Accès à la connaissance - Access to knowledge

Compte-rendu de la conférence Access to knowledge
qui s’est tenue à l’Université de Yale du 21 au 23 avril 2006

par Hervé Le Crosnier (Université de Caen)

 
 

Dès là première intervention des trois jours d’une conférence exceptionnelle qui s’est tenue à l’Université de Yale du 21 au 23 avril 2006, le ton a été donné : un nouveau mouvement social prend conscience de lui-même sous nos yeux.

La prise de conscience de l’émergence d’un nouveau mouvement social

Université de Yale

Le cadre était a priori surprenant pour l’affirmation d’un mouvement social de l’ère du numérique : l’Université la plus huppée de la côte est des États-Unis, un ensemble de juristes, d’économistes, de bibliothécaires,... mais une énergie nouvelle pour prolonger les promesses de l’internet et de la société en réseau afin d’ouvrir pour tous, partout dans le monde, les bénéfices de l’accès à la connaissance.

La conférence "Access to Knowledge" ("a2k" dans le jargon qui émerge) se voulait l’occasion de réunir les principaux activistes, propagandistes et théoriciens de ce mouvement social émergent, afin de clarifier les perspectives et de se donner les moyens de contrer les offensives des "maximalistes de la propriété intellectuelle". Les trois jours furent intenses, provoquant la réflexion et incitant à l’optimisme et à l’action. Loin de se limiter à une dénonciation des tentatives de mainmise sur le savoir et la culture par les industries spécialisées (des médias, de la pharmacie, de l’édition scientifique ou de l’entertainment), la conférence a montré le caractère hautement productif pour l’ensemble de la société du partage des connaissances. Comme l’indiquait Jack Balkin dans son introduction, l’accès au savoir n’est pas uniquement une question de développement économique, mais aussi un outil de justice sociale et de participation démocratique.

Une centaine d’intervenant(e)s dans près de 20 panels, des séances plénières largement suivies, des discussion passionnées dans les couloirs, des prises de rendez-vous pour les événements à venir... tous les ingrédients étaient réunis pour le succès. Et les rencontres à venir devraient le confirmer : de Paris en juin 2006 pour la conférence de la TACD, à l’idée d’une conférence internationale en 2010, à l’occasion des 300 ans de la première loi sur le droit d’auteur (le "Statut d’Anne" en Angleterre).

La Conférence visait à renforcer la conscience collective de personnes venant de divers horizons géographiques et disposant de plusieurs corpus d’analyse (économie, droit, bibliothéconomie, participation citoyenne,...). Il en ressort une vision selon laquelle la construction d’une société de justice sociale, d’indépendance et de démocratie citoyenne au 21ème siècle ne pourra pas faire l’impasse sur la question du partage du savoir et sur les régimes de financement de la recherche, de l’éducation, de l’innovation et de la création.

Un cadre théorique pour un nouveau mouvement social

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Jack Balkin
Jack Balkin

La Conférence était organisée par le "Information Society Project" de l’Université de Yale. Son Directeur, Jack Balkin, a introduit la première séance plénière en présentant les trois points essentiels pour définir un cadre au mouvement de l’accès aux connaissances :

  • L’accès aux connaissances est une demande de justice sociale. Ce mouvement émerge des changements produits dans la société et dans l’économie par les nouvelles technologies et les réseaux. Alors que se développe une économie globale, le contrôle sur le savoir et l’information détermine de plus en plus le niveau de vie et le pouvoir. Il ne s’agit pas de faire une balance optimale entre l’équité et l’efficacité. Ce combat ne se limite pas au meilleur partage d’un gâteau, mais sur la façon de faire un gâteau plus grand et de le partager plus équitablement : donner à chacun les moyens de faire un gâteau et de le proposer aux autres.
  • L’accès aux connaissances est une question de développement économique, mais aussi une question de participation individuelle et de liberté humaine.
  • L’accès aux connaissances concerne évidemment la question de la propriété intellectuelle, mais il va bien au delà. Même les lois de propriété intellectuelle les plus restrictives n’expliquent pas à elles seules les difficultés d’accès aux connaissances dans le monde entier. Il convient aussi de considérer la mise à disposition d’accès universels aux télécommunications, les services de santé, la censure,... L’existence d’une sphère publique, la liberté de la presse, la transparence, toutes questions évidemment liées à l’accès au savoir, sont les meilleurs moyens de lutter contre la corruption et d’assurer que les gouvernements servent bien l’intérêt de toute la société.

