Transversales - Lettre d’information n°10 Juillet 2005

Lettre d’information n°10
juillet 2005

Edito
° Jean-Paul Karsenty

Invité
° Jean-Claude Ameisen

Repères
° La Confédération Européenne des Syndicats (CES) et l’agenda pour l’innovation, la recherche et le développement technologique
° De la politique… dans les politiques européennes de recherche et d’innovation !
° Recherche européenne et techniques informationnelles : Occasions manquées
° Vers une autre politique de recherche européenne

Brèves
° Google et l’Europe
° Quelles nanotechnologies convergentes en Europe ?

Voir / Lire
° Europe, développement durable
° L’utérus artificiel
° Pourquoi la psychothérapie ?

 

Présentation

Cette lettre d’information Transversales Science-Culture cherche à mettre en débats les orientations des politiques européennes de recherche et d’innovation. Pour cela, nous avons fait appel à des contributions de membres de l’équipe et invité certains des interlocuteurs avec qui Transversales dialogue depuis longtemps à développer leurs propres points de vue. On trouvera ainsi dans la lettre :

  • un éditorial de Jean-Paul Karsenty et son analyse des conditions du débat sur la science et l’innovation européenne,
  • les réponses de Jean-Claude Ameisen à 3 questions sur les formes, les buts et les moyens humains de la recherche européenne et
  • une discussion critique par Philippe Aigrain des politiques de recherche et d’innovation portant sur les technologies d’information et communication.

Nous avons voulu aussi donner accès à des prises de position émanant d’acteurs de la société civile, dont l’existence même témoigne d’un début de mise en débat. C’est pourquoi 2 autres repères font le point :
de la position d’une coalition d’organisations non-gouvernementales réunies dans l’European Social Science Forum et de celle de la Confédération européenne des syndicats.
Nous remercions Christophe Bonneuil et Claudia Neubauer, animateurs de la Fondation Sciences Citoyennes et Ronald Jansens de la CES d’avoir produit pour notre lettre d’information des présentations abrégées de ces positions.
Enfin, deux brèves consacrées aux nanotechnologies (Dorothée Benoit Browayes) et au débat sur la numérisation des bibliothèques et aux projets de Google (Hervé Le Crosnier), ainsi que trois notes de lecture complètent notre format habituel.

 

>> Découvrez l’intégralité des articles de la lettre Transversales sur le site du GRIT - Transversales.

 
 

Edito
L’Europe, la culture du compromis et le projet politique
par Jean-Paul Karsenty

Les Français ont donc rejeté la communauté politique européenne qu’il leur était proposé de créer. "On vous donne un texte fondateur et, en échange, vous renoncez à votre parole trop plurielle, à votre goût du politique" : et si c’était à ce troc-là qu’ils venaient de dire "Non" ? Nostalgie d’une parole perdue ? Révolte contre une parole confisquée ?
Pourtant, à chercher à donner forme à cette… "logique-là" à l’extérieur de l’hexagone, ils risquent de devoir faire face à un choix bien paradoxal : ou bien "vaincre en Europe" en forçant à l’extension d’une telle révolte ou bien "convaincre en Europe" du bien-fondé de cette révolte, et, dans ce second cas, ils devront alors emprunter aux méthodes de la culture qu’ils viennent (inconsciemment ?) de rejeter, celle qui ne confisque pas la parole des autres, celle qui appelle donc au… compromis politique !
Que les Néerlandais aient fait de même en accroissant le nombre de raisons contradictoires à ce rejet ne fait-il pas que renforcer la pertinence du principe de réalité que représente la culture du compromis lorsqu’il s’agit d’Europe, mais d’un compromis qui, toutefois, sache ne pas abandonner l’envie et la substance du projet politique ?

Le problème de l’approfondissement démocratique reste donc entier, et, en particulier celui qui concerne l’élaboration, la mise en œuvre et le contrôle des choix scientifiques et techniques d’intérêt général. Saura-t-on donc, en effet, "politiser" quelque peu les orientations qui concernent les recherches, qu’elles soient relatives, par exemple, au niveau nanométrique, à la numérisation des patrimoines de connaissance, aux biosciences et aux biotechnologies en solidarité avec les Suds, à la brevetabilité des logiciels,… ? Et comment articuler les différentes légitimités d’intervention à ces fins-là : celles des acteurs directs de la recherche et de l’innovation avec celles du Parlement européen, des Parlements nationaux (démocratie représentative) et avec celles des forces civiles et civiques de nos sociétés (démocratie participative),… ? En outre, quel rôle renouvelé pour la Commission ? Voilà quelques questions, parmi bien d’autres, qui appellent un "débat citoyen" que nous souhaitons nourrir dans cette lettre-ci.

Et si les mois qui venaient, et dont chacun-e admet aujourd’hui qu’il serait plus pertinent et urgent de les consacrer à réfléchir ensemble plutôt qu’à décider séparément, étaient utilisés à chercher comment un tel goût rémanent pour la parole perdue pourrait servir à contribuer à l’esquisse d’un nécessaire projet politique commun à notre Union ?


  Invité

3 Question à…
> P. Jean-Claude Ameisen - Président du comité d’éthique de l’INSERM

Vous pensez que la démarche adéquate pour permettre un développement réel de la recherche dans notre pays serait de commencer par réserver le même traitement aux démarches de recherche dites fondamentales et appliquées. Et, en outre, de favoriser le développement d’une culture d’évaluation et de financement sur projets, fondée sur des critères d’originalité et de qualité. Estimez-vous que les recherches financées par l’Union européenne via les PCRD sont plutôt inspirées par une telle logique ? Sinon, à quelles dispositions ou orientations proposeriez-vous que ces financements-là soient dorénavant soumis ?

