La brèche : quand le numérique bouscule démocratie et économie.

Juillet 2002
par Véronique Kleck et Valérie Peugeot

Depuis 1989, l’avenir est sans horizon. Comme si la sortie du bipolaire nous interdisait de penser un futur autre. Comme si l’humanité avait épuisé son imaginaire en sortant du binaire, que la complexité d’un monde multiculturel et multipolaire l’empêchait d’inventer les formes renouvelées du vivre et du produire ensemble.

Et pourtant, dans cette morosité de la pensée et de l’action politique, ce sont des séries de 0 et de 1 qui nous invitent à l’audace. La révolution informationnelle, une fois le rideau de fumée de la net économie dissipé, prend des couleurs. Des couleurs qui se glissent aussi bien dans notre vie politique qu’économique.

Transparence, processus, coopération : les trois signes de la transformation démocratique.

Depuis plus de 10 ans , nous avons été quelques-uns à rêver la démocratie participative, à l’imaginer comme une réponse à la crise larvée de nos démocraties représentatives. Avec tant de succès que le terme en a été repris à tort et à travers. Au-delà des effets de mode et de manche, une authentique transformation de nos démocraties est en train de prendre corps. Subtilement, contre vents nationalistes et marées sécuritaires.

La transparence, pierre fondatrice de la qualité démocratique, est en train de devenir incontournable. En l’espace de 5 ans, les outils à la disposition des acteurs publics sont devenus d’une telle simplicité du point de vue technique, que les arguments tombent un à un quand il s’agit d’empêcher le partage de l’information. Partage qui constitue aujourd’hui la valeur démocratique par excellence et déstabilise, dans le même mouvement la notion de pouvoir. L’enjeu est donc encore et toujours culturel et politique : nos élus doivent s’approprier non pas les techniques mais les usages de ces dernières.

Sans attendre que ce mouvement se fasse du côté institutionnel, de nombreux collectifs innovent sur le terrain de la transparence. C’est par exemple en Bretagne " Radio-phare ", réseau de citoyens qui met en place une politique de veille sur les pollutions maritimes à travers un site. Où encore l’association Médias-cité qui développe un outil d’aménagement du territoire et de gestion de l’accès public en Aquitaine . Aaujourd’hui quiconque peut (réellement ou virtuellement) mettre en partage tout information dont il est porteur et créer un appétit collectif pour une information toujours plus qualitative. Ce qui n’interdit pas pour autant des politiques publiques actives, bien au contraire.

Les partisans des modes traditionnels de diffusion de l’information (descendante, hiérarchique, contrôlée) vont se retrouver peu à peu isolés. Nous assistons à un mode de basculement par la marge, inhabituel dans nos sociétés occidentales dominées par le mode majoritaire et le consensus. Que quelques-uns montrent que c’est " possible " et c’est déjà le rendre " réel ". Le fait qu’Indymedia existe n’a certes pas changé le monde des médias traditionnels. Mais il montre que le pouvoir médiatique peut être questionné et que, à l’échelle planétaire et non plus seulement locale , nous ne sommes pas condamnés à une information contrôlée par quelques groupes médiatiques répondant à des enjeux économiques. La multiplication de ces médias en ligne indépendants à terme ne peut que bouleverser la pratique des médias traditionnels.

Au-delà de la transparence, les technologies enrichissent le processus démocratique, en particulier l’espace public. C’est là l’intérêt majeur d’un passage d’une société de communication de mass-média (et donc unidirectionnelle) à une société de communication interactive. Une rupture que beaucoup ont encore du mal à assimiler, confondant information et communication, médias et réseaux. La diffusion des logiciels d’auto-publication ne contribue-t-il pas à transformer de façon radicale la position de l’individu dans l’espace public ? De consommateur d’information, il devient créateur de contenus. Lorsqu’une mairie ouvre dans son site Web des espaces dédiés aux associations de son territoire, espaces sur lesquels ces associations ont un contrôle en direct, sans passage par un relais technique ou politique, cette municipalité accomplit un double choix : celui de donner de la visibilité à la richesse de sa vie associative locale et celui d’ouvrir en grand son espace public. Ce faisant, elle abandonne certes une part de pouvoir au sens traditionnel du terme – celui du contrôle sur l’information – mais elle se donne les moyens d’un véritable débat démocratique qualitatif. Au lieu de limiter le temps du débat au temps de la campagne électorale – et quel débat ! -, c’est là redonner ses lettres de noblesses au processus démocratique, à l’amont du vote. C’est commencer à sortir du réductionnisme du mode représentatif, qui ne nous autorise que sporadiquement à quitter le statut de spectateur de la politique pour celui d’électeur. Quand les habitants d’une favella créent leur journal en ligne, quand les jeunes d’un quartier défavorisé d’une grande ville lancent leur radio en ligne , ce sont des " sans voix " qui reprennent pied dans l’espace public, des citoyens de dernière zone qui reconquièrent une parcelle fondamentale de pouvoir.

