Quand Google booste la réflexion

L’article de Jean-Noël Jeanneney, Président de la Bibliothèque nationale de France, publié dans le Monde du 29 janvier, puis son intervention sur France-Inter le 17 février ont le mérite de démultiplier les réflexions concernant les projets de numérisation de documents, le rôle réel des bibliothèques, les stratégies d’exploitation de “l’effet réseau” par les entreprises de l’internet, la place des moteurs de recherche et la nature géopolitique du savoir.

Permettez que j’ajoute ici quelques remarques sur ces terrains, en 7 points dont voici l’articulation :

- aucun pays ou culture ne peut passer à côté de la numérisation, tant des textes, que des images et des sons ;

- cette numérisation doit aller au delà du mode image avec reconnaissance de caractères. Elle doit aussi servir de base pour la recherche en numérisation, un secteur très actif en France. La capacité de mobilisation et de coordination de nombreux acteurs qui est le propre de l’internet peut être utilisée pleinement pour de tels projets ;

- les partenariats nécessaires pour une numérisation de type à la fois “industriel” et “public” doivent être négociés dans la transparence, afin de garantir le libre-accès au savoir ;

- les bibliothèques ont un nouveau rôle à saisir dans le passage au numérique : être des pivots de la ré-organisation de la connaissance (classification, méthodes humaines en réseau pour l’indexation). ;

- il y a une réelle géopolitique de la connaissance qui permet de définir un enjeu Européen, et une nouvelle coordination avec le “Sud”, pour garantir l’existence de points de vue multiples sur le monde. En prendre toute la mesure donne des moyens d’agir sur “l’économie de l’attention” ;

- Google n’est pas seulement un régard étatsunien sur le monde, mais une méga-entreprise qui bénéficie de “l’effet réseau”. Recréer de la concurrence est positif pour l’ensemble des acteurs de l’innovation et le maintien des libertés futures ;

- un projet européen indépendant construira une nouvelle alliance du numérique, du patrimoine et de l’accès à la connaissance. Le réseau des bibliothèques a une place déterminante d’impulsion et de coordination de cette alliance.

Nous pouvons construire un mouvement des non-alignés de la connaissance pour maintenir des regards différents sur le monde, son histoire comme son actualité. L’internet nous en donne les outils et le modèle coopératif. Saurons-nous nous en emparer pour inventer de nouvelles façons de construire le libre-accès au savoir pour toute la planète ?

1 - Numériser ou périr ?

Ce qui n’est pas dans Google n’existe pas”. Cet adage qui se répand sur l’internet annonce les méthodes et les difficultés à venir de la transmission de la connaissance. Surtout si on y ajoute la question des usages (“ce qui n’est pas dans les trois premières pages de Google n’existe vraiment pas”).

Devons-nous sauter dans ce wagon ? Les pratiques sociales vont plus vite que les décisions, fussent-elles éclairées. Non seulement lycéens, collégiens et étudiants se reposent sur les outils de recherche en ligne accessibles depuis leur poste internet, mais les chercheurs aussi, comme nous le rappelle le “Syndrome Helene Roche” (une jeune infirmière du John Hopkins Hospital qui est décédée en participant à un essai thérapeutique dont la recherche documentaire préalable avait été uniquement effectuée sur internet, alors qu’elle concernait un produit dont les effets léthaux étaient attestés dans la littérature non-informatisée). Il faut numériser, c’est une nécessité urgente.

Cela ne veut pas dire disparition du livre, ni cessation de la publication de nouveaux livres, ni la désuétude de l’usage des livres anciens. Les cassandres des nouveaux médias n’ont jamais su intéger la multiplicité des pratiques sociales autour des supports de culture et d’information. Ce sont les conditions d’intermédiation qui changent, les cheminements qui portent du besoin de savoir à son assouvissement. Les “propositions culturelles multiples” se renforcent mutuellement. Ainsi en ira-t-il des livres numérisés, qui seront une incitation à découvrir ou redécouvrir certaines littératures “dans leur jus”, ou, du moins, au plus proche de leur forme d’origine... On doit aussi penser que la numérisation va entraîner la multiplication de ré-éditions, et pas seulement en reprints. Ainsi en ira-t-il de la culture des images (photographies, peintures, arts graphiques, ...) dont la version numérique sera incontestablement celle de la transm-ission et de la connaissance, alors que le contact direct avec les originaux sera de l’ordre de l’émotion. Ainsi en ira-t-il des sons, musiques et voix, ...