Depuis plus de vingt ans, les PCRD soutiennent le développement des coopérations entre chercheurs des différents pays européens, principalement dans des domaines de recherches dont on peut déjà percevoir d’éventuelles "applications" économiques ou sociales. Cette démarche, bien qu’indispensable, ne peut, à elle seule, suffire au développement durable d’une recherche européenne de qualité. Il y a plus de 130 ans, Louis Pasteur disait déjà : "non, mille fois non, il n’existe pas une catégorie de sciences auxquelles on puisse donner le nom de sciences appliquées. Il y a la science et les applications de la science, liées entre elles comme le fruit à l’arbre qui l’a porté". Sans dimension de remise en cause des connaissances et de projection dans l’inconnu, il n’y a plus de véritable recherche, et donc plus de fruits. Nous oublions souvent que la plupart des grandes retombées de la recherche – notre connaissance de l’univers et de nos origines, la découverte des gènes, l’informatique, les rayons X, la biologie moléculaire… – ne sont pas nées de démarches de recherche à visée d’applications, mais de bouleversements des connaissances. En 2000, la déclaration de Lisbonne affichait l’objectif de faire de l’Europe "une économie fondée sur la connaissance" : ne serait-ce pas, plus largement, "d’une société fondée sur la connaissance" qu’il nous faudrait rêver pour l’Europe ? Il faut favoriser le développement libre de la recherche dans ses deux dimensions dites "fondamentale" et "appliquée", sans céder à la tentation de prendre des raccourcis qui risquent de stériliser l’avenir. Depuis plus de dix ans, des chercheurs ont proposé la création d’un Conseil Européen de la Recherche qui financerait des projets sur les seuls critères d’excellence scientifique et d’originalité, sans être soumis à des préoccupations d’équilibre géopolitique, et sans le fonctionnement bureaucratique des PCRD et leur fréquent manque de rigueur et de transparence dans l’évaluation scientifique, souligné par beaucoup de chercheurs, dont de nombreux Prix Nobel. Il remplirait, à l’échelle européenne le rôle qu’ont aux Etats-Unis des institutions publiques comme la National Science Foundation, ou le National Institute of Health (NIH), ou, dans différents pays, des fondations telles que le Wellcome Trust, Human Frontier, ou le Howard Hugues Institute. Il permettrait non seulement de compléter à un niveau européen les actions des institutions de recherche nationales, mais pourrait aussi leur servir de modèle, en particulier en instaurant une culture d’évaluation trans-frontalière de la qualité des projets scientifiques. Sa mise en place devrait, enfin, être décidée dans les mois qui viennent.

La question d’un statut européen du chercheur est en train d’être envisagée. Dans cette perspective, quelles préconisations générales devraient, selon vous, être requises, ou bien quels écueils devraient-ils être évités ?

Au delà de la nature précise d’un tel statut, deux notions qui me paraissent importantes. D’abord, la dimension européenne devrait renforcer la prise de conscience de l’importance du chercheur et de ses projets, indépendamment de l’institution à laquelle il est rattaché. Une des priorités d’un Conseil Européen de la Recherche devrait être de faire un pari sur l’avenir : donner un statut européen aux jeunes chercheurs qui ont des projets de qualité, d’où qu’ils viennent et où qu’ils s’installent ; non seulement permettre leur mobilité, mais financer leurs projets et leur permettre de bâtir leur équipe. Aux PCRD de soutenir les "réseaux" et les "centres d’excellence" et de les mettre en place dans les pays qui en manquent ; au Conseil de soutenir "l’excellence" des chercheurs, et en particulier des plus jeunes. C’est ce que fait l’Inserm, en France, depuis quelques années avec la mise en place des "Projets Avenir". Une autre notion importante concerne la portée que nous souhaitons donner aux législations nationales dans un contexte européen. Un exemple : la loi de bioéthique française interdit – et punit de 7 ans de prison – les recherches sur le clonage "thérapeutique" de cellules embryonnaires humaines, recherches qui sont autorisées et soutenues en Grande Bretagne. Un chercheur français sera-t-il poursuivi dans notre pays s’il participe à de telles recherches en Europe ? Les divergences entre pays sont tout à fait justifiées, à mon sens, quand elles ont une dimension éthique. Mais il faudrait que nous ayons une réflexion sur les pratiques que nous considérons incompatibles avec la dignité humaine, quel que soit le pays où nos concitoyens les réaliseraient (l’exploitation sexuelle de mineurs par exemple), et sur celles que nous choisissons d’interdire dans notre pays, mais dont nous ne considérons pas qu’elles constituent intrinsèquement et en toute circonstance une atteinte inacceptable à la dignité humaine. Cette réflexion me paraît indispensable si nous voulons concilier en Europe un respect pour la diversité des valeurs et un respect pour des valeurs communes*.
(*Ndlr : On lira avec bénéfice le passionnant article de Jean-Claude Ameisen intitulé "Avenir de la recherche : enjeux éthiques" (les Cahiers du MURS, n°44, 1er semestre 2005))

A votre avis, le niveau d’intervention de l’Union européenne est-il pertinent pour une initiative législative qui concernerait la mise à disposition publique de l’ensemble des résultats scientifiques produits dans ses pays membres ? Laquelle, et dans quel but ?