Et Jack Balkin de conclure : "Permettez-moi de généraliser sur ce dernier point : l’accès universel aux télécommunications, la distribution d’ordinateurs gratuits, la construction de bibliothèques et de télécentres, le partage de l’information agronomique entre les paysans, l’éducation des femmes, notamment sur la santé et la contraception,... sont parmi les choses les plus importantes que les pays peuvent mettre en place pour promouvoir l’accès aux connaissances pour la part la plus large de leur population. Je voudrais insister : les gouvernements défendent l’accès au savoir de bien d’autres manières qu’en édictant des lois sur la propriété intellectuelle : au travers de formes de régulation et de dérégulation, au travers de politiques pour encourager les acteurs privés à produire des savoirs et des biens informationnels, et aussi au travers de la capacité des gouvernements à fournir leur propres systèmes d’information, de savoir et d’éducation."

Un outil d’organisation, de promotion et d’incitation politique autant qu’un cadre d’analyse

Sisule Musungu représentait le South Centre, un think-tank collectif des pays du Sud (anglophones) qui a vocation à aider les diplomates de ces pays à participer à l’élaboration des lois internationales à Genève. Son intervention visait à replacer le mouvement pour l’accès aux connaissances dans le contexte du débat à l’OMPI (Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle) sur "l’Agenda du développement". Il s’agit de la rencontre entre une démarche émanant de pays en développement auprès de l’OMPI et de mouvements qui veulent définir l’espace de liberté autour de l’accès au savoir. Et de rappeler les étapes de construction de ce mouvement, depuis l’Appel de Genève sur le futur de l’OMPI, jusqu’aux réunions de travail organisées en 2005 à Genève et à Londres pour faire avancer le corpus de réflexion collective des différents mouvements, notamment autour des réseaux de consommateurs, des bibliothèques du monde (avec la participation de IFLA, INternational Fédération of Libraries Organisations - Fédération Internationale des Associations de Bibliothécaires) et d’activistes du Sud comme le Thirld World Network.

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Sisule Musungu
Sisule Musungu

Le concept de l’accès aux connaissances permet de mieux défendre les revendications des pays en développement pour un changement équitable des règles légales et institutionnelles mondiales. Il offre des perspectives claires, qui sont à même de toucher les dirigeants et d’offrir des modes de calcul et d’évaluation des avancées ou des reculs de la construction d’une société solidaire de l’information. En ce sens, l’accès aux connaissances est un outil politique qui permet de faire sortir les questions de propriété intellectuelle du cadre très technique dans lequel il est enfermé actuellement.

Sisule Musungu a appelé à considérer le mouvement de l’accès aux connaissances en liaison avec plusieurs autres cadres normatifs mondiaux, comme celui des Droits Humains, celui du développment, celui pour l’accès libre à la culture et enfin à l’insérer dans le cadre économique afin de développer une autre vision de l’efficacité du partage des connaissances.

Les droits humains

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Davinia Ovett
Davinia Ovett

La question de la relation entre le mouvement pour l’accès aux connaissances et le combat sans cesse renouvelé pour les Droits humains a occupé de nombreux débats. Davinia Ovett, de l’ONG 3D a présenté ces questions dans la plénière d’ouverture. 3D (-> Trade - Human Rights - Equitable Economy) est une organisation non gouvernementale, indépendante et à but non lucratif basée à Genève. 3D encourage la collaboration entre les professionnels du commerce, du développement et les défenseurs des droits humains afin que les réglementations commerciales soient élaborées et appliquées dans l’objectif d’une économie équitable.

