sur le site de la revue.

Cet article a été repris et publié initialement sur le site Enjeux éthiques des (biens) communs
https://ethiquepublique.revues.org/2219