Dans une même logique, les dernières générations d’outils se tournent vers la co-écriture, la véritable intelligence collective. Nous n’en sommes là, d’un point de vue technologique qu’à la préhistoire. Mais quel saut démocratique, le jour où la rédaction d’une motion politique d’un parti ou d’un mouvement social ne sera plus aux mains de quelques militants aguerris présents à trois heures du matin dans une salle désertée, mais gérés simultanément in situ et en ligne, en transparence, avec possibilité d’interagir pour les militants de province et les personnes moins rompues à ce genre d’exercices !

Gardons nous cependant de deux illusions : au risque de rappeler une évidence, ces outils ne sont rien par eux-mêmes. Ils ne peuvent se développer que s’ils répondent à une aspiration démocratique de fond. De la même manière qu’un budget participatif façon Porto Alegre plaqué sur une ville sans tradition participative tient plus du gadget que de la rupture politique, ces outils n’ont de sens que s’ils servent un authentique désir de renouvellement démocratique et donc de partage de pouvoir. Autre illusion, celle d’une forme de positivisme démocratique. Comme nous l’avons mentionné précédemment, c’est la logique du radicalisme qui paye en ce moment dans l’interaction technologie – société : l’innovation déborde les résistances. Mais nous ne sommes pas face à un mouvement inéluctable, loin de là. Il revient aux militants de faire un travail interne à leurs partis, mouvements, associations, communes pour mettre en pratique ces innovations techno-démocratiques. Et il échoue aux militants de l’internet citoyen et solidaire de créer en direct ou de pousser les chercheurs et développeurs vers l’invention d’outils qui répondent à ces aspirations démocratiques.

Modèles productifs : des mythes en voie de disparition.

L’autre grande brèche ouverte par les technologies de l’information et de la communication se situe sur le terrain économique. Ce ne sont rien moins que le travail, le capital, et la propriété qui sont mis à mal par l’entrée dans l’ère du numérique et des réseaux . Le passage à une société où la connaissance et le savoir deviennent une des sources première de richesse entraîne des conséquences en cascade : le " travailleur " devient détenteur de son outil de production – son cerveau – qu’il peut faire fonctionner aux horaires qui lui conviennent, dans le lieu qui lui convient (son bureau, sa maison ou la plage) et pour des modes de rémunération qui ne sont pas que financiers (la reconnaissance par une communauté, la contribution à une processus d’intelligence collective…). Le rapport de force employeur/employé s’en trouve de fait totalement transformé. Les productions étant de plus en plus des œuvres de l’esprit, sous forme numérique, et donc immatérielles, la question de leur propriété se transforme. C’est tout le défi posé en première ligne par les logiciels libres, mais plus généralement la remise en cause de la propriété intellectuelle portée par tout acte de création, qu’il soit artistique ou non. Les défenseurs du logiciel libre font plus que questionner, ils sont véritablement dans l’alternative. Leur modèle économique repose sur un système mixte : financement de la création et don. En général le coût du développement initial est supporté par les informaticiens à l’origine du projet ; l’amélioration du logiciel est menée par une communauté d’utilisateurs potentiels éparpillés dans le monde, prêts à donner de leur temps pour pouvoir bénéficier par la suite d’un outil qu’ils jugent répondre à leurs besoins ou pour simplement sentir la reconnaissance de leurs pairs. L’objet final – en l’espèce le logiciel – mis sous licence libre, comme la GPL , devient de fait un bien commun de l’humanité en termes d’usages . Au-delà de la propriété, c’est la notion même de capital qui est battue en brèche. Dans tout le secteur de la création numérique, encore une fois compris au sens large, les besoins en capital matériel – machines, outils – sont proches du néant. L’acquisition d’un ordinateur est quasiment à la porté de n’importe quelle bourse d’entrepreneur. Le centre de gravité se déplace donc vers le capital financier – avec les désastres que l’on sait- et le capital humain. La boucle est bouclée en quelque sorte : le " travailleur ", non seulement peut renégocier le cadre du travail productif, mais se trouve en position de détenteur du capital.