L’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme précise "Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.". En faire un outil pour le mouvement de l’accès aux connaissance ouvre deux portes :

  • Le mouvement regarde plus loin que les questions de propriété intellectuelle, ce qui fut un leitmotiv des trois jours. Des verrous sont posés sur la libre circulation des idées (par des droits excessifs comme par l’absence de droits). Les ouvrir a des conséquences sur de nombreux domaines de l’échange et du partage du savoir.
  • les États qui ont signé la DUDH doivent prendre toutes les mesures qui s’imposent pour ouvrir l’accès aux connaissances. Cette responsabilité des États peut entrer en conflit avec les intérêts des transnationales, notamment dans la communication et les médias globaux

Davinia Ovetta aussi introduit une question qui sera reprise par James Love : les industries basées sur la gestion de propriété intellectuelle ont détourné les messages de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme par une interprétation restrictive. Le mouvement pour l’accès aux connaissances doit aujourd’hui redresser la barre et montrer que le texte de la DUDH, la lettre et l’esprit, au moment de son écriture en 1948, voulait dire des choses bien plus ouvertes que l’interprétation actuelle diffusée par les médias globaux.

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James Love
James Love

En particulier, James Love a plaidé pour que l’on trouve une solution destinée à rejoindre les deux parties de l’Article 27 de la DUDH :

  • 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.
  • 2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur.

Pourquoi maintenant ? Quelle importance ? Que faire ?

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Yochaï Benkler
Yochaï Benkler

L’intervention de Yochai Benkler était attendue. A la fois parce qu’il a été une des chevilles ouvrières de l’organisation de ce colloque, mais aussi parce qu’il vient de publier un livre séminal sur ce sujet : "The wealth of networks" (un jeu de mot sur le livre de Adam Smith "The wealth of nations"). La prise de parole fut à la hauteur des espérances. Un discours rapide, brillant, capable de survoler un vaste panorama, mais aussi de faire prendre corps au sentiment d’émergence de quelque chose de nouveau, de fort et aussi d’actuel. Non pas un mouvement s’appuyant sur de longues pratiques, mais le sentiment que nous assistons à un phénomène de cristallisation, quand de partout le changement de phase se produit. Non pas un mouvement qui s’oppose à des tendances lourdement inscrites dans les sociétés, mais au contraire, un mouvement mobile, inventif pour contrer une volonté de mainmise sur la culture et la connaissance qui est très récente, datant au plus d’une vingtaine d’années, et donc aisément renversable.

La scène actuelle est marquée par la conjonction de plusieurs facteurs :

  • le passage de la décolonisation à l’intégration mondiale
  • la montée en puissance de l’économie de l’information, avec des rythmes différents selon les pays, mais qui globallement concentre le capital dans des industries dépendantes de la connaissance.
  • le basculement d’une économie industrielle de l’information (médias et télécoms) vers une économie en réseau, plus concurrentielle et offrant des potentiels nouveaux aux acteurs
  • l’émergence d’une vision alternative qui ne serait plus basée sur les stratégies d’États comme le communisme ou l’État providence, mais qui s’appuierait sur la mise en oeuvre des droits humains, d’une politique participative et la conception du développement comme une nouvelle liberté dans le monde.

Les deux premiers facteurs montrent une intégration croissante entre l’organisation du marché et la question de la propriété intellectuelle, notamment dans la production de médicaments (génériques indiens ou brésiliens) et dans la mise en oeuvre de négociations bilatérales dans lesquelles les États-Unis imposent des règles sur la propriété immatérielle qui vont bien au delà des accords internationaux.

La conception que des industries aussi diverses que la pharmacie, l’électronique et Hollywood seraient des "industries de la propriété intellectuelle" date seulement des années 80. Il est possible de faire machine arrière, comme nous l’ont montré les mouvements de malades du SIDA et les exceptions qu’ils ont obtenu à Doha. La mobilisation des scientifiques pour la libre-publication des articles et pour la mise à disposition des données fondamentales (comme celles du décryptage du génome humain) marque de nouvelles alliances dans la construction d’un mouvement large et ouvert. Les nouvelles pratiques basées sur la connaissance (comme Wikipedia) et la radicalisation du mouvement des logiciels libres (qui construit l’opposition aux brevetage des algorithmes) sont symptomatiques.

