L’ère de l’information

Ce texte qui cherche notamment à éclairer le concept complexe et controversé d’information, continuear d’évoluer, en fonction des contributions et réactions reçues. N’hésitez pas à apporter votre commentaire au moyen du forum placé au bas de l’article. Une version téléchargeable du texte se trouve également dipsonible en fin d’article.

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Sommaire

Introduction

L’émergence du concept d’information

- Aperçu historique

- le système de l’information (qualitative, improbable, indirecte, imparfaite, récepteur, pertinence, diversité),

- opposition de l’énergie et de l’information (continu ou discontinu, signal ou signe, effet proportionnel ou non-linéaire, entropie ou reproduction),

- la régulation cybernétique (reproduction, rétroaction, finalité, système, complexité, biologie).

La mutation informationnelle

- les technologies informationnelles (informatique, biotechnologies, nanotechnologies)

- l’économie de l’information (gratuité, développement humain, direction par objectif, précarité, revenu garanti, “ autorégulation ”)

- la société en réseaux (“ informations ”, pouvoir des médias, publicité, pornographie, politique spectacle, terrorisme, démocratie, idéologie des réseaux)

Information et finalités humaines : notre responsabilité de résistance à l’entropie

- dualisme, ignorance, principe de précaution, liberté, adaptation

- apprentissage, cognition, histoire, éthique, politique, écologie, sciences

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Introduction

“ Une société peut être dite nouvelle quand il y a transformation structurelle dans les relations de production, dans les relations de pouvoir, dans les relations entre les personnes. Ces transformations entraînent une modification également notable de la spatialité et de la temporalité sociales et l’apparition d’une nouvelle culture. L’ère de l’information1 [1], Manuel Castells ”

Nos sociétés subissent depuis quelques décennies une mutation majeure, en général superbement ignorée ou mal comprise : elles sont submergées depuis la deuxième moitié du 20e siècle par les conséquences des technologies informationnelles qui nous font passer de l’ère énergétique à l’ère de l’information, rupture comparable sans doute à l’avènement du néolithique plus encore qu’à la révolution industrielle. L’importance exceptionnelle de cette rupture dans le cours de l’évolution humaine explique sans doute en partie l’immense difficulté avec laquelle elle est appréhendée. Comme elle touche sur toute la planète des sociétés inégales dans leurs niveaux de vie et différentes dans leurs cultures, le monde de demain demandera une longue période de temps à se mettre en place. Un chaos sans précédent est à redouter dans le court terme, renforçant l’urgence d’un “ autre regard ” sur les transformations en cours.

Bien sûr le rôle de l’information a toujours été considérable dans les sociétés, l’économie ou les phénomènes biologiques qui mêlent indissolublement information, matière et énergie. Il y a évidemment un continuité de la vie, de l’humanité, de nos sociétés et de l’économie mais il y a aussi du nouveau, des seuils irréversibles, des émergences historiques, des changements de niveau. Notre conviction est que nous subissons une rupture majeure avec la généralisation de l’informatique et de la numérisation ou l’émergence des biotechnologies, rupture dont les caractéristiques peuvent être largement reliées aux spécificités du concept d’information plus encore qu’à l’explosion des communications, ou la complexification de nos sociétés. Ce n’est pas dire que l’information explique tous les bouleversements actuels, mais qu’il faut prendre la mesure de tout ce qu’elle permet d’expliquer. Ce qui est l’objet de ce texte.

Nous voulons donc attirer l’attention sur le fait qu’au-delà de la communication et des réseaux qui permettent de relier ce qui était séparé, le monde de l’information dans lequel nous sommes entrés s’oppose entièrement au monde de l’énergie dont nous sortons à peine. Bien qu’on en éprouve tous les jours les conséquences et les contradictions, on ne se rend pas bien compte encore à quel point ce sont des mondes aux logiques incommensurables. S’il y a rupture c’est entre l’ère énergétique et l’ère de l’information, non pas qu’on pourrait se passer d’énergie mais parce qu’on change complètement de logique et de perspectives.

Les technologies informationnelles, issues du “ traitement ” de l’information : l’informatique, la robotique, les télécommunications numérisées, les biotechnologies (en attendant les nanotechnologies informationnelles et les nouvelles vagues à venir) modifient déjà profondément les modes de production des biens et des services ; leur utilisation par mise en réseau permet une relation directe et généralisée entre de toujours plus nombreux habitants de la planète. Elles ont des effets radicaux sur la formation d’une économie de l’immatériel avec des coûts de reproduction presque nuls. Elles pourraient conduire aussi à un développement alternatif des techniques, au recentrage des technologies sur leurs usagers et à l’apparition de “ nouveaux biens communs planétaires ”.

Si nous savons en tirer parti, cette mutation, pourrait entrainer une véritable inversion des valeurs, de la concurrence à la coopération, de la hiérarchie à la convivialité informationnelle. On ne pourra se contenter de plaquer, comme nous le faisons, les transformations en cours sur l’économisme dominant, aboutissement du productivisme de l’ère énergétique. Si on persistait dans cette voie, l’ère informationnelle perdrait tout ce qui fait sa force de relation entre les cultures ainsi que l’essentiel de ses valeurs potentielles : sa capacité de régulation écologique et de préservation de l’avenir, privilégiant, au bénéfice de tous, la connaissance et l’échange des savoirs.

En effet, l’ère de l’information c’est aussi l’ère de l’écologie, de notre responsabilité envers les générations futures face aux informations dont nous disposons, de régulation des cycles vitaux et de sortie d’un productivisme salarial insoutenable, au profit d’une logique d’investissement dans l’avenir, d’un développement humain intégrant le long terme au-delà de la productivité immédiate d’un temps de travail qui perd toute proportionnalité avec le revenu. Les informations sur les catastrophes qui nous guettent permettent d’éviter la violence de leur pression sélective, d’une sélection darwinienne qui opère par contrainte extérieure au profit d’une anticipation intériorisée, d’une adaptation autonome et en douceur, passage de l’évolution à l’apprentissage.

Face aux désastres économiques, écologiques et sociaux d’aujourd’hui, on se focalise trop exclusivement sur une mondialisation, rapide et sauvage, ainsi que sur les avatars de la “ croissance économique ”. Beaucoup glorifient encore le chacun pour soi de l’individualisme performant et prétendent possible l’autorégulation du marché par la dérégulation et la privatisation (malgré l’aggravation considérable des inégalités de la répartition des richesses qu’elles entraînent). Les déséquilibres écologiques et sociaux ne feront de toutes façons que s’aggraver avec l’extension d’une croissance insoutenable. L’économie marchande se voit contrainte d’accélérer sa reconversion massive vers l’immatériel dans des cadres obsolètes, ce qui engendre une précarité généralisée. On assiste aussi à des tentatives d’arrière-garde pour bloquer innovation et coopération des savoirs par des brevets sur le logiciel ou le vivant, organisant une rareté fictive.

C’est pourquoi nous sommes persuadés de la nécessité de mener une réflexion approfondie sur les caractéristiques mêmes de l’information et ses conséquences sur l’ensemble des enjeux civilisationnels. Bien entendu il faudra prendre en compte les autres mutations anthropologiques et écologiques, comme par exemple la progression des interdépendances entre les sociétés de la planète, le métissage des cultures ou l’émergence du féminin avec le déclin du patriarcat.