Je pense qu’il s’agit d’une question essentielle : c’est le partage des connaissances qui donne à la recherche sa dimension de bien public et sa valeur culturelle. Mais, comme dans d’autres domaines (la numérisation des bibliothèques, par exemple), il me semble qu’une initiative européenne devrait être conçue comme une contribution à un changement souhaitable au niveau mondial, et non comme une fin en soi. Il y a actuellement aux Etats-Unis une forme de révolution dans le domaine de l’accessibilité des résultats de la recherche, à laquelle il serait essentiel que l’Europe participe. Les Etats-Unis sont en train d’imposer que tous les résultats non publiés des recherches cliniques sur les effets des médicaments soient consultables en ligne, afin que médecins, chercheurs et associations de malades puissent en prendre connaissance. Il s’agit de recherches qui ont des implications immédiates et majeures en matière de santé. Mais toute recherche a des implications importantes qui concernent les connaissances, le développement des applications, ou des choix de société, et il serait souhaitable de réfléchir à l’extension de telles initiatives aux domaines de recherche dites plus "fondamentales". Une telle démarche pourrait accélérer le processus même de la recherche, et permettre une meilleure évaluation rétrospective du degré de lucidité et d’honnêteté intellectuelle des chercheurs. Un deuxième aspect du partage des connaissances fait aussi, aux Etats-Unis, l’objet d’initiatives nouvelles : il s’agit de l’accessibilité des résultats de la recherche publique publiés dans des revues scientifiques. En effet, ces résultats ne sont accessibles qu’en payant un abonnement (en général trop cher pour beaucoup d’associations de malades et la plupart des chercheurs des pays pauvres) aux revues scientifiques, qui sont souvent des entreprises privées à but lucratif. Le NIH a proposé une mise en ligne gratuite, 6 mois après leur publication, des résultats des recherches qu’il a financées. Une autre initiative originale prise par l’un des anciens directeurs du NIH a été la création de revues scientifiques de grande qualité, accessibles en ligne gratuitement, et dont les frais de publication sont payés par les chercheurs financés par les institutions de recherche des pays riches. Ces revues de biologie et de médecine ont été nommées PLOS, pour Public Library Of Science, c’est-à-dire Bibliothèque Publique de la Science. Cette initiative est en train de transformer en profondeur la politique de publication de la recherche, puisque Nature, la plus prestigieuse revue scientifique du monde, à but lucratif, vient de créer la première revue gratuite en ligne dont les bénéfices viendront non pas de la vente d’abonnements, mais d’un surcoût payé par les auteurs financés par des institutions des pays riches. Il s’agit, comme pour l’accessibilité des traitements anti-sida aux malades des pays pauvres, d’inventer des solutions nouvelles qui permettent de concilier le respect de la propriété intellectuelle et de l’initiative privée, quand elles favorisent l’innovation, et l’impératif d’accessibilité et de partage sans lequel la recherche nie les valeurs d’humanité qui la fondent.

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  Repères

La Confédération Européenne des Syndicats (CES) et l’agenda pour l’innovation, la recherche et le développement technologique
ParRonald Janssen - Conseiller économique ETUC/CSE.

Lors de son comité exécutif d’octobre 2004, la CES a discuté et adopté une résolution sur l’agenda européen concernant la R&D et l’innovation. Le message central de cette résolution est que l’Europe doit faire un choix radical pour l’innovation et des environnements de travail hautement productifs si elle veut éviter l’impasse d’une concurrence avec les économies émergentes sur la base des bas salaires, d’une durée importante du travail et de mauvaises conditions de travail.
Les messages politiques généraux de la résolution de la CES sont les suivants :

> Le rôle de la recherche fondamentale doit être reconnu. Au nom de la compétitivité industrielle à court terme, une tendance inquiétante s’est développée ces dernières années à centrer les efforts sur des recherches appliquées supposées déboucher presque immédiatement sur des nouveaux produits ou services. Cependant, c’est bien la recherche fondamentale qui rend possible l’innovation.

> La préservation d’une base industrielle en Europe nécessite des efforts de recherche accrus. La menace des délocalisations et de l’exportation des activités industrielles vers les économies à bas salaires ne peut être maîtrisée que par le développement d’une nouvelle base pour la production industrielle. De ce point de vue, l’investissement dans les centres de recherche peut constituer un stimulus intelligent pour attirer plus d’investissement étranger ou industriel. Pour mettre en oeuvre pratiquement cette stratégie, une réforme du Pacte de stabilité et de croissante est urgente de façon à ce que l’investissement dans la recherche-développement puisse être exclue des statistiques de déficit public. La CES demande également la création d’un fonds pour la recherche fondamentale financée par des contributions des entreprises.

> Utiliser l’atout européen de l’action en commun. Les efforts de R&D sont devenus complexes et coûteux. Les pays européens ne plus se permettre de mener des politiques de recherche et développement conçues isolément. Un niveau accru de coordination et coopération européennes est nécessaire. En conséquence, la Ces apporte son plein soutien à des initiatives comme la création de L’Espace Européen de la Recherche et l’European Research Council.

> Les chercheurs doivent être attirés de façon intelligente. Si l’Europe veut retenir ses chercheurs, elle doit faire face au défi de l’attraction qu’exercent les Etats-Unis sur les chercheurs étrangers du monde entier. Ceci implique l’élimination des conditions de travail précaires et de l’instabilité des financements pour les personnels de recherche européens. Cela suppose également d’effectuer un investissement massif dans l’amélioration du contexte dans lequel s’effectuent les recherches. Les études conduites par la Commission ont en effet montré que les chercheurs européens étaient attirés par les Etats-Unis non pas tant en raison des hauts niveaux de salaires mais plutôt du fait de l’existence de riches réseaux de chercheurs.

> Prêter l’attention nécessaire aux inquiétudes et attentes sociétales et impliquer les partenaires sociaux. Enfin, on doit réaliser que les activités de recherche ne se déroulent pas dans le vide. Pour que la recherche ait un sens, elle doit prendre en compte les besoins et les inquiétudes sociales et économiques. De ce point de vue, la CES souligne le rôle essentiel que le dialogue entre partenaires sociaux peut jouer pour faire progresser l’agenda de la recherche et de l’innovation.

