Copyfraud sur Le journal d’Anne Frank

Alors que se discute la Loi sur le numérique, et que la question de la protection du domaine public contre les appropriations abusives est en cours, la nouvelle publiée par le journal professionnel Livres-Hebdo le 6 octobre a fait l’effet d’une bombe. Le « Journal d’Anne Franck » n’entrerait pas dans le domaine public comme prévu au premier janvier prochain. Cet acte de copyfraud a eu le don de mettre hors d’eux tous les défenseurs du domaine public... et voici pourquoi.

Une œuvre entre dans le domaine public soixante-dix ans après le décès de son auteur(e). Entre temps, les enfants ou les « ayants-droit » se partagent les revenus de la vente des livres. Malheureusement, la définition de ce qui appartient au domaine public reste suffisamment floue, perclue d’exceptions et de cas particuliers, si bien que des individus ou des sociétés commerciales intéressés principalement par les bénéfices et non par le partage du savoir souhaitent revendiquer des « droits » au delà de cette période.

Dans le cas d’Anne Franck, le « Fonds Anne Franck » estime que l’œuvre posthume date de 1980... quand la version non-expurgée par le père de la pauvre jeune fille a été publiée. Il revendique donc la prolongation de la période d’exclusivité.. qui lui rapporte beaucoup. Cette pratique qui consiste à soustraire par de nombreux artifices (techniques, juridiques, contractuels...) des œuvres au domaine public est ce que l’on appelle le « copyfraud ». C’est justement pour pénaliser ces tentatives de soustraire des œuvres de l’usage commun qu’il est nécessaire d’avoir dans la Loi une définition positive du domaine public, que soient actées des sanctions pour les atteintes au domaine public et que les associations concernées par l’accès public aux œuvres puissent agir en justice pour défendre les droits du public.

Ces éléments figurent dans la Loi sur le numérique proposée par Axelle Lemaire, même si on peut penser qu’il serait préférable d’en accentuer certains aspects. Or cela déclenche des poussées de boutons parmi les rentiers qui vivent des travaux auxquels ils n’ont pas participé (70 ans après la mort d’un auteur les « ayants-droits » sont loin d’avoir accompagné le créateur ou la créatrice), ce qui les fait agir de façon déraisonnables pour restreindre l’accès des œuvres au domaine public.

Devant ces tentatives de voler le domaine public, de nombreux acteurs des libertés sur internet se sont mobilisés. D’une part pour fournir des arguments juridiques permettant de réfuter les revendications extravagantes de ce Fonds Anne Franck (voir par exemple le travail de Rémi Mathis rapporté par Tristan Nitot).

Mais surtout, Olivier Erzschteid dans son blog Affordance a vu rouge. Dans une très émouvante « Lettre à Anne Frank » , il montre combien le fait de voler une telle œuvre au domaine public va à l’encontre de la nécessaire lutte contre l’antisémitisme et pour la fraternité humaine.

Le domaine public est le lieu de la mémoire partagée. Frauder ce domaine public pour prolonger de façon indue des rentes et des bénéfices va à l’encontre de la notion même de partage ouvert et public... mais de surcroit possède dans le cas présent des relents dangereux. Quand on veut soustraire à la conscience commune la souffrance et la mémoire des massacres tragiques de la Seconde guerre mondiale et de la chasse raciste dont furent victimes les juifs d’Europe, on fait le jeu des tendances à la désagrégation du collectif et à la remontée du racisme qui mettent en danger l’avenir de notre continent.

Olivier Ertzscheid appelle donc à la « désobéissance civique » pour mettre cette question à l’ordre du jour. Quand les intérêts privés vont à l’encontre de l’intérêt général, il est du devoir des citoyens de relever la tête.

La traduction en français n’est pas encore dans le domaine public, ce qui limite la portée d’une opération collective de défense de l’intérêt général. Il est nécessaire de réaliser une nouvelle traduction (ouverte, en CC0 par exemple) pour que l’on n’oublie jamais le sort fait à cette jeune adolescente par la folie du régime nazi. Les manœuvres du « Fonds Anne Frank » pour éviter l’entrée des cahiers de cette jeune fille dans le domaine public sont dérisoires en regard de ce que nous vivons actuellement en Europe. En regard de l’intérêt général qui veut que cette œuvre soit plus que jamais diffusée et lue et qu’elle puisse émouvoir de façon à ce que jamais plus de telles situations ne reviennent.

Cette atteinte caractérisée à l’intérêt général et au domaine public doit nous inciter plus que jamais à soutenir les éléments de la Loi Lemaire qui vont dans le sens de la protection du domaine commun informationnel.