Il n’y a pas de déterminisme technologique, mais seulement des nouvelles possibilités que nous pouvons transformer en opportunités. Si on ne choisit pas le déferlement des nouvelles technologies, c’est à nous de de tirer parti des nouvelles potentialités de régulation, de coopération et de développement humain, ainsi que de lutter contre leurs côtés pervers (précarité, flexibilité, temps réel, dictature du court terme, fracture numérique, insignifiance).

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L’émergence du concept d’information

- Aperçu historique

Le dictionnaire montre les glissements historiques des divers sens du mot information :

1. Enquête judiciaire, instruction policière (ouvrir une information, s’informer)
2. Renseignement utile, qui nous instruit (avoir des informations, connaissance)
3. Communication, nouvelles (ce qui est transmis)
4. Unité de base d’un signal (Bit) ou capacité de stockage. Quantité d’informations dépourvue de sens (s’oppose à redondance).

On part de la recherche active, de l’enquête, de la vérification, à son résultat, le renseignement utile, lui-même réduit ensuite à sa communication pour désigner enfin l’unité de base d’une transmission ou la valeur d’une variable dans une base de données. L’ambiguïté du concept d’information c’est de commencer dans l’action et la subjectivité pour finir en caractéristique objective et matérielle de transmission, escamotant la place essentielle du récepteur tout en introduisant une première confusion entre information et communication.

L’information est qualitative, elle est relation. Et pourtant elle est le plus souvent mesurable, au moins statistiquement. C’est comme mesure quantifiable qu’elle a pénétré les sciences. Il y a, dès les années 1920, trois sources [2] au concept scientifique d’information : la physique (entropie), les statistiques (probabilités), les télécommunications (bruit). Dès ce moment, on constate que l’information représente le contraire de l’entropie, que sa valeur se situe dans son improbabilité et sa capacité de surmonter le bruit (par redondances et filtres).

En 1948, Claude Shannon [3] publie la théorie mathématique de la communication, où l’information se signale par une redondance improbable. En même temps Norbert Wiener [4] publie “ La cybernétique ”.. La cybernétique met en oeuvre le principe de la résistance à l’entropie qui donne sens à l’information avec la boucle de rétroaction négative qui est le principe de la plupart des régulations biologiques et des automatismes se réglant sur leur effet. La théorie de l’information pénètrera alors la biologie, la sociologie, l’économie, l’anthropologie, etc.

La théorie des systèmes [5] tentera ensuite de rendre compte de l’imbrication des flux d’informations, de matières et d’énergie, de leurs circuits et de leurs régulations en distinguant information circulante et information-structure (ADN). En particulier Joël de Rosnay a bien synthésisé les contrastes entre approches analytique et systémique [6]. Enfin les théories de la complexité insisteront sur l’imperfection de l’information et son caractère non linéaire, aux effets imprévisibles. Ce n’est pas pour rien que l’informatique est basée sur un codage binaire car c’est le domaine du tout ou rien (qui relève de la logique et non des mathématiques : “ Les concepts sont de tout ou rien et donc différents des concepts continus de l’analyse mathématique. La théorie des automates sera donc combinatoire et non analytique ” Von Neumann).

- Le système de l’information

“ L’information est une troisième dimension fondamentale de la matière, au-delà de la masse et de l’énergie ” s’écriait déjà en 1952, K.J. Boulding, président de l’Académie des Sciences de New-York.

En conséquence, l’information ne doit pas être confondue avec l’énergie et la matière, ses lois étant bien spécifiques. L’information n’est pas une force physique comme l’énergie dont l’effet est proportionnel à la cause ; c’est un phénomène discontinu, événement lié aux changements de la matière dans l’espace et dans le temps, pouvant être saisi, mesuré et transmis à des récepteurs adaptés capables de les décoder et de les traiter : récepteurs biologiques (neurotransmetteurs), linguistiques (interlocuteur), électroniques (capteurs, instruments de mesure, télévision, ordinateurs, robots, internet, mobiles, etc.).

Le concept d’information se révèle aussi général et difficile à définir que celui d’être, de matière ou d’énergie et peut s’appliquer à tout (de même que tout est matière et énergie à la fois). L’histoire de l’émergence du concept d’information montre déjà son caractère complexe et multiforme. Une information est qualitative (bien que souvent mesurable), non-linéaire, mais peut se communiquer à un récepteur, c’est donc une relation et une indication. Ce qui fait sa valeur c’est son improbabilité, sa rareté et sa pertinence.

L’information permet de lever ou réduire l’incertitude qui concerne un grand nombre de propriétés de la matière et du monde. La valeur d’une information n’est pas dans sa répétition, mais dans son caractère exceptionnel, réduisant l’incertitude en apportant du nouveau, du décisif. Elle est dans son improbabilité qui fait événement et la détache du bruit de fond. On sait bien qu’on ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure aux “ informations du soir ”. Si l’information était parfaitement prévisible, on pourrait s’en passer ! Du coup, toute information est imparfaite puisqu’elle apparaît dans un monde complexe, imprévisible et changeant, au moins aussi imprévisible que le temps, ce qui oblige à corriger le tir en permanence grâce à de nouvelles évaluations (c’est le principe même des régulations, des rétroactions, de l’adaptation ou de l’apprentissage, du thermostat encore...). On peut donc la définir objectivement comme improbabilité (physique et quantitative) et subjectivement comme une réduction de l’incertitude (cognitive et qualitative), “ visibilité de l’invisible ”. Son caractère improbable oppose la discontinuité de l’information à la continuité du signal physique (comme une sonnerie se détache du bruit de fond sonore).

“ Ce concept d’information permet d’entrer dans un univers où il y a à la fois de l’ordre (la redondance), du désordre (le bruit) et en extraire du nouveau (l’information elle-même). De plus, l’information peut prendre une forme organisatrice (programmatrice) au sein d’une machine cybernétique. L’information devient alors ce qui contrôle l’énergie et ce qui donne autonomie. Edgar Morin ”

Non seulement l’information est improbable, discontinue et lève une incertitude tout en restant imparfaite et temporaire, exigeant des corrections incessantes, mais surtout, il lui faut un récepteur pour lequel elle fait sens (effet qui devient cause). La communication, qui se distingue de l’information qu’elle transmet entre un émetteur et un récepteur, suppose aussi un langage commun (code) et des références communes, une compréhension mutuelle. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’information en soi et qu’on ne peut l’isoler du système pour lequel elle prend sens. L’information n’est pas un concept simple, on ne peut pas dire “ c’est une caractéristique de tel objet ” puisque c’est le récepteur qui la constitue comme telle. L’information est un élément d’un ensemble reliant émetteur (physique) et récepteur (souvent biologique). Elle est relation, changement et organisation (système), liée à la cognition, l’apprentissage, l’adaptation, la communication. On ne peut en éliminer la subjectivité, l’inquiétude qui précède l’information et constitue sa pertinence, ni la capacité de réception limitée (trop d’information tue l’information). La signification d’une information dépend d’une histoire passée, du chemin parcouru, des expériences vécues, du contexte et du savoir constitué.

En effet, comme on l’a noté plus haut, l’information ne se limite pas à l’information circulante (saillances, signal objectif se détachant d’un bruit de fond) mais implique tout autant l’information structurante pour qui elle fait sens (prégnances, pertinence subjective) c’est-à-dire l’organisation comme résultat évolutif de la reproduction, mémoire des informations passées (stock d’informations ou capital de formation), organisation à la fois structurelle (organigramme, hiérarchie, réseau) et fonctionnelle (processus, flux, régulations).