 

De la politique… dans les politiques européennes de recherche et d’innovation !
> L’analyse de Jean-Paul Karsenty

Le problème de l’approfondissement démocratique européen reste entier ; le "regard politique" à propos de recherche et d’innovation est absent depuis trop longtemps. Il est pourtant devenu indispensable

On aurait tort de voir un effet rhétorique facile dans l’affirmation selon laquelle le "regard politique" devrait davantage inspirer… les politiques de recherche et d’innovation de niveau européen ! Un tel regard aurait, en effet, la vertu, en s’appuyant sur les outils de la science politique, de proposer un "discours de la méthode" qui donne aux choix une couleur plus démocratique.
Il proposerait d’abord, de faire le choix d’une "gouvernance", c’est-à-dire le choix de l’équilibre des pouvoirs que l’on souhaite établir au sein de ces domaines entre ses grands acteurs que sont les communautés publiques de recherche, les entreprises et les "sociétés civiles" des 25 pays membres de l’Union (équilibre qui détermine leurs responsabilités associées).
Autrement dit, quelle articulation, quelle régulation souhaite-t-on mettre en place entre "pouvoir savant", "pouvoir marchand" et "pouvoir citoyen" au niveau européen qui tienne à distance les rapports d’influence essentiellement construits autour des lobbies dont la simple juxtaposition ne dessine pas l’intérêt général européen ?

Or, ce choix de "gouvernance" doit être préalablement fondé sur un "contrat" passé entre les acteurs, orienté ensuite par le "pouvoir politique européen".
Mais, d’une part, pour bâtir ce contrat, chaque acteur doit élaborer un discours, puis le croiser avec celui des autres acteurs, enfin tenter d’établir un diagnostic partagé, commun. Or, on serait bien en peine aujourd’hui de savoir qui s’autorise à parler au nom des forces publiques de recherche en Europe : la DG Recherche de la Commission ? La future Agence de recherche fondamentale ERC (European Research Council) ? La Conférence européenne informelle des organismes de recherche et des universités ? Les diverses Académies européennes ?… Et qui "représente" les entreprises en Europe : l’UNICE ? L’European Round-Table (ERT) ?… Quant aux “sociétés civiles”, où sont-elles donc : au Comité économique et social européen ? Au comité européen des régions ? A la confédération européenne des syndicats ? Y-a-t-il une conférence européenne des ONG ?
D’autre part, c’est bien au Parlement européen qu’il revient de mettre en place "l’espace européen de la recherche [et de l’innovation]" selon la stratégie de Lisbonne (2000) en distinguant ces acteurs-là, en recueillant leurs discours, en les aidant à ce qu’ils se rapprochent, en les aidant à ce qu’ils engendrent le meilleur diagnostic partagé possible, source du contrat entre eux dont nous parlons, enfin, sur cette base, en montrant le cap.
Bref, c’est cette démarche démocratique, tant dans sa conception que dans son appétence, qui fait défaut aujourd’hui. Depuis une génération en effet, des technobureaucraties centralisées alignent PCRD sur PCRD (enveloppes pluriannuelles de choix très partiels dont l’apparence seule est politique), pressant les pouvoirs politiques nationaux et européen, généralement inhibés devant des enjeux qu’ils ne perçoivent que sous leur "expression expertocratique", de les avaliser, ce qu’ils font sans sourciller, déjà trop fiers d’avoir cru comprendre ce qu’on leur proposait de parapher !
La préparation du 7è PCRD qui débutera en 2007, pour une durée de 5 ou de 7 ans, et qui pourrait drainer 73 milliards d’euros si les vœux de la Commission sont exaucés, ne s’attaque pas à ce défaut de gouvernance, et donc de …politique. Pour autant, comme le disait récemment sur les ondes françaises Philippe Busquin, ancien Commissaire européen, "maintenant, à chaque Sommet européen, on parle de R&D, ce qui n’était pas le cas auparavant." J’ajouterai que l’on y imagine d’apprécier la R&D comme un investissement davantage que comme une dépense… Mais, demain le pouvoir du Parlement européen sera-t-il renforcé par rapport à celui de la Commission ? (...)

> Lire la suite de l’article :
>> Le cap politique "d’un vivre-ensemble durable en Europe et dans le monde" est un cap de liberté et de responsabilité
>> Quelles initiatives stratégiques prendre au service de ce cap ?
>> Enfin, quelles mesures de préfiguration de « l’espace européen de la recherche et de l’innovation » et de son dispositif d’organisation au service d’un tel cap faudrait-il imaginer ?

Recherche européenne et techniques informationnelles : Occasions manquées
Par Philippe Aigrain - ancien chef de secteur "Technologies du logiciel et société" dans la direction générale Société de l’information de la Commission européenne. Il dirige aujourd’hui Sopinspace, uns société spécialisée dans les outils et services du débat public et de la coopération sur internet, et est l’un des animateurs du GRIT Transversales Sciences Culture.

Deux modèles de l’action européenne en matière de recherche et développement technologique s’opposent :
>Le premier est celui qui a donné historiquement naissance aux programmes de recherche européens : une vision de club de grands industriels mutualisant leurs efforts pour parvenir à une masse critique permettant à des acteurs industriels européens d’exister dans la concurrence internationale et assurant le maintien d’une capacité d’innovation autonome sur des technologies stratégiques. Ce modèle a donné naissance à la fois aux programmes de recherche à financement européen créés au début des années 1980 à l’initiative d’Etienne Davignon et gérés par la Commission européenne (programmes dits communautaires) et à des programmes inter-gouvernementaux comme Eureka, dont le financement est assuré par les gouvernements nationaux selon un tour de table décidé pour chaque action. Cette aide à la mutualisation industrielle affiche quelques succès comme la recréation d’une industrie européenne de la micro-électronique (actions conjointes d’Eureka et des programmes communautaires). Le modèle est en cours de réutilisation pour la structuration du complexe militaro-industriel, de façon un peu inquiétante puisque cette construction ne s’accompagne d’aucun progrès d’une vision politique de l’emploi légitime de la puissance qu’on est supposé y créer. En contraste avec ces succès, ce modèle bute dans de nombreux autres domaines sur l’absence d’un vraie activité de recherche industrielle à mutualiser en raison de la prédominance du court terme chez les acteurs concernés et sur la déterritorialisation des acteurs (à quoi sert de recréer des champions européens si ceux-ci n’ont d’européens que leur siège social ?). Surtout il n’est en pratique applicable que dans le champ des technologies matérielles à innovation très concentrée.