2 - Quelle numérisation ?

Le projet de Google est basé sur sa maîtrise des algorithmes de traitement industriels : numérisation rapide, en masse (on parle de 15 millions d’ouvrages pour les seuls contrats déjà signés), puis indexation “probabiliste” à partir d’une transcription automatique en mode texte. Le tout pour un coût unitaire de 10$ (article du New York Times du 18 décembre 2004). A mon avis largement sous-évalué, car ne prenant pas en compte la manipulation de l’ouvrage en dehors du moment même de sa numérisation, ni les investissements en machines de pré et post-traitement, ni les divers problèmes que l’on rencontre toujours dans les projets industriels de grande ampleur de ce type.

Y-a-t-il d’autres projets crédibles ? La communauté de recherche sur la numérisation de documents est particulièrement active en France. Elle voudrait s’appuyer sur les documents numérisés, afin d’en extraire le schéma logique (la “mise en forme matérielle” du texte, reconnaître les titres, les parties...) et réaliser des traitements linguistiques évolués pour améliorer l’indexation. Cette ré-organisation du texte permettrait d’offrir de nouveaux services de lecture, d’annotation, d’archivage personnel, de citation, d’intégration dans des recherches...

D’autres proposent une numérisation coopérative et collective, pour laquelle chacun des internautes volontaires pourrait participer à son niveau suivant l’exemple de l’ABU - Association des Bibliophiles Universels- ou du projet Gutenberg. Cette méthode en réseau laisse cependant entières de nombreuses questions, notamment le contrôle de qualité et de l’interopérabilité.

Les contraintes géopolitiques (sur lesquelles nous reviendrons) et économiques plaident pour la solution industrielle. L’investissement pour une nouvelle transmission et organisation du savoir pour l’analyse linguistique et documentaire. Le potentiel coopératif de l’internet et la volonté de très nombreux individus de participer à la construction du savoir de demain pour l’action en réseau.

Il nous faut anticiper sur les reformatages des documents numériques qui sont nécessaires au fur et à mesure des innovations technologiques de court et moyen terme. Ceux-ci seront d’autant plus efficaces que nous maîtriserons au mieux la structure et l’interprétation des documents. Le charme de l’internet est de nous offrir la capacité de faire cohabiter les trois options. Le mot-clé est celui de l’interopérabilité : comment les chercheurs, et les entreprises d’édition numérique pourront exploiter le fonds numérisé ?

La recherche sur le document numérique, du réseau interdisciplinaire RTP-Doc, montre que le texte est ce qui reste invariant lors des diverses transformations que subit un document, notamment les transformations numériques. L’image “raster” issue de la numérisation des ouvrages existants n’est pas directement celle qui sera proposée au lecteur, ni celle qui sera utilisée pour l’indexation et la recherche documentaire. La question opérationnelle est celle de la conservation des traces les plus précises des divers produits de numérisation afin de permettre aux chercheurs (et demain aux entreprises d’édition innovantes) d’y accéder pour produire des formats complets, évolutifs... et d’anticiper ainsi sur les nécessaires et futurs reformatages. Et d’une autre main de proposer des accès publics simples : PDF remplit aujourd’hui cette mission, là ou XML, et très rapidement RDF, s’imposeront pour les autres exploitations évoluées. On peut trouver ainsi plusieurs méthodes pour présenter les documents numérisés aux moteurs d’indexation de masse.

3 - Quels partenariats pour la numérisation ?

Il y a un rôle spécifique des bibliothèques dans la “reformulation numérique” des documents afin d’en mieux garantir la pérennité, l’accessibilité et l’organisation dans l’arbre des connaissances. Il ré-actualise la mission traditionnelle de garantir l’accès libre au savoir (gratuité, mais aussi conseil, accompagnement, accessibilité, circulation...).

Mais ce rôle ne résume pas à lui seul les besoins de ré-organisation numérique de la culture. La “démocratisation” numérique passe aussi par :
- de nouvelles éditions (sélection, promotion, revalorisation) ;
- l’intégration des documents numériques dans des espaces publics relais (les “moteurs de recherche”, mais aussi les journaux, les sites des municipalités, les revues scientifiques...) ;
- les divers et multiples usages que l’internet fait exploser sous nos yeux et qui partent des initiatives des individus lecteurs-auteurs (le phénomène des blogs en étant un des derniers avatars... en attendant la prochaine application populaire).