Une autre propriété fondamentale de l’information, c’est son caractère de “ faire signe ” et de renvoyer à autre chose qu’elle-même. C’est ce qui permet sa reproduction, d’être reproduction du signe et non pas de la chose. Cela achève d’opposer les ressorts de l’information à ceux de la masse et de l’énergie. Le monde du signe et de l’information est le monde de la re-connaissance, d’une connaissance indirecte des choses, d’une régulation après-coup, de la répétition et de la reproduction.

Avec l’information on quitte le royaume de l’immanence ou d’une simple combinatoire pour un rapport tâtonnant (par essais-erreurs) à l’extériorité, conscience éveillée à son manque d’information et qui n’a qu’un rapport indirect au réel. Avec l’information il n’y a jamais de symbiose totale, la réalité est toujours (re)construite. La pensée n’est pas seulement mouvement du corps, c’est d’abord la conscience de la séparation de l’être et d’un monde propre, à l’horizon limité. Il y a dans l’information un mouvement vers le réel constituant sa négativité, son questionnement. C’est ce qui fait qu’on ne peut avoir d’information que s’il y a d’abord manque d’information, inachèvement éprouvé et tentative de complétude, d’approche, de mise au point, d’ouverture à l’extériorité qui nous pousse à voir de plus près (ce que Piaget appelle accommodation et Husserl remplissement).

- Opposition énergie et information

L’information s’impose en physique pour rendre compte du qualitatif. Elle concerne l’état de l’énergie ou de la matière, leur valeur (vitesse ou position), leur orientation, leur forme, leur configuration, leur organisation, leur changement. L’information étant une relation, strictement parlant on ne devrait pas parler d’information au niveau physique, car une information est constituée par le récepteur (l’observateur) mais pour le physicien les caractéristiques de la matière (comme le spin ou la vitesse) constituent effectivement des informations. Ainsi, la théorie quantique et le principe d’indétermination de Heisenberg obligeront à tenir compte au niveau quantique de la perte d’information produite par la mesure elle-même.

Si l’on ne peut pas mettre matière ou énergie sur le même plan que l’information, cela n’empêche pas qu’il n’y a pas d’information sans matière ou signal énergétique. Matière, énergie et information sont inextricablement mêlés. On n’est pas dans le royaume des idées mais dans celui de la vie concrète et matérielle. Il faut dénoncer parallèlement les tentatives de réduire la matière à de l’information et faire de la physique quantique une simple physique numérique débarrassée de toute continuité. La difficulté c’est que la matière a beau être d’un autre ordre que l’information, on n’y a accès que par l’information ! Tout ceci porte facilement à la confusion entre l’énergie (ou l’entropie) et l’information, alors que tout les oppose.

L’énergie et la masse ne se reproduisent pas et se dégradent par le “ bruit ” et l’entropie ; leur effet est la plupart du temps strictement proportionnel à la cause. Au contraire l’information qui désigne indirectement une présence ou une absence par un codage discontinu quelconque (numérique), permet une reproduction à l’identique, sans aucune entropie, reproduction biologique ou numérique, ainsi que par ses capacités de régulation, par boucles de rétroactions. C’est bien de n’être pas la chose elle-même qui permet à l’information de se donner sans se perdre et se reproduire à un coût presque nul car c’est le signe qu’on reproduit et pas le signifié. Nous vivons ainsi une “ révolution numérique ” qui donnerait les moyens de résister à l’entropie d’une société énergétique insoutenable. La reproduction de l’information à l’identique, sans perte, n’est possible que grâce à la correction d’erreur. De même la régulation n’est permise que par une correction permanente (rétroaction négative). Ce n’est pas dire que tout se réduit à l’information, que le signal pourrait ne pas être physique et qu’il n’y a plus de problème énergétique, mais plutôt que nous pouvons réguler nos équilibres écologiques et réduire notre consommation d’énergie grâce à l’optimisation informatisée et des organisations économiques et politiques plus adaptées.

Cette capacité de reproduction et de régulation qui échappe à l’entropie n’a plus rien à voir avec le monde de l’énergie, pas plus que l’effet disproportionné, non calculable, d’une information, sans aucune commune mesure avec les rapports de force ou l’énergie en jeu. Contrairement à l’énergie, il n’existe aucune proportionnalité entre une information et ses effets. Cette disproportionnalité est à l’origine de la productivité étonnante des technologies informationnelles. Ainsi, un problème résolu peut profiter presque immédiatement à tous, justifiant la multitude d’efforts infructueux, une toute petite information peut tout changer. Vous pouvez avoir un courant très faible qui va commander une énorme puissance électrique. Avec l’information c’est souvent un effet de seuil binaire, de tout ou rien : c’est vrai ou faux, on est vivant ou mort. L’effet peut être zéro mais l’effet peut être aussi de tout changer. Ce qui veut dire qu’un petit groupe, ou une minorité, peut tout changer, voire une seule personne. On n’est plus dans un rapport de force ni de masses ou de nombre comme dans la société de l’énergie.

Pour illustrer l’opposition de l’énergie et de l’information on peut prendre l’exemple du signal physique analogique et de sa numérisation. La communication ne peut se faire sans un signal physique, un courant énergétique, une porteuse continue, sur laquelle se découpe une information numérisée, discontinue. Il y a inévitablement des pertes de signal dans toute transmission et le recours à des filtres ou des amplifications ne permet jamais de restituer le signal originel. Il l’appauvrit ou bien génère un bruit de fond de plus en plus important. L’entropie joue complètement sur le phénomène physique du signal, alors qu’elle ne joue plus du tout sur l’information elle-même.

Comment est-ce possible ? Par la redondance et la correction d’erreurs. La redondance est indispensable pour valider une information qui ne peut être sinon qu’une anomalie aléatoire dépourvue de toute signification. La redondance assure la solidité de l’information en permettant de vérifier que la transmission est correcte. Plus généralement, la correction d’erreur tire parti du caractère discontinu de l’information qui permet de détecter voire de corriger une erreur, par exemple grâce à un CRC (Code de Redondance Cyclique) en informatique. Il y a des mécanismes proches dans les "codons" de l’ADN dont les deux brins assurent la redondance de l’information. Ce n’est pas comme un signal plus ou moins juste mais jamais strictement identique. Soit il y a une erreur, et on peut la corriger, soit il n’y en a pas. Du coup, l’information peut être reproduite complètement à l’identique, contrairement au signal : elle est bien anti-entropique. L’information est inséparable d’une finalité anti-entropique, de la cognition ou de l’adaptation, base de la reproduction du vivant et de la régulation homéostatique. Précisons bien : au-delà de la régulation et de l’homéostasie, l’information et le monde vivant sont avant tout anti-entropiques (croissance, reproduction, expansion).

- La résistance à l’entropie (régulation cybernétique)

C’est notamment par la question de l’entropie thermodynamique que l’information a fait son entrée dans la physique. Ce n’est pas une raison pour identifier entropie et information tout simplement parce que l’information c’est le contraire de l’entropie (ou du bruit), sa valeur est encore une fois dans son improbabilité et ses capacités de reproduction ou de régulation.