Et Yochaï Benkler de conclure : "Nous sommes à un moment charnière. Nous avons l’opportunité de construire une coalition pratique, culturelle et intellectuelle dans un moment de grande transformation. Les enjeux sont élevés : comment pourrons-nous être des individus libres, égaux et productifs dans une économie de l’information en réseau. (We stand at the moment of opportunity. We have an opportunity to forge a practical, cultural and intellectual coalition at a moment of transformation. The stakes are high, the question is how should we be as free, equal, productive human beings in a global network information economy.)"

Décliner ces perspectives dans les différents secteurs

Après une telle mise en perspective, la conférence s’est orientée sur deux tableaux :

  • Des ateliers pour évaluer les diverses situations dans lesquelles la question de l’accès au savoir devient essentielle pour la justice sociale et le développement
  • Trois autres séances plénières pour creuser encore ce sillon, sur l’économie de l’information, sur les enjeux politiques et sur les limites auxquelles est confronté l’accès aux connaissances.

Accès aux connaissances et médicaments

Particulièrement sensible fut l’atelier sur les médicaments. Animé par Ellen ’t Hoen de Médecins sans frontières, l’atelier nous a mis en face des conséquences immédiates pour la vie des humains de politiques de restriction sur les connaissances.

Dilip Shah, témoin de l’expérience des génériqueurs indiens, nous a rappelé que 80% des médicaments sont utilisés par moins de 20% de la population mondiale. Son appel à rétablir l’équilibre s’est terminé par une demande auprès des chercheurs des Universités : mentionner dans leurs accords de partenariat que les licences doivent être limitées aux pays riches (États-Unis, Europe, Japon) et rester libres pour les autres.

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Ellen ’t Hoen

Car Ellen ’t Hoen nous avait rappelé que la pression des fabricants de génériques a permis une meilleure diffusion des médicaments, notamment des tri-thérapies contre le SIDA. Mais que le retour en arrière lié aux changements des lois sur les brevets de médicaments imposés par l’OMC avait déjà des conséquences dramatiques. En particulier pour les traitements de "deuxième ligne", plus récents et à ce titre non-soumis à la concurrence des génériqueurs. Dès lors les grands trusts pharmaceutiques peuvent suivre l’exemple de Abbott, qui refuse de vendre à MSF la nouvelle version de son traitement aux prix convenus pour la première version... qui malheureusement fond à 45 degrés, ce qui rend son usage difficile dans les pays tropicaux et équatoriaux (l’histoire complète est racontée à http://www2.paris.msf.org/site/actu.nsf/actus­/sidakaletra110406).

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Frederick Abbott
Frederick Abbott

Frederick Abbott a dressé le tableau des changements radicaux de l’industrie pharmaceutique. Rappelant que les technologies de l’information permettaient de multiplier les lieux de recherche, les capacités à effectuer des tests (un nouveau marché, pour lequel l’Inde se positionne), et la fabrication de produits de haute qualité, il a prédit une concurrence mondiale sur tous les secteurs, de la recherche fondamentale à la fabrication, en passant par le développement et les tests, qui devrait se traduire par une baisse des prix et un regain d’innovation. Dans le même temps, ce sont les entreprises pharmaceutiques de l’OCDE qui monopolisent les marchés par des règles légales (brevets) et commerciales (barrières à l’accès aux marchés). Il estime que le niveau des industries pharmaceutiques des pays émergents ne leur permet pas de jouer sur le terrain miné par les règles protectionnistes de l’OCDE et doivent donc établir leurs propres stratégies industrielles. Ce qui ne doit pas dédouaner les États de la mise en place de politiques pour permettre l’accès de tous aux médicaments. Le texte complet de son intervention, à la fois très technique et bien argumentée est disponible :
http://research.yale.edu/isp/a2k/wiki/index.p­hp/Access_to_Medicine_Panel