Des nouveaux partenariats sont nécessaires pour assurer la diffusion du patrimoine (et pas seulement sa conservation). Ceci est encore plus nécessaire quand les projets de numérisation incluent des oeuvres encore soumises à des droits patrimoniaux.

Dès lors, ce qui est essentiel, c’est de fixer les cadres législatifs et contractuels qui garantissent cette pérennité de l’accès libre au savoir qui est la mission des bibliothèques. La tendance actuelle des PPP (partenariats publics privés) est de soumettre les parties publiques (qui apportent en général le matériau et la matière grise) aux parties privées (qui vont utiliser leur pouvoir de merchandising et éventuellement les fonds qu’ils collectent dans l’inflation spécifique de l’économie de l’immatériel). C’est cela le risque de l’accord entre Google et les grandes universités étatsuniennes : on voit bien le marché qui s’ouvre à Google (vente publicitaire à chaque consultation, ce qui pour la première fois introduit la publicité à l’intérieur du livre), mais l’opacité reste de mise sur les accords commerciaux et les usages publics qui peuvent être faits des travaux ainsi engagés.

Il me semble nécessaire de trouver de réels partenariats multiacteurs. A la fois avec plusieurs acteurs publics, depuis les municipalités jusqu’à l’Union Européenne, mais aussi privés : éditeurs, numériseurs, moteurs de recherche,... A condition que cela ne vienne pas obérer le caractère patrimonial public des textes ainsi numérisés. Ce nouvel équilibre me semble un point nodal dans l’élaboration de tout projet massif. La tendance est forte à privilégier la marchandisation du patrimoine et de la connaissance comme seul référent dans la rentabilité des opérations concernant le passage au numérique. Nous devons chercher d’autres voies, d’autres regards, d’autres accords. Et dans ce cadre, le fil rouge de l’accès universel au savoir me semble un bon conducteur (et qui dit “universel”, dit aussi disponible dans tous les pays, notamment dans le “Sud”).

4 - Les bibliothèques face au numérique

Numérisation massive, partenariat avec de nouveaux éditeurs, disponibilité des sources aux chercheurs... Quelle reste la place des bibliothèques ?

Longtemps, on a réduit le rôle des bibliothèques à la fourniture de documents (catalogues, bibliographies et réponses au lecteur). Ce qui a maintenu dans l’ombre une part essentielle du travail du réseau des bibliothèques : l’organisation de la connaissance. Avec le numérique, cette place devient structurante. Comment utiliser toute la puissance d’ordonnancement des ordinateurs pour repenser l’organisation de la connaissance et provoquer en cela les rencontres fortuites ou intentionnelles entre disciplines, spécialités, pré-carrés et visions restreintes jusqu’à présent juxtaposées ?

La trans-disciplinarité, le regard mondial (l’échelle de notre société de l’information) et universel (ce qui se partage) sont les moteurs de la nouvelle ré-organisation du monde, tant économique que politique, scientifique et culturelle.

Comment faire coïncider la nécessaire massivité et industrialisation de la production de contenus numériques (et pas seulement la numérisation de contenus patrimoniaux) avec le besoin de schémas mentaux pour leur exploitation cognitive innovante ? L’analogie, qui est la mère de toutes les réflexions, est encore absente au monde de l’ordinateur. Il y a du non-calculable qui fait la force de l’organisation sociale des réseaux de bibliothèques.

Comment mieux utiliser cette force ? Comment construire un environnement de recherche et de transmission qui associe la “force brute” (massivité, rapidité d’indexation, accès simplifié,...) et l’intelligence des réseaux humains ?

En fonction de leur expérience conjointe du public et des documents, les bibliothèques peuvent redéfinir les normes et protocoles pour assurer la conservation, la diffusion et l’interopérabilité des documents numériques et de leur appareil de métadonnées.

Dans un monde qui connaît la sur-information, les bibliothèques ont un rôle nouveau de mise en valeur et de validation. Elles deviennent des intermédiaires de prescription, notamment au travers d’une nouvelle organisation évolutive du savoir, de la fourniture d’outils pour la recherche à plusieurs niveaux. Elles s’incrivent ainsi dans le développement du “web sémantique”.

5 - Géopolitique de la connaissance

Dans le débat actuel, un aspect très important est mis en avant : la capacité des Etats-Unis (même s’il est dit abusivement “le monde anglo-saxon”) à construire la vision du monde qui apparaîtra comme “naturelle” demain, par engorgement des nouveaux tuyaux de la connaissance.