Le concept scientifique d’information tourne dès le début autour de la question de la transgression du deuxième principe de la thermodynamique et de l’irréversibilité du temps. La croissance de l’entropie n’est qu’une probabilité (très grande), la néguentropie (le contraire de l’entropie) n’est pas impossible, seulement très improbable, improbabilité d’une opportunité saisie justement par l’information.. Le monde de l’information est le monde de la reproduction qui résiste à l’entropie, monde du vivant et des signes, de l’apprentissage, force d’organisation et reconstitution indirecte du monde, son intériorisation, son adaptation, monde bien différent du monde de l’énergie et de forces continues proportionnelles à leurs effets.

L’information est le contraire de l’entropie par ses capacités de reproduction, de répétition mais surtout de régulation, c’est-à-dire de rétroaction (la pertinence de l’information consiste à déclencher une réponse conditionnelle adaptée). Par les régulations, la reproduction, l’apprentissage (répétition) et l’organisation, l’information est un élément de base fondamental du vivant et de sa capacité de résistance à l’entropie, de parer à l’imprévu, de corriger le tir, de s’adapter après-coup grâce à un pilotage par objectifs plutôt que par une programmation mécanique.

Il faut bien comprendre l’opposition entre une régulation et une programmation mécanique. Vous ne savez pas combien vous allez utiliser de gaz ou de fuel pour vous chauffer. Vous auriez pu programmer : “ Je vais utiliser tant de fuel par minute ou par heure ”. Au lieu de cela, vous mettez la température désirée et vous avez certes le risque de consommer plus que ce que vous vouliez, mais vous avez beaucoup plus de chances malgré tout de consommer moins que si vous vous étiez contenté de programmer le débit sur moyen ou fort comme sur les appareils dépourvus de thermostat.

Ce n’est qu’avec les boucles de régulation et la cybernétique qu’on entre vraiment dans la théorie de l’information. Le thermostat constitue l’exemple le plus courant mais les travaux théoriques ont d’abord concerné la correction de tir des DCA pendant la deuxième guerre mondiale. En effet, le principe d’une boucle de rétroaction (ou d’un thermostat) c’est de se régler sur l’écart entre le résultat mesuré et la cible. On n’est plus alors dans la physique mais dans le pilotage par objectifs introduisant la finalité dans la chaîne des causes et rejoignant les régulations biologiques. En effet, alors que la physique est le domaine de la causalité (où les causes ont des effets), le domaine de l’information ou de la vie est celui des régulations et des finalités (où les effets deviennent causes). On n’est plus dans une “ obligation de moyens ” mais dans une “ obligation de résultat ” vitale.

Enfin le concept d’information est inséparable du monde biologique. On peut définir le vivant comme ce qui s’oppose à l’entropie.

“ La vie est une qualité de la matière qui surgit du contenu informationnel inhérent à l’improbabilité de la forme.
Psychobiologie de la guérison, Ernest Lawrence Rossi ”

Ce qui distingue les réactions biologiques des réactions physiques c’est leur caractère de “ réaction conditionnelle ”, sur le modèle d’un transistor ou des récepteurs hormonaux. On rate l’essentiel à l’oublier. Le vivant se construit sur la matière et ses propriétés chimiques sans s’y réduire grâce à l’introduction de la reproduction (de l’information) et de réactions différenciées (non indifférentes). “ Le monde vivant fait partie du monde physique : il est hors de l’équilibre, traversé en permanence par des flux d’énergie et de matière, mais il est aussi traversé par des flux d’information, ce qui le distingue des systèmes physiques ” (Pour la Science 12/03). C’est donc une erreur d’interpréter le vivant comme lutte pour la survie et simple violence de la force qui n’aurait pas pu laisser de place à la fragilité humaine. Le monde du vivant est bien le monde de l’information, ce qu’atteste la stratégie du putois (qui s’attaque aux communications olfactives) ou le plumage du paon chargé de signes trop voyants (ce qui posait problème à Darwin). La sexualité est le triomphe de l’apparence et des signes sexuels (chant, plumage, parade), pas de la force brute. Il faut attirer le partenaire, le séduire. Les combats entre mâles ont bien une fonction reproductive mais qui n’est pas aussi déterminante qu’on le croit (dans la plupart des espèces les perdants se reproduisent presque autant). Leur fonction est plutôt d’établir une hiérarchie sur des signes de soumission ou de domination, minimisant les conflits quotidiens. L’information c’est le contraire de la violence (la diplomatie le contraire de la guerre) et plus l’information prend de l’importance, moins la force physique rentre en jeu. Le vivant est d’autant moins identifiable à la force que sa fragilité y est absolument essentielle pour signaler des informations vitales et se prémunir à temps. De même l’information c’est le contraire de l’auto-organisation par la violence sélective, l’élimination des moins adaptées, la compétition et le marché puisque l’information doit permettre l’adaptation et l’autonomie de chacun, la coopération de tous et la durabilité des organisations.

Précisons que ce n’est pas parce que l’information apparaît avec le monde vivant et prend son sens pour un récepteur biologique que tout système d’information qui en découle est lui-même assimilable à un organisme. Pour ne pas tomber dans le biologisme il ne faut pas confondre les différents niveaux qui ont leurs “ propriétés émergentes ” propres. Avec la parole et le langage, on n’est plus au niveau d’une simple boucle de régulation et l’information prend une toute autre dimension. De même les confusions entre réflexe et réflexion sont à éviter ainsi qu’entre finalité biologique et projet humain préconçu, tout comme entre information vitale et phénomènes physiques ou énergétiques. À notre niveau c’est le langage et l’histoire qui accélèrent “ l’évolution ” par l’accumulation de savoirs.

Nous verrons plus loin comment les technologies issues de l’information pourraient permettre de passer de la violence et de l’entropie des sociétés énergétiques à une société de l’information plus proche des écosystèmes complexes, prenant en charge la responsabilité de notre avenir et la régulation de nos équilibres avec la biosphère ainsi que les autres mutations anthropologiques qui l’accompagnent. Mais il est indispensable pour cela de trouver une volonté partagée des humains s’appuyant sur une éthique commune comme nous le proposerons dans la dernière partie de ce texte. Cette société de l’information se doit de privilégier la réflexion et l’autonomie, l’évaluation de nos actions, leur “ feedback social ” afin de promouvoir des régulations par rétroaction et une production réglée en grande partie par la consommation tout en intégrant le long terme, l’investissement dans l’avenir et les conditions de sa durabilité.

Examinons d’abord plus précisément les effets de la mutation informationnelle dans notre monde.

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La mutation informationnelle

(informatique, réseaux, biotechnologies...)

Le passage de l’ère énergétique à l’ère de l’information se manifeste en premier lieu à travers l’émergence de technologies informationnelles mais aussi par toute une série de phénomènes en rupture avec les anciennes logiques économiques et sociales, ouvrant à des économies plurielles et nécessitant de nouveaux indicateurs de richesse. Ces différences ont leur fondement dans les caractéristiques de l’information telles que nous les avons dégagées, et dans leur opposition à celles de l’énergie.

Pour la première fois, les humains traitent la matière et les objets qu’ils fabriquent par l’intermédiaire de codes, de mémoires, de signaux, associés à des langages ; les manipulations de la matière s’opèrent de moins en mois par des moyens matériels, et de plus en plus par des moyens immatériels.

Les règles de “ l’échange ” des biens et des services entre les humains sont transformées : dans l’ère énergétique, le partage d’un bien s’effectue par séparation en plusieurs parts de ce bien ; dans l’ère informationnelle, chacun garde la totalité de l’information.