Les connaissances traditionnelles

L’atelier sur les connaissances traditionnelles nous a permis de poser des problèmes de justice et de reconnaissance. Comme l’a souligné Eric Kansa, la sous-protection est néfaste pour l’accès aux connaissances. Les connaissances traditionnelles ne sont pas un "patrimoine", car elles sont renouvelées et enrichies à chaque génération. Cela doit conduire à la mise en place de stratégies construisant un réel échange entre les communautés et le marché mondial. On ne peut donc appliquer une solution unique à toutes les situations. Le modèle différencié des Creative commons (plusieurs licences sous un même chapeau juridique) peut être une source d’inspiration pour une telle politique adaptée aux divers statuts et questions.

En soulignant que les savoirs traditionnels n’étaient pas du "domaine public" dans le sens occidental, Doris Long a plaidé pour de nouvelles oppositions : l’équilibre et non le droit d’accès absolu ; la supervision et non la propriété ; et la justice sociale à la place du concept fourre-tout de développement. Tandis qu’Anupam Chambers décrit les règles de propriété intellectuelle sur les connaissances traditionnelles comme une troisième "mouvement des enclosures", car la propriété immatérielle est faite pour les entreprises et leur forme d’organisation du monde, alors qu’il est bien plus difficile de définir les "communautés" qui détiendraient une culture.

Parce qu’elle remet en cause la notion de "propriété" alors même qu’elle valorise celles de "droit" et de "protection", la question des connaissances traditionnelles est un point très important pour élaborer une véritable nouvelle politique de l’accès aux connaissances. Dans ce domaine, les "bons sentiments" comme les valeurs absolues ne servent pas réellement à comprendre ce qui est en jeu : pillage intellectuel ou partage de savoir ?

Neutralité du réseau internet

Un autre point montrant que la question de l’accès aux connaissances va bien au delà des normes de propriété immatérielle est celui de la neutralité du réseau. Un atelier fut consacré à ce sujet. La question posée est celle de l’accès aux applications du réseau. Dans sa structure fondamentale, internet ne distingue pas les paquets d’information en fonction de l’application qui va les utiliser (que ce soit le mail, le web, ou bien la voix sur IP et le P2P). Or des évolutions techniques, économiques, et législatives récentes (de IPv6 au projet de loi déposé devant le Sénat des États-Unis) montrent que cette architecture dite end-to-end est remise en cause.

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Susan Crawford
Susan Crawford

Pour Susan Crawford, il s’agit d’une approche différenciée entre :

  • Les gens des télécoms (Bellheads) qui voient le réseau comme un ensemble d’infrastructures matérielles et logicielles dans lesquelles les lois doivent permettre au réseau d’assurer la sécurité de l’ensemble. Pour eux, la question centrale est de garantir la quality of service (QoS) en traitant de façon différentes les usages et en demandant un paiement en face d’une garantie de débit.
  • Les gens du réseau (net heads) pour qui le transport des paquets est indépendant des applications et la sécurité une responsabilité des deux pôles (serveurs et utilisateurs). Pour eux, l’internet est affaire de normes (les protocoles TCP et IP d’abord, puis les autres ensuite) et de mise en relation de machines et d’applications.

L’approche télécoms semble dangereuse pour Michael Geist, qui voit poindre le risque d’un internet à deux vitesses. D’une part des applications et des utilisateurs premium paieront pour un débit suffisant, alors que l’on pourra bloquer les sites qui dérangent. Le débat actuel entre les Fournisseurs d’accès et Google lui semble significatif : partant du besoin du numéro un des moteurs de recherche d’un accès rapide, les prestataires de réseau entendent lui faire payer l’usage de bande passante... Cette stratégie assortie de menaces sur un traitement différencié inverse, vise l’offreur et devrait rester indifférente à l’usager... mais insidieusement tendrait à augmenter la concentration des sites dans les mains de ceux qui peuvent payer pour ces accès à grande vitesse. Quittant la logique du réseau, nous retrouverions les difficultés des médias diffusés, notamment une augmentation importante du "ticket d’entrée" similaire à ce que l’on connaît dans l’audiovisuel.