>Le second modèle est celui de la mise en réseau des chercheurs européens, de la création progressive d’une politique européenne de recherche et d’innovation, de la production d’un débat européen sur ses orientations. Il a constitué une sorte d’objectif interne des programmes de recherche européens (communautaires). Ces programmes européens ont réussi à faire rentrer dans les faits la mise en réseau des chercheurs européens autour des consortiums créés pour répondre aux appels à propositions, et souvent pérennisés dans des collaborations plus durables. Ils peinent à élaborer une vraie politique de recherche et d’innovation, et malgré quelques développements récents dont témoigne cette lettre d’information n’ont que peu mobilisé un vrai débat sur leurs orientations. Cette absence de direction et de débat politique est d’autant plus grave que les programmes européens ont servi de justification à un désengagement croissant des politiques nationales. Le tout s’est passé dans un contexte international dominé par la définition d’objectifs de recherche asservis aux perspectives d’exploitation économique à relativement court terme. Dans les 5 dernières années, une réaction s’est manifestée contre cet asservissement et en faveur d’un retour à un financement d’une recherche de base au niveau européen comme dans des programmes nationaux (britanniques par exemple).

Le traitement des techniques d’information et de communication (TIC) dans la proposition de 7ème programme cadre de recherche et développement technologique(1) illustre de façon crue la difficulté à définir une politique de recherche et d’innovation dans un domaine qui est à la fois scientifique, technique, culturel, sociétal, et bien sûr aussi économique. Plusieurs facteurs devraient pourtant permettre une innovation européenne très importante dans ce champ :
> L’existence en Europe d’un grand nombre de chercheurs et développeurs très qualifiés animés d’un authentique esprit de coopération comme le montre le fait que l’Europe se situe au premier rang des contributions aux logiciels libres dans le monde.
> La conscience du potentiel social et culturel des techniques informationnelles, même si les actions politiques liées ont pour l’essentiel été enfermées dans le paradigme de l’administration électronique
> L’absence de grosses sociétés de progiciels propriétaires à l’exception de SAP (qui est actif principalement à destination des entreprises de taille significative)
> Existence d’un tissu d’entreprises de services qui ont tout à gagner à l’existence de normes et d’une base technique partagée.
Malgré ce potentiel, les programmes correspondants se caractérisent par un grand conservatisme dans les objectifs affichés et dans les moyens envisagés pour les atteindre (critères d’évaluation des propositions, modes de financement des projets, statut de propriété des résultats). La contribution des programmes de recherche aux développements essentiels des 10 dernières années est très peu importante, qu’ils s’agisse de développements technologiques : réseaux et applications pair à pair, technologies pour les médias personnels en matière de musique et de vidéo, nouvelles approches du développement logiciel ou d’innovation dans les usages : blogues, explosion des sites Web et médias coopératifs. Ce n’est que dans le domaine du soutien aux normes (par exemple celle du World Wide Web consortium) que les programmes peuvent afficher un rôle significatif, et encore celui-ci est-il limité par l’absence d’une politique cohérente : alors que d’autres programmes européens comme IDA ont conduit à l’adoption d’une définition acceptée par la plupart des pays européens de ce qu’est une norme ouverte, les programmes de recherche continuent à soutenir des efforts de normalisation qui sont complètement opposés à cette définition.

Le fait que les empires économiques du logiciel propriétaire se soient développés principalement aux Etats-Unis aurait pu susciter une réponse par un investissement majeur dans une recherche logicielle à résultats diffusée sous licences libres. Or, on assiste à un autre résultat : quelques intérêts industriels préoccupés de la défense de niches (téléphonie mobile, télédiffuseurs, électronique grand public dépendante des grands éditeurs de contenu) voient dans développement d’une informatique généraliste le cheval de Troie des intérêts américains. Les programmes de recherche européens fortement influencés par ces intérêts tournent le dos à une vision "capacitante", centrée sur une écologie humain des échanges d’information (qui "parle" à qui ? qui coopère avec qui ? comment construit-on du sens autour de l’usage des TIC). Ils privilégient des objets ou environnements informationnels spécialisés (futures générations de communications mobiles, électronique grand public constituant un environnement de tittytainment interactif) dans lesquels les usagers ne sont pas en position de pouvoir développer un projet qui associe outils et projets, d’agencer des usages et de construire le sens et la valeur qui leur sont associés. Les mêmes intérêts industriels, auxquelles s’ajoutent ceux des intégrateurs de systèmes automobiles ou de trafic, empêchent également l’adoption d’une stratégie fondée sur le logiciel libre dans la partie d’Eureka (programme inter-gouvernemental) consacrée au logiciel (ITEA). Quand aux Etats, la plupart de leurs représentants dans les comités de programme s’abstiennent de proposer des objectifs structurants pour les politiques de recherche, même dans le cas de pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la Suède qui ont innové dans leurs politiques nationales, et se contentent de relayer les préoccupations de quelques industriels et grands laboratoires de recherche publics ou semi-publics. La préoccupation dominante est celle du juste retour (récupérer une part des financements correspondant à la contribution au budget) et non d’orienter une vraie recherche européenne.