Les technologies informationnelles sont duplicables à faible coût ; elles font entrer dans le monde inédit de la reproductibilité quasi gratuite de nombreux biens et services (qu’il s’agisse de textes ou de semences, c’est toujours de transmission et de duplication d’information qu’il s’agit).

Pour s’étendre, ces technologies se déploient en réseaux. La nature de ces réseaux transforme les relations structurelles de production, les relations de pouvoir, les relations entre les utilisateurs : l’invention de codes culturels est désormais sous la dépendance des capacités technologiques des individus, des groupes, des sociétés et de leur maîtrise de ces technologies.

Ces technologies inédites bouleversent les notions de l’espace et du temps, telles qu’elles étaient conçues dans l’ère énergétique :

-  “ l’espace ” jusqu’à présent parcouru par les humains est remplacé par un espace de flux permanents difficile à apprécier, rapprochant le lointain et éloignant le proche ;

-  “ le temps ” est à la fois rabattu sur l’instantanéité (par exemple dans le cas des marchés financiers) et sur une discontinuité aléatoire (par exemple dans l’hypertexte).

Toutefois une des implications les plus spécifiques des technologies informationnelles réside dans leur couplage avec l’automatisation des machines déjà développée dans les sociétés industrielles énergétiques. L’informatisation, lorsqu’elle est injectée dans ces processus, produit à large échelle des biens (objets et services) avec toujours moins de labeur humain et de temps. D’où l’urgence de nouvelles modalités pour leur répartition. Il en résulte un bouleversement dans la transformation des mécanismes traditionnels économiques et sociaux.

Bien d’autres caractéristiques des “ technologies informationnelles ” seraient à souligner :

- leur aptitude à se combiner avec les technologies de l’ère énergétique est stupéfiante ;

- leur tendance naturelle à la miniaturisation ouvre la voie aux “ nanotechnologies ” de demain ;

- leurs interactions et leurs effets sont inséparables de la science “ fondamentale ” (celle faite pour “ comprendre ”), ce qui conduit à une véritable technoscience (faite pour contrôler et dominer).

Ces bouleversements se traduisent en premier lieu dans l’économie par une contradiction entre l’économie de marché et les nouvelles forces productives.

- L’économie de l’information

Certes on doit admettre avec René Passet que depuis toujours l’économique est “ une activité de structuration de l’énergie par l’information ” ; mais nous sommes rentrés avec la révolution informationnelle et ses réseaux de communication dans une nouvelle économie. On pourrait caractériser sans doute cette économie par sa globalisation et sa prédominance financière (patrimoniale), après le capitalisme managerial et le capitalisme entrepreneurial (l’actionnaire après le dirigeant et le propriétaire) mais ce n’est qu’un aspect de la question.

Ainsi à l’opposé de l’économie de l’offre industrielle, nous entrons désormais dans une économie de la demande et des services, d’une production flexible, en flux tendu, épousant la demande “ en temps réel ”, dictature du court terme. D’autre part, le coût marginal base de la production industrielle n’a plus grand sens dans l’économie informationnelle. On quitte le domaine de la production de masse, de la planification mécanique et d’une force de travail homogène pour une économie où la production est déterminée, en temps réel, par les informations clients. C’est pour cela que les entreprises adoptent déjà une direction par objectifs et que le travail devient de plus en plus précaire et flexible.

La productivité repose avant tout sur l’innovation et la compétitivité sur la flexibilité [...]. Le travail humain produira plus et mieux et à bien moindre effort (M. Castells) ”

Le travail est complètement transformé par l’arrivée des ordinateurs personnels et de l’automation informatisée. Plutôt que subordination ou force de travail, on demande désormais au travailleur un haut degré d’autonomie et la capacité de résolution de problèmes. Cette évolution positive a pour contrepartie, dans le système économique actuel, une extension de la précarité (non-linéarité) et des exclus (réseaux), ainsi que l’apparition d’une “ fracture numérique ” (formation), pour lesquels les protections sociales actuelles sont scandaleusement inadaptées, développant la misère au sein même des pays les plus riches.

La généralisation des technologies informationnelles et des automatismes réduit en effet de plus en plus les besoins de la “ force de travail ”. On mobilise désormais les capacités cognitives et créatives voire affectives des salariés, leur capacité de résolution de problèmes et d’atteindre leurs objectifs de façon autonome. Ces nouvelles exigences poussent à l’individualisation ; or dans le système de concurrence exacerbée, cela se traduit par l’isolement de travailleurs dont on attend qu’ils se forment en permanence et se produisent eux-mêmes. Il faudra plutôt privilégier le développement humain, la production de soi, la formation et non plus la simple productivité immédiate. La précarité, liée au caractère non linéaire de l’information (et qui ne touche pas seulement les moins qualifiés) est une destruction de compétences contre-productive en même temps qu’un désastre humain.

Enfin le caractère imparfait de l’information et la "crise de la mesure" mettent en cause l’objectivité de la valeur économique, favorisant la spéculation et la volatilité, les pures valeurs d’opportunité et de performance au moment même où l’on perd toute proportionnalité entre travail et revenu.

Face à cette précarité structurelle, la garantie du revenu s’imposera de plus en plus comme nécessaire, que ce soit pour les retraites, pour les chômeurs, les intermittents du spectacle, les travailleurs pauvres, les minima sociaux, etc. La continuité du revenu doit être assurée malgré la discontinuité du travail et sur toute la vie pour entretenir et développer nos capacités, concilier à la fois le développement des compétences et l’adaptation à la demande. Cela pourrait être la base d’une nouvelle sécurité sociale, premier pas dans la démocratisation de l’accès à un emploi valorisant.

Le monde qui s’ouvre avec la mutation informationnelle (Internet, logiciels libres) devient celui de l’accès, du développement humain, de la coopération et de la gratuité. En effet, la reproductibilité de l’information est incompatible avec les tentatives d’appropriation dans le domaine immatériel. L’information c’est comme la flamme qu’on transmet de bougies en bougies sans la perdre pourtant. Dans ce domaine de l’immatériel et du numérique, on le voit bien avec la musique enregistrée, la "propriété intellectuelle" crée de toutes pièces une rareté là où il n’y en avait pas, et ce contrairement aux produits matériels (il n’y a pas de multiplication des pains, ni des livres). L’appropriation, comme droit d’exclure les autres de la jouissance d’un bien, est ouvertement contre-productive dans le monde de la communication ou de la coopération et déloyale dans celui de l’information et de la démocratie, c’est le contraire de la coopération scientifique pour laquelle Internet a été construit. “ Le droit de ne pas être exclu - le droit à l’accès - prend une importance croissante dans un monde qui repose de plus en plus sur des réseaux sociaux et commerciaux informatisés (Jeremy Rifkin) ”  [7] .

Le concept d’information a donné lieu à des dérives idéologiques paradoxales, comme le néolibéralisme de Hayek. Ce dernier s’oppose avec raison aux théories néoclassiques de l’équilibre au nom de l’imperfection de l’information ainsi qu’aux prétentions dirigistes de la planification autoritaire. Mais, par une sorte de dogmatisation du scepticisme, il prétend devoir en déduire notre totale incapacité à réguler un système complexe qu’on ne connaîtrait pas parfaitement, ce qui justifierait le laisser-faire rebaptisé auto-organisation, signifiant simplement dans ce cas que c’est une organisation subie que personne n’a voulu (ordre statistique à partir du désordre), ne tenant pas compte des informations disponibles (faire comme si on ne savait rien sous prétexte qu’on ne sait pas tout). Le concept d’auto-organisation peut désigner tout autre chose que cette passivité érigée en principe dès qu’il désigne l’auto-organisation de collectifs ou d’institutions. Il est effectivement indispensable de laisser le maximum d’autonomie à chaque niveau d’organisation.