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Sean O’Siochru
Sean O’Siochru

Car cette question de la concentration pour des raisons techniques qui finit par avoir des répercussions sur le contenu et l’orientation des fournisseurs d’information, existe déjà dans le monde des médias. C’est ce que Sean O’Siochru est venu rappeler pour montrer que l’accès à la connaissanc est aussi l’accès à une information libre et pluraliste. Et que la capacité à s’appuyer sur des réseaux publics est un élément essentiel dans les pays en développement. L’intégration verticale des opérateurs est en effet d’autant plus dangereuse que ces pays ont des autorités de régulation (des télécoms comme des médias) qui sont très faibles. Le potentiel d’ouverture vient au contraire d’une dynamique ascendante, comme a pu le montrer le mouvement des radios communautaires. Les médias, les sites et les réseaux qui sont la propriété des communautés et qui servent leurs intérêts et leur développement demande une politique orientée vers les plus pauvres, c’est-à-dire capable d’offrir les meilleures solutions d’accès aux communautés les plus démunies. De citer en exemple ( http://www.propoor-ict.net)

Le rôle des bibliothèques

En rappelant la phrase célèbre de Andrew Carnegie (There is not such a cradle of democracy upon the earth as the Free Public Library, this republic of letters, where neither rank, office, nor wealth receives the slightest consideration. I choose free libraries as the best agencies for improving the masses of the people, because they give nothing for nothing. They only help those who help themselves. - Aucun berceau de démocratie n’est plus fertile que la bibliothèque publique gratuite, cette république des lettres, où ni le rang, ni la fonction, ni la fortune ne font l’objet de la moindre considération. Les bibliothèques en libre-accès sont, à mon avis, les institutions les plus à même d’aider à l’émancipation du plus grand nombre, parce qu’elle ne donnent rien pour rien. Elle aident simplement ceux qui s’aident eux-mêmes. ), Ann Okerson soulignait le rôle central des bibliothèques dans l’accès au savoir.

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Ann Okerson
Ann Okerson

Un rôle qui vient en complément de la publication et de la diffusion : il s’agit d’organiser les connaissances pour les rendre disponibles à tous. Guy Pessach a ainsi souligné le besoin de redéfinir les bibliothèques comme de nouveaux intermédiaires de l’accès aux connaissances. Qui doivent réfléchir à leur nouvelle place alors qu’existent des intermédiaires commerciaux du savoir (Google, Yahoo,...) et des systèmes coopératifs de médiation des connaissances (Wikipedia, Internet Archive,...).

Stevan Harnad est venu souligner l’importance du libre-accès aux publications scientifiques (cf interview vidéo). Le mouvement des chercheurs est significatif de la nouvelle organisation du transfert des connaissances : c’est parce qu’il s’agit de leurs propres travaux que les scientifiques peuvent les "auto-archiver" et les laisser ainsi disponibles à tous les autres scientifiques du monde. Les politiques publiques doivent être à la hauteur de ces exigences morales et scientifiques en rendant obligatoires le dépôt dans les archives ouvertes. La littérature scientifique vise à accroître son lectorat pour obtenir un meilleur taux de citations. On comprend difficilement le faible taux d’articles auto-archivés (environ 5% de la littérature) alors que les citations de ces articles sont plus importantes. Une question centrale pour le mouvement d’accès aux connaissances devient alors d’organiser la conviction auprès des chercheurs, mais aussi de faciliter l’installation d’archives institutionnelles et de rendre obligatoire le dépôt des articles rendant compte de recherches financées sur fonds publics.

Une approche économique

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Rishab Ghosh
Rishab Ghosh

La séance consacrée à l’économie de l’information fut introduite par Rishab Ghosh, qui dirige le journél électronique pionnier First Monday. Compte-tenu des caractéristiques économiques de l’information, notamment sa reproductibilité à coût marginal nul, peut-on traiter la connaissance autrement qu’en termes de "propriété" ? Et dès lors comment assurer un accès équitable ?