Là encore nous n’en sommes qu’au bégaiement et nos médias se font surtout l’écho de ce que l’on pourrait qualifier de " résistances du système " : procès contre Napster pour empêcher la libre circulation de la musique via le MP3, refus des administrations de mettre en version libre les logiciels pourtant développés avec l’argent des contribuables, montées au créneau des grands lobbys pour défendre la brevetabilité des logiciels, grands procès autour de la propriété intellectuelle etc. La controverse est féroce et ne peut que le devenir encore un peu plus car ce sont tous les fondamentaux de nos systèmes qui sont remis en cause.

Cela n’empêche pas des micro acteurs d’expérimenter avec opiniatreté. Une société comme " Easter-eggs " , société de services en logiciels libres, est à ce titre exemplaire. Constituée en modèle coopératif – le capital, à montant minimal, est détenu par une association dont tous les salariés sont membres –, l’entreprise est gérée en utilisant un système de vote (1 salarié = une voix) qui confère à chaque salarié le même poids dans les choix de l’entreprise. Elle croise ainsi un modèle d’économie solidaire avec une innovation démocratique, le tout en s’appuyant sur des outils coopératifs. Un but avoué : faire disparaître la notion de capital, en toute simplicité !

Transversales a toujours revendiqué le terme de " révolution informationnelle ". Certains ont pu voir dans ce choix sémantique une recherche de l’effet oratoire ou une fascination technologique. Nous commençons tout juste aujourd’hui à toucher l’épaisseur et la force de ces mots.

Valérie Peugeot et Véronique Kleck

1 Cf. Actes des premières rencontres de Parthenay " Entreprise, Ville, Europe, trois champs d’action pour la démocratie participative, Mars 1991. 2 Cf. http://www.radiophare.net/ 3 Cf. http://www.medias-cite.org/ 4 Créer une page Web est maintenant devenu accessible à quiconque en quelques heures de formation ou d’auto-formation. Nous n’oublions pas pour autant que des milliards de personnes n’ont pas accès aux réseaux. Mais l’outil Web intrinsèquement autorise un accès de tous à tout moment. 5 http://www.indymedia.org/ C’est là la grande différence avec les médias communautaires traditionnels Cf. par exemple www.samizdat.org Cf. par exemple le logiciel libre SPIP http://www.uzine.net/rubrique91.html La mairie du 13ème arrondissement à Paris, ouvre un espace en ligne conçu selon ce principe. Cf. l’ONG " Viva rio " http://www.vivafavela.com.br/ Cf. Ravalnet à Barcelone http://www.ravalnet.org/ Porto Algre mène depuis plus d’une décennie, l’expérience d’un budget élaboré, discuté et approuvé par les habitants. Cf. par exemple : http://www.monde-diplomatique.fr/20... Sur ce vaste sujet voir en particulier Olivier Blondeau " Genèse et subversion du capitalisme informationnel " et Richard Barbrook " l’économie du don high-tech " dans " Libres enfants du savoir numérique " http://www.freescape.eu.org/libres-... Le terme de Logiciels Libres au sens employé par la Free Software Foundation France ne fait pas référence au prix, mais se rapporte aux quatre libertés suivantes : La liberté d’utiliser et/ou d‚exécuter un logiciel pour tout objectif ; La liberté d’examiner et/ou d‚étudier le fonctionnement d’un logiciel et de l’adapter à ses propres besoins (pour ceci l‚accès au code source est une condition requise) ; La liberté de faire des copies pour d’autres organismes ; La liberté d’améliorer le logiciel et de rendre ces améliorations largement disponibles pour le bien public. http://www.april.org/ Par rapport au droit de propriété classique, si l’usus(usage de l’œuvre) devient libre, l’abusus (la disposition, le droit de détruire ou de vendre) reste à son créateur et le fructus (la jouissance, le droit de bénéficier de ce que peut rapporter l’œuvre) est selon les modèles entièrement gratuits ou commercialisable par qui veut.

Cf. www.easter-eggs.org

article pas terminé, refaire les notes de bas de page...

Posté le 31 août 2002

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