C’est effectivement un risque et un enjeu. Chaque culture, chaque histoire politique, porte en elle ses dits (la manière de voir le monde) et ses non-dits (les zones d’ombre du passé qui occultent les politiques actuelles). Dès lors, l’enjeu de l’universalité est aussi celui de la diversité, notamment de la diversité culturelle. Ceci concerne la reformulation numérique des documents existants, mais aussi la production nouvelle. Pour garder sa cohérence, une tradition historique et politique donnée, doit mettre en valeur son patrimoine autant que la production quotidienne de visions indépendante du monde. Un exemple actuel : il serait dommage que la France ne soit présente dans l’espace numérique qu’au travers des images issues de la colonisation française sous prétexte qu’elles appartiennent au patrimoine. Alors qu’au même moment, un projet de l’AFP vise à laisser la couverture photographique du monde à des partenaires locaux, limitant les capacités de porter un regard spécifique sur le monde.

Dans un univers dominé par les médias et l’économie de l’attention, la capacité à focaliser l’énergie vers les productions hétérodoxes est un gage d’indépendance. Ceci commence par l’organisation de l’éducation et les méthodes de réflexion qu’y acquièrent les élèves, et qui dépend largement du type des documents qui leurs sont proposés. Cela continue par la multiplication des points de vue sur l’actualité, et notamment la capacité à offrir des reculs historiques à chaque situation émotionnelle. Là encore, le rôle de la numérisation est essentiel... S’il existe un moyen de faire connaître l’existence de ces documents numérisés !

L’économie de l’attention est encore trop peu un sujet d’études précises. On peut cependant en concevoir le caractère universel au travers des distributions bibliothéconomiques bien connues (Loi de Bradford, de Zipf,...) que l’on pourrait schématiser ainsi : “très peu de documents sont lus par un grand nombre de personnes, alors que l’immense majorité des documents permet de construire des réseaux et procèdent d’un modèle économique qui n’est pas lié à l’audience”.

Ainsi en va-t-il de l’économie de l’attention numérique. Dès lors, ce qui devient déterminant pour obtenir une marge de manoeuvre géopolitique (faire entendre les voix minoritaires dans le monde), se sont les diverses stratégies politiques et économiques qui permettent de valoriser ces réseaux, et de limiter les capacités hégémoniques des “faiseurs d’audience” (sur l’internet, principalement aujourd’hui les grand portails et les moteurs de recherche).

C’est aussi l’enjeu d’une stratégie de construction d’audiences alternatives. Il convient de ne jamais sous-estimer les possibilités du blocage de l’accès à la connaissance pour des régions entières. Ceci a été mis en oeuvre contre l’Afrique du Sud dans les années 80, dont les scientifiques ne pouvaient accéder aux serveurs de banque de données (et le fait que ce soit “pour la bonne cause” ne doit pas nous aveugler). Nous ne pouvons non plus oublier que notre allié fondamental depuis deux siècle, le grand pays qui avec la France a su organiser une révolution républicaine issue de la philosophie des Lumières, a pu à plusieurs reprises ces dernières décennies menacer la France de mesures de rétorsions (depuis les inquiétudes lors de la nomination de ministres communistes en 81 jusqu’aux déclarations suivant la décision de Jacques Chirac de ne pas entrer en guerre en Irak).

Dès lors, l’enjeu souligné par Jean-Noel Jeanneney de construire une alternative européenne dans l’accès numérique à la connaissance mérite une attention spécifique. Dans une “société de l’information”, l’accès au savoir est un bien commun fondamental et un point majeur dans les stratégies géopolitiques. Et disposer de ces “armes de connaissance et de culture” est aussi un des meilleurs moyen de tisser de nouvelles alliances dans le monde pour promouvoir la paix et l’échange équitable. Notamment pour avoir les moyens de participer au nouveau mouvement des non-alignés qui émerge autour de la constitution du libre-accès à la connaissance qui permettrait enfin aux pays en développement de décoller de la misère.

6 - Effet réseau et construction de l’Empire

Pour autant, on ne saurait limiter l’analyse à une simple “opposition” entre pays, États-nations, agissant au sein d’une sphère multilatérale bien mal en point.

Ce qui fait la force “idéologique et politique” de Google, ce n’est pas uniquement d’être étatsunien. C’est d’avoir une position centrale dans le nouveau réseau des outils d’accès à la connaissance. C’est d’être une entreprise qui bénéficie de “l’effet réseau”, c’est-à-dire dont la place privilégiée sur un segment de marché lui permet des bénéfices croissant à chaque extension de sa sphère de marché.