Rappelant des données économiques, Keith Maskus admet que des régimes de propriété intellectuelle transparents et fiables encouragent les marchés de transfert de technologie et les exportations associées. Mais il note que cela n’est crédible que pour une partie des pays qui ont atteint un stade de développement important. Or ces régimes ont un coût potentiel pour le développement en bloquant l’innovation ultérieure et la compétition par imitation. Ce qui est un problème central pour les pays en développement pour lesquels il s’agit du mode principal de croissance. Dès lors, l’harmonisation des lois de propriété intellectuelle, telles qu’elle est promue dans les instances internationales, n’est pas forcément la meilleure solution. Et de plaider au contraire pour une plus large application des flexibilités incluses dans les ADPIC (Accords sur les Droits de Propriété intellectuelle touchant au Commerce au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce.

Et cela d’autant plus que la connaissance utilisée pour la croissance endogène est un apport essentiel pour la dignité des humains et le developpement de la citoyenneté, comme nous l’a rappelé l’Egyptienne Nagla Rizk

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Eric von Hippel
Eric von Hippel

Mais c’est l’approche de Eric Von Hippel qui fit le plus sensation. Bien connu pour sa démonstration de la force des innovations ascendantes qui procèdent des usagers plutôt que des services de R&D, Eric Von Hippel a voulu poser la question des pratiques de protection de leur savoir-faire par les grands chefs français. D’une étude empirique et théorique, son équipe au MIT a repéré trois normes sociales que s’appliquent entre eux les chefs cuisiniers :

  • Les grands chefs estiment que d’autres ne viendront pas copier directement leurs recettes
  • Ils savent que les autres chefs auxquels ils auront donné des recettes n’iront pas les redistribuer sans un accord explicite
  • Enfin, les règles de leur milieu exigent que chacun remercie un chef qui aurait donné une information en le citant.

Dans le milieu très particulier des chefs de grands restaurants, ces normes sociales permettent aux grands chefs de répondre aux questions, de prendre des apprentis, de publier des recettes,... Dans ce secteur spécifique, les normes sociales du groupe concerné sont bien plus efficaces que des règles de propriété intellectuelle.

La question qui nous est posée est de savoir s’il n’en est pas de même dans de nombreux autres sous-marchés ou situations particulières, comme tendrait à la prouver le succès des logiciels libres, un milieu lui aussi dominé par des normes sociales très fortes alors même que la connaissance y circule librement.

L’économie politique de la connaissance

L’économie mondiale se joue de plus en plus autour des "memes, gènes et bits", les trois métaphores de "particules élémentaires" pour les idées, le vivant et l’information. Les nouveaux modèles économiques qui émergent autour de la connaissance mettent en péril des situations pourtant bien installées. La résistance des structures en place crée des barrières à un débat réellement démocratique pour permettre à tous de bénéficier des nouveaux modèles de développement et de participation coopérative. Pour autant, le réseau lui-même permet de mieux faire circuler les idées d’une autre architecture de partage des savoirs et l’organisation d’actions collectives mondiales. Quels seront les rôles respectifs des gouvernements, des entreprises et des organisations non-gouvernementale dans la politique de la connaissance en chantier ? Voici les questions auxquelles des activistes majeurs de la société civile du numérique ont tenté de répondre.