En fait l’information, dans son imperfection même, est au principe de toute régulation (ordre à partir de l’ordre). On sait désormais que si les phénomènes chaotiques sont imprévisibles, amplifiant les fluctuations, ils peuvent aussi être assez facilement contrôlés par de petites fluctuations, à condition de contrebalancer en permanence les dérives du système. Si favoriser les organisations collectives et leur autonomie, est décisif, ce n’est pas une raison pour laisser les phénomènes sociaux s’autoréguler sans tenir compte des catastrophes qu’ils produisent.

Aussi dans la période que nous traversons, l’horizon immédiat dans le domaine de l’économie devrait être la construction d’une économie plurielle véritablement régulée. Elle n’élimine pas le marché, mais structure aussi à ses côtés d’autres logiques économiques : relocalisation de l’économie, biens publics, économie sociale et solidaire, économie domestique, économie de distribution, réseaux coopératifs, etc.

Pour cela l’utilisation d’indicateurs qualitatifs au côté du PIB, la transformation des comptabilités publiques, l’introduction de nouveaux moyens d’échange des richesses matérielles et intellectuelles (en particulier des monnaies plurielles) constituent des systèmes d’information indispensables à cette nouvelle économie.

On reste stupéfait devant l’incapacité des responsables de tous bords et d’une grande majorité de l’opinion publique de ne pas reconnaître ces transformations indispensables, continuant à être prisonniers du concept d’économie de marché et d’attendre la tête dans le sac les désordres les plus grands pour transformer réellement les structures économiques.

Sans doute une longue période de transition et d’ajustement sera-t-elle nécessaire pour permettre un accès généralisé aux biens communs immatériels tout en répartissant moins injustement les richesses matérielles.

- La société en réseaux et le pouvoir des médias

Non seulement informatique et communication bouleversent la production mais la part de la sphère immatérielle et médiatique ne fait que s’étendre. Nous passons de plus en plus de temps à communiquer au loin (au détriment de la communication de proximité). Si l’extension des communications renforce les interdépendances et la globalisation, cela renforce aussi le choc des inégalités (derrière l’apparence d’un choc des civilisations).

Les “ informations ” du soir font partie de notre “ programmation ”, tout comme la publicité omniprésente guide nos comportements, remplaçant de manière encore plus perverse la propagande des anciens régimes autoritaires ou religieux.

Le pouvoir de l’information se manifeste dans l’invasion de la pornographie, des signes sexuels si facilement communicables, aussi bien que dans la dérive de la politique-spectacle ou le terrorisme dont la cible se trouve être surtout les informations télévisuelles. Comme le souligne Derrida, le plus remarquable avec les événements 11 septembre 2001 c’est d’avoir réussi “ à en faire exploiter l’image par la cible elle-même ”, ces images de terreur ayant été diffusées et répétées sans arrêt par les terrorisés !

Cette violence médiatique ciblée pourrait d’ailleurs avoir pour effet une réduction globale de la violence, remplaçant en partie la violence par sa représentation. En tout cas, une réelle société de l’information devrait permettre de dépasser la violence des rapports de force de l’ère énergétique. Pour l’instant de nombreuses violences urbaines liées au manque de communications et de liens sociaux aggravent l’insécurité au quotidien.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la question de l’information est primordiale pour la démocratie ou les sciences mais avec la multiplication des informations et la complexification des sociétés, la communication est devenu un enjeu central. Le pouvoir est de plus en plus culturel, ou plutôt idéologique et médiatique, même si pour l’instant il est pourtant presque entièrement aux mains des marchands. Les élus deviennent des acteurs et les acteurs deviennent présidents mais le pouvoir s’est déplacé du pouvoir de décision (qui ne peut dire que oui ou non) au pouvoir de proposition (qui élabore les modalités). La force brute, la domination, la répression, la contrainte caractérisant l’ère énergétique en réalité ne sont plus productifs face à la complexité en jeu. La démocratie se ramène de plus en plus au pouvoir de l’information et du débat public, beaucoup plus que lieu du conflit des forces sociales.

Mais pour améliorer notre intelligence collective, il faudrait inventer et expérimenter une véritable démocratie informationnelle en reliant les interdépendances planétaires avec les actions locales, en construisant une démocratie “ électronique ” permettant la participation du plus grand nombre, en utilisant toutes les sources d’informations, non seulement comme outil de communication mais aussi de réflexion, d’anticipation et d’élaboration collective.

Pour y parvenir nous devrons utiliser toutes les ressources des nouveaux réseaux de communication même si des réseaux ont toujours existé (politique ou criminel, féodalisme ou clientélisme, poste, chemin de fer, électricité, téléphone, etc.) Ce n’est pas une raison pour tomber dans la récente “ idéologie des réseaux ” qui représente une vision purement instrumentale et descriptive, s’en tenant à la structure spatiale abstraite, en ignorant les rapports de pouvoir effectifs, les processus, les flux et les finalités. C’est une abstraction qu’on prend pour la réalité sous prétexte que disparaît la visibilité de l’organigramme.

Les réseaux informationnels qui fonctionnent sont liés la plupart du temps à des hiérarchies d’entreprise ou des structures politiques. L’étude des réseaux comme Internet montre que leurs connexions ne sont pas égalitaires et démocratiques, c’est-à-dire aléatoires ni même fractales, mais très déséquilibrées et structurées par des supernoeuds. C’est ce qu’on appelle des réseaux invariants d’échelle (ou libres d’échelle ou modulaires) : “ Contrairement à la distribution démocratique des liens observée dans les réseaux aléatoires, les lois de puissances s’appliquent à des réseaux où quelques supernoeuds sont reliés à presque tous les autres et dominent les échanges ” (Pour la science, 12/03).

Ceci dit, les réseaux prennent une importance de plus en plus grande mais sans doute aussi de plus en plus éphémère à cause de l’immédiateté des connexions et déconnections, de leur flexibilité trop grande et d’une surabondance de l’offre par rapport à nos capacités de réception. Ils ont tendance à supplanter les marchés mais aussi à miner la légitimité de l’Etat, accentuant en même temps décentralisation et déterritorialisation (relation avec le lointain).

Les réseaux instituent une logique d’accès réservé et donc d’exclusion. Leurs diversités favorisent l’individualisme et la mobilité, l’éclatement des communautés et solidarités sociales, les identités multiples, changeantes et recomposées avec les tentatives d’y remédier, la plupart du temps en se crispant sur des identités traditionnelles complètement mythifiées ou sur la défense d’un patriarcat dépassé. Castells a raison de souligner les dangers de l’inévitable “ rejet par les exclus de ceux qui les excluent ”.