Le conservatisme sur les moyens doit beaucoup à un contexte institutionnel : la gestion par la Commission européenne conduit à une uniformisation des règles et de fortes contraintes bureaucratiques dans cette gestion (renforcées par la volonté des états membres de maintenir un contrôle – fut-il fictif – sur cette gestion). L’invention d’une recherche informationnelle européenne souffre aussi de l’inertie institutionnelle des unités en charge des programmes dans la Commission. Ces unités travaillent à leur auto-reproduction conjointe avec la petite clientèle d’acteurs qu’elles se sont constituées au cours des ans, même quand cela conduit à poursuivre pendant 20 ans des programmes à court terme dont l’échec est évident (gestion de droits numériques, services intégrés audiovisuels, "e-learning").
La politique européenne de recherche et innovation est à la croisée des chemins dans ce domaine des TIC. Ou elle fera le pari d’un investissement massif dans
> le renouveau d’une recherche technique de fond sans contrainte de rentabilité à court terme mais visant des objectifs discutables par tous,
> l’informatique libre, et la diffusion par défaut des résultats logiciels et informationnels des programmes européens (y compris dans d’autres disciplines) sous licences libres,
> l’innovation tirée par les usages sociétaux,
et elle adoptera des modes d’évaluation et de financement des projets cohérents avec ces objectifs, ou elle poursuivra son dessèchement sur pied. Le sursaut est rendu d’autant plus urgent par le fait qu’un accroissement significatif du budget de recherche européen est devenu très improbable dans le contexte budgétaire général.

(1). Proposal to the Council and European Parliament decisions on the 7th Framework Programme. Voir aussi le discours de la Commissaire en charge de la société de l’information et des médias, Viviane Reding sur Le rôle des TIC dans les objectifs européens renouvelés de Lisbonne, "Vers la e-Société", Commission des Finances et des Affaires économiques du Sénat, Bruxelles, 3 juin 2005.

Vers une autre politique de recherche européenne
Par Claudia Neubauer et Christophe Bonneuil

Le "European Science Social Forum" est une alliance d’ONG et de personnes souhaitant réorienter la politique européenne de recherche au service d’une société solidaire, soutenable et juste. Ce réseau a été lancé après les forums sociaux européens de Paris et de Londres par des ONG telles Greenpeace, la Fondation Sciences Citoyennes, l’International Network of Engineers and Scientists, Genewatch, etc.
Alors que la commission préparait le 7e "programme cadre de recherche et développement" (PCRD) pour 2007-2013, l’ ESSF a lancé en février 2005 une pétition intitulée "Le 7ème PCRD – vers un partenariat réel avec la société ?" L’appel est signé aujourd’hui par plus de 40 ONG et de 400 scientifiques et citoyens de 31 pays.
Le 6 avril, la commission rendait public son projet de 7e PCRD. Dans ce texte les termes "compétitivité", "industrie", "business" ou "économie" apparaissent 165 fois, tandis que les termes "démocratie", "dialogue", "société civile" ou "citoyens" 19 fois. Polarisées par l’agenda de Lisbonne et une vision étroite de la richesse et la compétitivité, il s’agit de créer un marché européen de la recherche et de mettre celle-ci au service des entreprises. Tant par les types d’outils que par les formes de valorisation (le brevet plutôt que l’open acces) et les thématiques priorisées, ce projet privilégie les intérêts industriels et un développement peu soutenable. La vision du futur sous-tendue par les priorités actuelles du 7ème PCRD est celle d’une société conduite par la techno-science et le marché plutôt qu’une politique publique de recherche visant à construire des biens publics (connaissance ouverte, innovation mutualiste et non propriétaire, appui à l’expertise et la décision publique...), à mobiliser et catalyser les dynamiques sociétales de production de savoirs et d’innovation en offrant un accès à la recherche aux acteurs à buts non lucratifs de la société civile, et à répondre aux enjeux de solidarité et de développement durable en Europe et dans le monde. Sur un budget total de 73 milliards d’€, les NTIC viennent en tête avec 12,76 milliards d’€ sans qu’une stratégie d’appui au logiciel libre et aux biens publics numériques ne soit affichée. Les nanotechnologies représentent 4,86 milliards d’€ sans qu’un effort de recherche sur les risques et les impacts sociétaux ne soit fait. Dans le domaine "alimentation, agriculture et biotechnologie"(2,47 milliards), les biotechnologies ne laisseront que des miettes aux recherches pour les agricultures durables, bio et paysannes. En matière de santé (8,37 milliards), les biotechnologies et la génomique se tailleront encore la part du lion au détriment des recherche en santé environnementale et des projets d’éducation à la santé, dont l’efficacité sur le bien être et la santé seraient sans doute supérieurs. En matière énergétique, le nucléaire via EURATOM absorbe plus de budget que toutes les autres énergies réunies (3,1 milliards contre 2,9), ce qui une fois l’hydrogène et les énergies fossiles retranchées ne laissent que des budgets insuffisants aux énergies renouvelables. Enfin, s’il est prévu 3,99 milliards pour les recherches spatiales et de sécurité (on se demande du lien avec la recherche militaire), les sciences sociales, économiques et humaines se contenteront de 0,8 milliard.
A l’opposé de ces priorités de la commission, l’ESSF propose de mettre les priorités de recherche sur les énergies renouvelables, et l’efficacité énergétique, la prévention et résolution non violente des conflits, l’étude des moyens de réduire les discriminations raciales et de genre, l’étude des mécanismes pour atteindre les objectifs de santé publique et environnementale, la recherche pour l’agriculture durable et biologique et les filières courtes, la conservation du sol, la préservation de l’eau, la consommation durable et les transformations des styles de vie, la compréhension des impacts environnementaux et sociaux du changement climatique et des pollutions ; etc.
Il s’agit aussi d’inventer de nouveaux outils juridiques pour la connaissance et l’innovation comme biens communs (alternative aux brevets) et pour construire les biens communs de l’information et du numérique (incitation des chercheurs à publier dans des revues numériques libres “public library”, etc.).
Dans une société de la connaissance où les mouvements citoyens, et non plus seulement les institutions de recherche publique ou privé spécialisées, contribuent à la production de savoirs et d’innovation qui font la richesse de nos sociétés, il est temps aussi d’inventer des outils de financement des recherches associant ONG et laboratoires de recherche publique. Il suffirait de créer pour les ONG un outil équivalent à ceux mis en place pour les PME.
Il convient aussi d’associer les citoyens, et non seulement les lobbies industriels ou les chercheurs, à la définition des priorités et des outils de recherche européens. La citoyenneté aujourd’hui suppose non seulement d’avoir accès aux connaissances (culture scientifique et technique), mais d’avoir accès à la production des connaissances et de participer à la définition des besoins de connaissances dans le cadre d’un projet de société européenne. Des mécanismes démocratiques sont à inventer pour cela.
L’ESSF va maintenant faire un travail précis de proposition d’amendements et de propositions en direction de la commission et des députés européens, qui discuteront le projet à l’automne. Parce que l’Europe mérite une autre politique de recherche.