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Pamela Samuelson
Pamela Samuelson

C’est avec un fort accent d’optimisme qu’est intervenue Pamela Samuelson. Juriste très respectée, à l’origine des prises de position de l’ACM - American Computing Machinery en faveur des logiciels libres ou de la libre circulation des données, Pamela Samuelson nous a rappelé les principales questions qui ont jalonné les années 90 et souligné les points marqués par les défenseurs du libre accès au savoir. Elle a défini ces années comme la période de résistance à l’ordre du jour imposé par les maximalistes de la propriété immatérielle. Depuis les industries de Hollywood qui ont obtenu avec le DMCA (ou la loi DADVSI en France) "la meilleure loi que l’argent peut offrir", jusqu’aux volontés de l’administration Clinton d’utiliser les autoroutes de l’information (et le fameux projet NII - National Information Infrastructure) pour imposer dans la foulée la protection des bases de données (comme en Europe), ou les lois interdisant le contournement des systèmes de cryptage. Or dans ce paysage marqué, l’action des tenants de la libre circulation des idées a permis de bloquer certains aspects et de montrer les dangers malthusiens de la stratégie globale des industries de la propriété immatérielle. Elle a cherché à faire le bilan des divers projets repoussés ou amoindris, une liste qui en fin de compte n’est pas maigre.

Considérant que la meilleure défense est l’attaque, elle pense que la notion d’accès aux connaissances offre le meilleur cadre conceptuel pour la période qui s’ouvre. Pour cela elle appelle à la mise en place de notre propre agenda de recherche pour montrer la supériorité du modèle coopératif.

Deux acteurs de la société civile du SMSI (Sommet mondial sur la Société de l’Information) sont venus montrer l’importance du mouvement pour l’accès aux connaissances dans la définition des enjeux de la période qui s’ouvre.

Après avoir rappelé les obstacles qui existent au delà des questions de propriété intellectuelle, comme l’absence d’infrastructure de réseau et d’éducation, la diversité linguistique, les barrières de genre,... Anriette Esterhuysen, du réseau APC - Alliance for Progressive Communication, a souligné que le mouvement devait mettre la justice sociale en son coeur. Il est nécessaire de passer d’une conception du développement comme "croissance" à celle du développement comme marque de justice. Ceci doit conduire à réfléchir au rôle des États et des politiques publiques, trop souvent oubliées dans les combats de l’immatériel. Quant à Bill Drake, il a montré comment les règles de gouvernance de l’internet pouvaient influer sur la capacité à faire circuler les idées et à garantir des usages adaptés aux différentes situations locales et nationales.

Construire le mouvement pour l’accès aux connaissances

Les trois jours de cette conférence de Yale resteront certainement comme un moment d’inflexion dans la construction de ce nouveau mouvement social de l’ère du numérique. Parce que les débat furent intenses ; parce que les animateurs de réseau ont pu se croiser, se rencontrer et imaginer l’extension du mouvement. Mais aussi parce qu’au fil de ces débats universitaires on a vu émerger un véritable corpus théorique sur lequel des activistes du monde entier, dans leurs différences et selon leurs situations particulières, peuvent s’appuyer. Face à l’ordre du jour des maximalistes de la propriété immatérielle, nous disponsons de leviers pour faire valoir un désir de justice sociale, de citoyenneté mondiale participative et de développement équitable et durable.

Quand s’installe une société de la connaissance, les questions de partage des savoirs, d’accès aux ressources informationnelles et scientifiques, et d’infrastructure pour la connaissance (de l’école et l’université jusqu’à l’extension de réseaux neutres, normalisés et ouverts) deviennent des questions centrales dans la géopolitique mondiale. Il est bon que la société civile puisse faire émerger ses propres points de vue et définisse une autre manière d’aborder la mondialisation. En montrant que partage, échange non-marchand, équité, interopérabilité et intelligence coopérative sont bien plus efficaces pour instaurer des droits fondamentaux pour tous et toutes : le droit à l’information, le droit à l’éducation, le droit à la sécurité alimentaire, le droit à la santé publique...

Le mouvement pour l’accès aux connaissances permet un nouveau regard pour reposer ces questions de justice sociale à l’échelle du monde.

 

Compte-rendu rédigé le 7 juin 2006
par Hervé Le Crosnier (Université de Caen)
pour l’Organisation Internationale de la Francophonie

Je tiens à remercier Pietro Sicuro et Danielle Bouhajeb
de l’INTIF - Institut francophone des technologies de l’information et de la formation
pour m’avoir permis d’assister à la conférence a2k

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Posté le 21 juillet 2006

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