Les réseaux, ce sont aussi les mafias et les réseaux terroristes qui n’ont pas attendu Internet pour se constituer mais savent en tirer profit pour étendre leur emprise. “ L’économie criminelle mondialisée constituera l’un des traits fondamentaux du XXIé siècle, et son influence économique, politique et culturelle pénétrera toutes les sphères de la vie. Castells ”.
* * *

Information et finalités humaines :

notre responsabilité de résistance à l’entropie

Nous avons cherché à montrer dans les deux chapitres précédents les conséquences effectives et imparables du “ concept d’information ” lui-même. Mais cette information fait naître une dimension éthique autant que cognitive.

Notre responsabilité dépend en effet des informations que nous avons reçues et qui devraient nous pousser à l’action, à corriger nos orientations, permettant un pilotage par objectifs dans un monde incertain. Ce sont nos finalités humaines qui donnent sens à l’information, finalités opposées à l’entropie naturelle, objectifs que nous voulons atteindre, risques que nous essayons de prévenir. Ainsi la prise en compte de l’information nous rend responsables du devenir des sociétés humaines.

Certes il n’y a d’information que dans un monde complexe et incertain, soumis aux aléas, à l’imprévisibilité du temps, aux phénomènes chaotiques. Mais l’information permet de stocker les régularités de l’environnement et d’enregistrer ses changements pour s’y adapter, sa fonction est pratique, cognitive et reproductive.

Soulignons encore que l’information est solidaire d’une conception dualiste entre émission et réception, entre le signe et l’objet désigné, entre la conscience et son objet, monde de la séparation de l’intériorité et de l’extériorité, de l’organisme et de l’environnement (l’adaptation n’est pas immédiate), d’un monde extérieur reconstitué indirectement petit à petit, par informations partielles (par essais et erreurs).

Ceci implique qu’il n’y a pas de savoir préalable, de connaissance immanente, mais un voile, une séparation (léthé), une saisie indirecte, par l’intermédiaire de l’information justement, d’un monde qui nous reste extérieur. Le monde de l’information est un monde plein de leurres, d’erreurs et de mirages car c’est un monde connu par ouï-dire, indirectement, à travers nos sens et laissé à notre représentation. Le monde de l’information est celui de l’ignorance (l’ignorance n’a pas de sens en dehors de l’information qu’elle appelle). Il n’y a pas d’accès à l’être disait déjà Montaigne, pas de prise directe (mystique) sur le réel, sauf à s’y cogner. Le mystère nous précède, l’ignorance est première justifiant la plus grande prudence dans l’exploration des possibles (principe de précaution).

Le monde de l’information est un monde d’événements improbables, plein de risques, d’une existence singulière à chaque fois miraculeuse. Le monde vivant comme défi aux hasards matériels est déjà une réflexion de l’évolution matérielle, apparition d’une intériorité, d’une mémoire cumulative, de la subjectivité opposée à l’extériorité objective. C’est en réponse à l’imprévu, à des informations improbables, que la liberté se manifeste dans sa dimension cognitive d’apprentissage et d’histoire car l’information qui nous renseigne sur le passé s’adresse à une liberté c’est-à-dire à une réaction indécise et regarde toujours vers l’avenir. Alors que la physique est le domaine de la causalité passive (où les causes ont des effets), le domaine de l’information ou du vivant est celui des régulations et des finalités actives (où les effets deviennent causes). Loin d’être la finalité de la matière, la finalité du monde vivant est de s’opposer à l’entropie et aux causes matérielles, l’information fournissant les moyens pour y parvenir.

L’éthique se situe au niveau de la parole et du dialogue mais cette éthique de la re-connaissance (des faits, de notre responsabilité, de l’autre) reste liée au caractère indirect du signe (méprise, mensonge, mépris) ainsi qu’à sa répétition. L’éthique concerne la vérification des faits, la bonne foi envers l’interlocuteur ettoute sa considération,maisc’est aussilecontrôledesesémotions. Sur ce point, les percées actuelles de la neurobiologie (comme le souligne le biologiste Damasio  [8]), rejoignent la psychanalyse pour nous confirmer qu’afin de contrôler une émotion, il nous faut d’abord en prendre conscience, et tenir compte des informations disponibles. Au-delà du contrôle de soi l’éthique renvoie à l’authenticité et donc à la question de nos finalités, ce qui débouche sur leur réalisation politique.

Plutôt que de nous enfermer dans nos singularités et laisser nos sociétés et nos vies exposées à l’entropie physique, nous devons utiliser les informations disponibles pour préserver notre avenir, résoudre ensemble les problèmes collectifs, construire un projet politique qui nous rassemble dans nos diversités et permette un véritable développement humain. L’enjeu du monde de l’information, et de nos finalités humaines qui lui donnent sens, est donc considérable. C’est le retour aux lumières de la raison et du dialogue politique, mais délestées de l’idéologie du progrès : passage de l’histoire subie à l’histoire conçue, de l’irresponsabilité au souci des conséquences de nos actes, investissement dans l’avenir pour rendre notre monde durable, donner sens à notre existence et forme à l’humanité à venir.

L’écologie comme régulation des cycles vitaux et responsabilité de l’avenir est pour le moins autant liée à l’information qu’à l’énergie. L’écologie-politique est née des impasses de l’économie énergétique et quantitative, du productivisme marchand, exigeant un passage au qualitatif, à la régulation de nos ressources. C’est la réaction collective aux informations inquiétantes fournies par la science sur les conséquences insoutenables de notre production, pouvant aller jusqu’à mettre en cause les conditions d’habitabilité de notre planète. L’écologie-politique impose de régler nos actions sur leurs effets sans plus se fier aveuglément ni aux forces sociales ni aux forces du marché pour préserver la “ qualité de vie ” et développer l’autonomie de chacun (diversité et créativité). Le dévoiement du terme du développement durable sert à couvrir une croissance purement marchande (et sans doute peu riche en emplois), qui est insoutenable énergétiquement et matériellement. Pourtant un développement écologique est bel et bien possible comme processus de complexification, de spécialisation et d’optimisation de ressources, réduction de l’entropie grâce au traitement de l’information et au développement humain.

Face aux menaces écologiques, aux bouleversements de l’ère de l’information et aux autres mutations anthropologiques que nous vivons, la politique en tant que mobilisation collective retrouve une fonction vitale et cognitive. La collectivité est un rempart contre la menace extérieure en même temps qu’unité de représentation, langage partagé, échange de savoirs, lieu de reconnaissance. Cette dimension cognitive de la politique dans la construction de l’avenir, implique désormais un rapport transversal aux sciences qui est déjà épistémologie et philosophie, soupçon sur le savoir, reconnaissance de la part d’ignorance et d’idéologie qu’il garde en son coeur, mais aussi de sa puissance parfois démesurée et de la fragilité du monde. Les savoirs étant toujours imparfaits, construits socialement, pris dans le paradigme de l’époque, il y a une division des savoirs et une question sociale de la science, de ses limites et de ses investissements, qui doit être discutée publiquement, faire l’objet d’un débat politique et de contre-expertises. La nécessaire construction d’une démocratie cognitive exige à la fois d’apporter à la démocratie le savoir disponible, son effectivité, d’être capable d’apprendre des erreurs passées et de débattre démocratiquement (donc philosophiquement) des objectifs des techno-sciences et de leur signification humaine.

Tout phénomène laissé à lui-même va à sa perte selon les lois de l’entropie universelle. C’est ce monde imparfait et fragile qui est entre nos mains et auquel nous devons redonner sens. Il faut comprendre le monde avant de le changer, manifester notre liberté vivante en le sauvant de sa destruction et le rendre plus durable afin de continuer l’aventure humaine.