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  Brèves

Google et l’Europe
[ information ]
Quand le 14 décembre dernier, Google annonce son projet de numérisation des fonds de cinq grandes bibliothèques des Etats-Unis et d’Angleterre, nul ne s’attend au débat qui a depuis émergé et qui ne cesse de s’amplifier.

Trois jours après, Michael Gorman, Président de l’American Library Association, émet une critique très sévère de ce projet dans un éditorial du Los Angeles Times [1 - Google and God’s Mind The problem is, information isn’t knowledge By Michael Gorman, Los Angeles Times, 17 décembre 2004].
Son argumentaire tourne autour d’un effet pervers de la numérisation telle qu’elle est conçue par Google : transformer la connaissance inscrite dans les livres en “informations” découpées en pages et retrouvées en fonction d’une recherche aléatoire par mots-clés : “dans une bibliothèque, un livre est bien plus que la somme de ses parties”.

Fin janvier, Jean-Noël Jeanneney, Président de la Bibliothèque nationale de France lance un appel dans le journal Le Monde [2 - Quand Google défie l’Europe, par Jean-Noël Jeanneney, Le Monde, 22.janvier 2005] pour que se constitue aussi de ce côté de l’Atlantique, un projet de numérisation de même ampleur, afin que l’image du monde qui va se construire dans les archives numériques rendues accessibles par Google conserve une multiplicité des sources et des regards. Il reprendra ce message dans un court ouvrage “Quand Google défie l’Europe” [3 – Editions Mille et une nuits, avril 2005].

“Il s’agit de culture, c’est-à-dire, bien sûr, à cette hauteur de politique” (JN Jeanneney, p.70 du livre)

Après la rédaction d’un manifeste par 19 bibliothèques européennes, ce sont six chefs d’Etats européens qui demandent formellement à l’Union européenne de mettre en route une bibliothèque numérique européenne le 26 avril 2005
[4 - Un appel à l’UE pour contrer Google - LCI ]

Comme on le voit, ce projet a fait couler beaucoup d’encre et formé le substrat d’un véritable débat public autour de la numérisation, largement repris par les journaux du monde. Pourtant, beaucoup se demandent si l’Europe est bien l’échelle nécessaire à un tel projet. Ce besoin n’est de toute évidence pas financier. Comme le soulignent Wladimir Mercouroff et Dominique Pignon dans Libération [4 – Pour un cyberspace du savoir, Libération, lundi 30 mai], ce n’est pas l’investissement, important, mais pas exceptionnel, qui en est la cause.

L’échelle européenne nous est au contraire indispensable pour refonder un véritable projet sur toute la chaîne qui va de la numérisation (prendre une “photocopie numérique”) à la diffusion, en passant par la transformation en texte numérique (indexable par mots) et aussi l’indexation de contexte et de connaissance. C’est pour un tel projet, qui conserverait dans l’univers numérique les qualités d’organisation de la pensée propres au livre et à la bibliothèque, et ne réduirait pas la recherche à la “force brute” du calcul, que le caractère profondément européen apparaît comme une nécessité. Compte-tenu de la diversité linguistique, l’indexation de connaissance se trouve d’emblée confrontée à un besoin de traduction. Mais plus encore, compte-tenu des regards différents portés par les différentes cultures européennes sur leur propre histoire commune, la multiplicité des regards, en se retrouvant dans les “métadonnées” qui fondent une approche de type “bibliothéconomique” prendrait réellement le caractère “universel” qui seul donne un sens à l’opposition au modèle de Google.

Terminons aussi par une remarque : Google (et avec lui les autres “moteurs de recherche”, comme Yahoo ou MSN) ne doit pas seulement être considéré comme un “outil technique” parmi la panoplie disponible sur le web. C’est au contraire le symptôme de l’émergence d’un nouveau média, au sens d’un outil capable de transformer de l’information en audience (et de vendre cette audience aux publicitaires, en l’occurence en faisant entrer pour la première fois de l’histoire la publicité à l’intérieur même du livre). Or, dans le domaine des médias, la concurrence est un critère élémentaire de la démocratie. C’est à une Europe associée à la Chine, l’Inde, et tous les pays qui veulent porter leur propre regard culturel à l’intérieur de l’univers numérique, qu’il s’impose de relever le défi démocratique mondial pour que la diversité culturelle reste un gage de paix et garantir l’émergence d’un nouvel universalisme réellement acceptable par tous les peuples du monde.