Google aujourd’hui n’est plus seulement un “moteur de recherche”, c’est en passe de devenir un fournisseurs de services (les logiciels de blog Blogger, le courrier électronique gMail, le gestionnaire de photos Picasa), un organisateur de rencontres humaines (les logiciels de réseaux sociaux comme Orkut), une grande agence publicitaire, un média global (Google news), un acteur financier (avec une des rares IPO technologique réussie) ...

Dans un système réseau, même le développement des concurrents permet de renforcer le rôle du leader. Et le leadership vise à s’étendre au delà de la sphère d’origine pour se maintenir. Ce phénomène a été très bien décrit autour du cas de Microsoft, dont l’arrogance idéologique a fait une cible exemplaire. Cela ne doit pas masquer les dangers pour les libertés personnelles et les équilibres géopolitiques, portés par d’autres entreprises leaders de cette économie en réseau. Se trouvent ainsi en position de monopole ou d’oligopole : Google, Yahoo et Microsoft pour l’accès à l’information, Verisign et Microsoft pour l’authentification, Cisco pour le routage.

Dès lors, revenir à l’essence de la concurrence, en proposant des solutions alternatives, mais aussi des régles anti-monopoles efficaces (par exemple en élargissant celles que mobilise actuellement l’Union européenne contre Microsoft) et adaptées à l’économie numérique en réseau, est un enjeu fondamental.

Pour autant, cet enjeu, qui doit mobiliser une nouvelle alliance internationale (l’Europe doit s’adresser aux pays en développement sur ces sujets) ne peut se résumer à construire un nouveau béhémot. Nous connaissons déjà les effets délétères de ces pratiques, par exemple dans le domaine scientifique (Elsevier, le monopole majeur, est européen), dans l’information sur les brevets (Derwent, européen), dans les constructions hasardeuses de la sphère médiatique (ex Vivendi-Universal). Les modèles industriels réussis de l’industrie spatiale ou aéronautique ne peuvent aisément se transposer dans les industries numériques.

7 - la “nouvelle alliance” du numérique, du patrimoine et de l’accès à la connaissance

En soulignant les implications géopolitiques, économiques, culturelles de la pratique quodienne de googlization du monde, Jean-Noel Jeanneney a provoqué une réflexion salutaire dans toutes les professions de l’information.

Le débat proprement “politique” qui est sous-jacent ne devrait pas tarder à s’imposer. Les quelques lignes qui précèdent ont pour objectif de montrer qu’une autre voie est possible. Une voie européenne qui ne serait pas une “escalade” (construire un “Google” européen), mais une réponse en réseau, adaptée aux opportunités de la structure de l’internet, et aux intérêts d’un monde non-aligné. C’est d’autant plus important et adapté à la situation européenne, qui voit cohabiter de nombreuses langues nationales ou régionales. L’indexation massive et les classifications entièrement automatiques, est-elle adaptée à une culture européenne multilingue ?

Dès lors, la réflexion sur l’indépendance informationnelle de l’Union européenne (construire un moteur de recherche européen transparent et maîtrisable, exploitant l’informatique linguistique multilingue), sa capacité à maintenir vivante son histoire et sa culture (la numérisation du patrimoine) et donnant une portée universelle à ses productions culturelles (la multiplications des créations et éditions numériques) peuvent constituer un axe fort d’une politique européenne à part entière.

Quatre axes peuvent nous permettre de réfléchir aux outils et aux projets dont l’Europe a besoin :

- Construction des bases humaines et industrielles (capacity building) : comment articuler les diverses initiatives de numérisation, d’indexation et de diffusion à partir des ressources existantes (le réseau des grandes bibliothèques européennes, les bibliothèques des grandes villes, les divers réseaux de bibliothèques universitaires...) ? De quels outils avons-nous besoin aujourd’hui (outils documentaires, et industrialisation de la numérisation) ?

- Transparence et maîtrise : les algorithmes de Google sont inévitablement soumis à la rentabilité économique de cette entreprise. Il sont de ce fait soumis au secret commercial. Or la fiabilité de la recherche dépend certes de la facilité d’usage, mais aussi de la transparence et de la crédibilité des résultats obtenus. Les bibliothèques, pilotées par la notion de “service public” ou de “service d’intérêt général” peuvent soutenir un projet d’algorithme coopératif, en logiciel libre.

