La gouvernance pour des clous ?

Bonjour,

Gouvernanter c’est avoir l’esprit large, très large.

Au moment où la "gouvernance" s’empare du premier prepCom de la deuxième phase du SMSI la semaine prochaine, il faut déjà savoir où commence et où s’arrête le débat sur la "gouvernance de l’internet".

Une première indication nous est donnée par Adam Peake et Jeannette Hofmann, deux membres de la Société Civile participant au suivi du SMSI. Dans un texte relatant leur rencontre avec Markus Kummer, secrétaire du Groupe de Travail sur la Gouvernance, ils concluent :

"Il semble le Groupe de Travail commencera par une vision large de ce que la gouvernance de l’Internet englobe. Les questions généralement soulevées sont : le spam ; sécurité du réseau et de l’information, confiance, protection de la vie privée et du consommateur ; fixation des tarifs et l’interconnexion, et bien entendu toutes les questions associées à l’ICANN et au nom de domaine. Ont également été mentionnés des droits de la propriété intellectuelle, des règles internationales pour l’e-commerce, les taxes et le cryptage. Potentiellement presque une liste sans fin." (traduction Bruno Oudet).

Tout est dans tout et réciproquement, nous le savons bien. C’est d’ailleurs ce qui justifie la politique : prendre des décisions argumentées, appuyées sur une volonté (ou du moins un acquiessement) populaire, démontré lors d’élections... et prendre ces décisions sur tous les sujets possibles.

Ce qui est intéressant dans l’analyse du glissement actuel du SMSI, c’est justement cette marginalisation de la politique internationale (les décisions prises en inter-relations par les Etats) vers l’émergence de pôles de "spécialistes"... qui seront nénamoins conduits à prendre des décisions de politique générale.

Ce doit être cela la gouvernance ? Et bien évidemment ça dépasse largement le cadre de l’internet.

Tiens, comment enlever la gestion de la monnaie aux politiques ? En privatisant les banques centrales, une idée européenne que les étatsuniens n’ont même pas eu, et qu’ils raillent quand ils peuvent.

Tiens, comment enlever aux citoyens les décisions locales ? En élargissant les structures de décision (les "communautés de communes" et autres pays) vers des assemblées non-élues qui prendront conseil auprès des "experts" non-élus, mais envoyés par leurs entreprises, car c’est bien connu, il n’est de bonne expertise que par les gens du métier.

Tiens, comment enlever la décision sur ce qui est licite ou pas aux juges et aux législateurs ? On va gouvernanter tout ça directement au niveau des Fournisseurs d’accès, qui recevront plaintes et récriminations et devront prendre position. Ce à quoi ils s’engagent par charte dès aujourd’hui (alors que la Loi sur l’Economie numérique est encore soumise à une interjection auprès du Conseil constitutionnel voir : http://www.afa-france.com/actions/charte_internet.htm )

Mais regardons aussi les aspects positifs :

Tiens, comment surveiller les bateaux-poubelles qui longent nos côtes et s’installent dans nos ports quand aucun Etat ne veut prendre le risque de s’affronter aux affréteurs, surtout quand il s’agit de pétroliers ? Et bien on crée des associations pour ficher les bateaux ; les citoyens se mettent à aider les marins abandonnés... (http://www.marins-abandonnes.org/)

Tiens, comment influencer les décisions que nos fameux experts ont glissés dans l’oreille des décideurs non-élus ? En participant aux commissions d’enquêtes publiques, et en constituant des réseaux de suivi citoyens.

Car la "gouvernance", permet aussi aux citoyens de participer après même qu’ils aient élu, choisi, parfois même "par défaut", les dirigeants politiques.

Ainsi, nous gouvernantons sur tous les sujets à partir de n’importe quel point à l’ordre du jour ; ça diminue la part du politique, donc de l’acceptation collective des choix ; mais ça permet la participation en temps réel et permanent des citoyens, qui créent leurs propres expertises, appuyées sur des intérêts différents, les intérêts à long terme des personnes et des communautés.

Au fond, le mot est désagréable, car il sonne comme un "remplacement" des structures et institutions de la démocratie (les "gouvernements"). Mais la porte reste ouverte pour une intervention de la société civile, au moment même où la démocratie a des vapeurs (abstention massive, dénégation de leur pouvoir par les politiques eux-mêmes, poids des médias, notamment des médias globaux...).

Alors nous partirons gouvernanter au SMSI, sur tous les sujets n’est-ce pas ?

Reste ce problème mathématico-logique : on gouvernante à partir d’une position bien particulière, qui malheureusement est celle de très peu d’entreprises : "Là, sur ma machine, si possible sur ma machine spécialisée dite "routeur", vont passer des datagrammes. Il viennent d’un serveur ayant un nom de domaine et vont vers un autre si possible hors des frontières. Et bien que puis-je faire avec ce datagramme ?"

Et s’ouvre la porte de l’infini des discussions d’organisation du monde : - je bloque (pour la "sécurité", parce que c’est du "spam", parce que dans mon pays on ne veut pas...) ; - j’accélère (parce qu’il y a réservation de bande passante, pour améliorer la QoS des riches) ; - je fais payer (ah les "flux transfrontières de données") ; - je choisi l’ordonnancement des protocoles (en avant la téléphonie et le web sécurisé, et au placard le P2P) ; - je compare le flux avec un liste de mots interdits (pour informer les services secrets au travers d’une bretelle wiretap) ; - j’analyse le flux sonore pour rendre compte à la RIAA ...

Au fond, la gouvernance de l’internet, c’est mettre quelque chose là où les protocoles de base de l’internet refusaient de remplir un vide... car c’est justement ce vide qui était la force et la définition même de l’internet : un réseau coopératif qui s’étend par les extrêmités.

La gouvernance conduit aussi à donner à ceux qui gèrent les datagrammes un statut qui dépasse leur fonction technique, en les faisant se prononcer sur des sujets épineux d’organisation du monde.

Alors va falloir y aller aussi, créer des alter-gouvernantistes pour instiller des grains de sable dans une machine qui risque de ne voir la démocratie que du point de vue du spécialiste vivant au coeur d’un système technique...

Jamais l’expression "société de l’information" n’a trouvé une meilleure illustration que dans cette façon d’accaparer tout les attributs d’une société par un réseau technique et de voir les problèmes du monde au travers de cette lorgnette.

Mais attention, vous connaissez tous la légende de ce proverbial ingénieur qui ne connaissait que le marteau... et pour qui le monde entier ressemblait toujours à des clous.

Hervé Le Crosnier

Posté le 16 juin 2004

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