Hervé Le Crosnier

 

Quelles nanotechnologies convergentes en Europe ?
[ techno ]
Les nanotechnologies introduisent un nouveau mode d’innovation par reconstruction de la matière, à partir de ses éléments constitutifs, les atomes ou les molécules. Cette nouvelle ingénierie lilliputienne permet de créer des structures spatiales aux propriétés inédites et surtout de faire des hybrides moléculaires, en greffant des fonctions électroniques sur de l’ADN ou des sondes génétiques sur des nanotubes. Nanocapteurs, nanopuits énergétiques, nanocapsules pilotables, calcul quantique… révolutionnent les perspectives industrielles en connectant l’inerte et le vivant. Une convergence émerge entre les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives, basée sur des équivalences potentielles entre informations électroniques, génétiques, neuronales.
Les Américains y voient des opportunités pour améliorer les performances humaines (1). Tel n’est pas le cas en Europe chez les prospectivistes réunis à Bruxelles en septembre 2004, qui envisagent les nanotechnologies pour bâtir une "société de la connaissance, faciliter les transports et créer des "assistants"au service de l’intérêt général" (2). Dans le souci d’un développement responsable des nanotechnologies, les Académies britanniques ont émis 21 recommandations en juillet 2004 notamment pour une vigilance à propos des risques sanitaires des nanoproduits (nanotubes par ex) (3).
Au plan international, alors que se déploient des investissements colossaux – qui ont dépassé 3,5 milliards de dollars en 2004 - et un marché qui devrait atteindre 700 milliards de dollars dès 2008 selon la NanoBusiness Alliance, un effort de gouvernance globale réunissant 25 pays (dont la Chine) s’est amorcé pour instaurer un "Bureau consultatif international pour une nanoscience responsable" (International Dialogue on Responsible Research and Development of Nanotechnology http://www.nanodialogues.org/intern...). Pour Françoise Roure (CGTI), co-auteur d’un rapport intitulé Éthique et prospective industrielle (http://www.admi.net/cawa/cawa0504.html) et représentante de la France dans cette plate-forme, "les modèles de sociétés, avec leurs valeurs, le sens des objectifs qu’elles se donnent et les priorités et limites qu’elles se fixent, sont vulnérables à la méta-convergence industrielle". Les perspectives de coopération entre supports électroniques et vivants, le pilotage moléculaire, les implants de surveillance inaugurent de nouveaux modes de vie, une « seconde nature possible », il s’agit d’« apprendre à bâtir des approches interactives, des coopérations susceptibles d’éviter le dumping qui menace l’environnement et la santé, bref d’assumer nos responsabilités ».

Dorothée Benoît Browaeys

(1) Roco MC, Bainbridge WS (eds). Converging Technologies for Improving Human Performance : Nanotechnology, Biotechnology, Information technology and cognitive science. NSF/DOC-sponsored Report. Arlington, VA : National Science Foundation, juin 2002.
(2) Nordmann A. Converging Technologies : Shaping the Future of European Societies : Report. Brussels : European Commission, 2004. Voir aussi Bibel W, Andler D, da Costa O, Küppers G, Pearson ID. Converging Technologies and the Natural, Social and Cultural World. Brussel : European Commission, July 26, 2004.
(3) Royal Society and Royal Academy of Engineering. Nanoscience and Nanotechnologies : Opportunities and Uncertainties, London : Royal Society ; London : Royal Academy of Engineering, 29 july 2004.

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Europe, développement durable, énergie, colloque Revue Passages.
Vingt années de surabondance énergétique auront eu tendance à faire oublier les enjeux stratégiques qui s’attachent à un domaine de compétence partagée entre l’Union et les Etats membres. Le colloque "L’énergie et le changement climatique : investir et s’investir, une nécessité pour l’Europe" sous l’égide de la revue Passages les 19 et 20 avril dernier au Sénat (dans la perspective des 3è assises du Forum Mondial du développement Durable qu’elle organisera en décembre 2005) a rappelé cette préoccupation pour l’Europe ainsi que l’importance qu’elle puisse parler demain le plus possible d’une seule voix sur la scène internationale. Ses conclusions générales peuvent être résumées ainsi : il est non seulement légitime, mais nécessaire que l’Union ait une politique énergétique plus forte, plus lisible et plus visible, plus cohérente, s’inscrivant davantage dans la durée, mieux comprise des citoyens, qui puisse servir de référence à celle des Etats et qui illustre sa volonté d’agir sur la scène internationale ; cette politique doit être concertée et expliquée ; l’Europe doit poursuivre ses efforts de lutte contre le réchauffement climatique et faire de ses initiatives un succès ; la politique européenne doit redonner à la sécurité d’approvisionnement la priorité qui était la sienne après les crises pétrolières des années 70 ; enfin, les pays les plus déshérités doivent pouvoir accéder à un minimum de ressources énergétiques "modernes", à l’électricité en particulier.
passages@club-internet.fr

 

L’utérus artificiel
Henri
Atlan, Le seuil, 2005
Dans ce petit livre d’un grand intérêt, Henri Atlan pose des questions éthiques concernant les genres masculin et féminin.
Des utérus artificiels pourraient dans une grande décennie assurer la croissance de l’embryon jusqu’à la naissance. Cette ectogénèse (véritable développement du foetus en dehors du corps maternel) est-il "la préfiguration d’une paix amicale et fraternelle dégagée de la lutte pour la procréation" ? Il nous faudrait alors imaginer une transformation des liens entre parents et enfants et surtout des rapports nouveaux entre hommes et femmes y compris dans le rapport amoureux.

 

Pourquoi la psychothérapie ? Sous la direction de Tan N’Guyen, Paris, Dunod, 2005
Comme en ont témoigné les péripéties législatives récentes, la psychothérapie fait l’objet de graves malentendus. L’ouvrage collectif, présenté par la Fédération Française de Psychothérapie, permet de cerner et comprendre la réalité de ce fait culturel essentiel : sa très grande inventivité et des pratiques professionnelles qui sont tout le contraire de ce dont on l’accuse !

Dans le même champ de réflexion, lire : Alain Delourme, Edmond Marc, Pratiquer la psychothérapie, Dunod, 2004. Edouard Zarifian, Le goût de vivre, retrouver la parole perdue, Odile Jacob, 2004.

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Posté le 18 juillet 2005

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