- Interopérabilité : la question de l’accessibilité aux documents numérisés est essentielle. Avec le “web sémantique”, nous ne devons plus raisonner en terme de “portail d’accès” (un moteur de recherche, ou bien une bibliothèque, un éditeur,...) mais en terme de multiplicité des accès. Les portails gardent une importance, notamment parce qu’on peut leur faire confiance en fonction de la fiabilité de leur signature, de l’image de marque. Mais l’irrigation du réseau permet de faire circuler et valoriser les travaux, notamment le patrimoine numérisé. Avec des documents interopérables, exposés dans diférents espaces numériques, les outils du web sémantique renforceront leur usage et de ce fait valoriseront les investissements publics qui ont présidé à leur création. C’est dans un tel cadre ouvert qu’il convient de penser la prise en compte des questions de droits économiques.

- Énergie du réseau : dans un système en réseau construit à l’image même de l’internet, l’intelligence est aux extrêmités. Cela signifie que tout système qui viserait à faire porter une charge trop forte à l’intérieur du réseau vient en contradiction avec la capacité des divers utilisateurs à innover sans en référer à un “chef d’orchestre”. Il y a des milliers de personnes prêtes à participer à la construction d’une connaissance commune partagée en Europe, et qui disposent chacune d’outils de plus en plus performants. Cela concerne la numérisation, l’indexation et la diffusion. Arrêtons de penser que nos institutions leur “apportent” documents et connaissances, mais travaillons à leur proposer des projets de co-construction de la connaissance et du réseau documentaire. Le professionnalisme des bibliothèque y trouvera sa place, qui sera alors d’autant mieux reconnue.

L’appel de Jean-Noel Jeanneney pourrait inaugurer un véritable plaidoyer politique pour la construction nécessaire d’un mouvement des non-alignés de la connaissance. Saissons la balle au bond en essayant d’éclairer les divers facettes et implications qu’ouvre son texte (mais aussi derrière ce texte les personnes, institutions et capitaux qu’il peut mobiliser). Ne le vivons pas comme un appel à recommencer des expériences du passé, mais comme une ouverture vers la nécessité de faire plus et mieux que les monopoles qui s’installent aujourd’hui sur le chemin du libre-accès à la connaissance.

Caen, le 21 février 2005 Hervé Le Crosnier

Posté le 12 mars 2005

©© Vecam, article sous licence creative common

1 commentaire(s)
> Quand Google booste la réflexion - 21 mars 2005, par Michel Bauwens - Peer to peer and human evolution

Le Projet Bookipedia

Herve, merci pour cet article tres interessant. Je me demande si mon propre projet est amene a generer un interet dans le monde francophone. Voici une explication tres sommaire :

Je suis ancien bibliothecaire, et depuis deux ans, apres une ’crise existentielle’ qui faisaint suit a 20 ans de carriere dans les affaires, je ressentais le besoin de me re-eduquer dans la pensee critique. Mais par ou commencer ? C’est alors qui m’est apparu qui n’avait pas vraiment de bonne source pour s’auto-educer, pour savoir quels livres etaient les plus significatif, ainsi que de trouver une vision non-eurocentrique. J’ai donc decide de travailler, depuis deux ans maintenant, a une bibliographie ’universelle, mondo-centrique, historique, critique, et participative’. Le but est de selectionner, et d’annoter les meilleures livres, sur toutes les periodes historiques et dans toutes les aires geographiques, du passe, present, et futur de la civilisation humaine, en suivant une structure quaternaire qui couvre l’evolution du monde subjectif (le moi), intersubjectif (vision commune, philosophie, spiritualite, culture), objectif (les artifacts technologiques), et inter-objectifs les systemes (politique, economique, etc..). L’aspect participatif signifie que l’utilisateur peut utiliser la structure proposee, ou creer sa propre ’ontologie’ personnelle, et que chacun a ainsi access aux visions des autres. C’est donc une bibliotheque ’anti-systemique’, qui utiliserait les technologies du web semantique pour decouvrir les liens entre concepts classificateurs differents ; le systeme devrait egalement permettre les ’folksonomies’, c.a.d. de ’tagger’ soit les livres, soit les tags eux-memes (le Tag-Web). J’ai deja un contenu fort developer, mais faute de soutien technologique, je ne peux pour l’instant realiser cette partie significative.

J’ai trois documents qui expliquent ce projet : "Methodology and scope", la Table des Matieres, ainsi que certaines sections deja assez developper comme example.

Bien a vous,

Michel Bauwens
Foundation for P2P Alternatives