C’est dire combien à nos yeux il est essentiel de dresser les grandes lignes d’un projet de société alternatif à l’économisme de croissance de l’ère énergétique. On ne peut l’envisager que sous la forme d’un “ réformisme radical ” tirant les conséquences institutionnelles des spécificités du concept d’information par de nouvelles organisations et protections sociales. Bien entendu cette perspective générale demande à bien organiser les modalités de transition.

Face à l’indigence des propositions issues de l’ultra-libéralisme et de la social-démocratie, nous envisageons, avec l’appoint d’autres chercheurs, de prolonger ultérieurement les pistes concrètes déjà abordées ici, tenant compte des ruptures introduites par l’ère de l’information.
Nous devrons faire des prodiges à hauteur des catastrophes qui s’annoncent.

Jacques Robin et Jean Zin  [9]

NOTE TRÈS RÉSUMÉE

Nous pensons qu’il peut être intéressant de regrouper ici les éléments décisifs qui concernent le concept d’information : Le concept d’information a des implications fondamentales en physique, biologie, économie, politique, philosophie, robotique, etc. L’information est un concept qui ne désigne pas une qualité simple mais une structure composée, complexe et liée à la biologie, qui se distingue fondamentalement du signal physique et de l’énergie par un ensemble de propriétés :
- son improbabilité et sa discontinuité (saillance, différence, nouveauté)
- la réduction de l’incertitude (sens, indication, prévision, représentation, visibilité de l’invisible),
- son imperfection qui exige une correction permanente (parer à l’imprévu, ajustement)
- un récepteur pour lequel elle fait sens (réaction conditionnelle, code, mémoire, contexte, dialogue).

Tout ceci implique donc :
- un processus dynamique récursif, toujours "en formation", processus cognitif d’adaptation et d’apprentissage, constituant une causalité par les effets, par la fin (pilotage, obligation de résultat), par boucle de rétroaction (feed-back) - son caractère indirect de signe d’autre chose (codage numérique) et donc reproductible à l’opposé de la matière ou de l’énergie
- un effet disproportionné à l’énergie en jeu ou aux rapports de force (non calculable, tout ou rien)
- une reproduction et une durée qui échappent à l’entropie (au temps physique) grâce aux corrections d’erreurs et régulations (compensation, évolution, complexification, optimisation, apprentissage)

[1] Nous faisons nôtre l’argumentation de Manuel Castells : Je souhaiterais opérer une distinction analytique entre les notions de "société de l’information" et de "société informationnelle", ainsi qu’entre "économie de l’information" et "économie informationnelle". L’expression "société de l’information" souligne le rôle de l’information dans la société. Mais cette information, au sens le plus large, c’est-à-dire comme communication de savoir, est essentielle dans toutes sociétés [...] Par opposition, le terme "informationnel" caractérise une forme particulière d’organisation sociale, dans laquelle la création, le traitement et la transmission de l’information deviennent les sources premières de la productivité et du pouvoir, en raison des nouvelles conditions technologiques apparaissant dans cette période historique-ci. Une société industrielle (notion habituelle en sociologie) n’est pas simplement une société qui abrite de l’industrie, mais une société où les formes sociales et techniques de l’organisation industrielle imprègnent tous les domaines d’activité, depuis les activités dominantes, implantées dans le système économique et la technologie militaire, jusqu’aux objets et aux habitudes de la vie quotidienne. L’emploi que je fais des expressions “ société informationnelle ” et "économie informationnelle" vise à caractériser plus précisément les transformations actuelles, par-delà la simple observation que l’information et le savoir sont importants pour nos sociétés. Le contenu précis de la "société informationnelle" doit néanmoins être défini par l’observation et l’analyse [...] En définitive, après toutes ces précisions, pourquoi avoir conservé l’Ere de l’information comme titre général ? [...] Dans un monde édifié autour des technologies de l’information, de la société de l’information, de l’informatisation, des autoroutes de l’information, etc. [...] le titre l’Ere de l’information indique clairement les questions soulevées, sans préjuger des réponses. I p42 (M. Castells, L’ère de l’information, Fayard, 1998)

[2] Voir "Le zéro et le un, Histoire de la notion scientifique d’information au 20ème siècle", Jérôme Segal, Syllepse, 2004

[3] C.E. Shannon "Une théorie mathématique de la communication", 1948 (information comme redondance improbable)
Claude Shannon et W. Weawer, The Mathematical theory of communication, University of Illinois press, Urbana, 1949

[4] N. Wiener, “ Cybernétics ”, Scientific American, 1948

[5] Théorie du système général, von Bertalanffy, 1950, British Journal for the Philosophy of Science

[6] Le Macroscope, Joël de Rosnay, édition du Seuil, 1975 :

Approche analytique Approche systémique
Isole : se concentre sur les éléments. Relie : se concentre sur les interactions entre les éléments.
Considère la nature des interactions. Considère les effets des interactions
S’appuie sur la précision des détails. S’appuie sur la perception globale.
Modifie une variable à la fois. Modifie des groupes de variables simultanément.
Indépendante de la durée : les phénomènes considérés sont réversibles. Intègre la durée et l’irréversibilité.
La validation des faits se réalise par la preuve expérimentale dans le cadre d’une théorie. La validation des faits se réalise par comparaison du fonctionnement du modèle avec la réalité.
Modèles précis et détaillés, mais difficilement utilisables dans l’action (exemple : modèles économétriques). Modèles insuffisamment rigoureux pour servir de base de connaissances, mais utilisables dans la décision et l’action (exemple : modèles du Club de Rome).
Approche efficace lorsque les interactions sont linéaires et faibles. Approche efficace lorsque les interactions sont non linéaires et fortes.
Conduit à un enseignement par discipline (juxta-disciplinaire). Conduit à un enseignement pluridisciplinaire.
Conduit à une action programmée dans son détail. Conduit à une action par objectifs.
Connaissance des détails, buts mal définis. Connaissance des buts, détails flous.

[7] Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, Pocket, 2000

[8] Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, joie et tristesse, le cerveau des émotions, Édition Odile Jacob, 2003

[9] Les deux auteurs sont membres du GRIT (Groupe de Réflexion Inter et Transdisciplinaire), fondé en 1980 dans la continuité du “ Groupe des Dix ”. Celui-ci depuis 1969 a pris une part importante au développement de la théorie de l’information, des systèmes et de la complexité, avec, en particulier les importantes contributions de :
- Henri Atlan, L’organisation biologique et la théorie de l’information, Hermann, 1972
- Henri Laborit, La nouvelle grille, Folio, 1974
- Joël de Rosnay, Le macroscope, Points, Seuil 1975
- Edgar Morin, La méthode, Seuil, 1977
- René Passet, L’économique et le vivant, Payot, 1979
- Jacques Robin, Changer d’ère, Seuil, 1989

Voir par ailleurs le site personnel de Jean Zin


Posté le 5 avril 2004

©© Vecam, article sous licence creative common

1 commentaire(s)
> L’ère de l’information : Réactions et suggestions - 13 avril 2004, par Philippe Aigrin

Je sais que le texte a fait l’objet d’une première diffusion, mais j’espère
que ces commentaires pourront vous être utiles pour la réalisation de
versions ultérieures. Laissez-moi d’abord vous dire que votre effort est très
important et précieux pour nous tous. En effet, alors que commencent à
émerger différents points solides de compréhension des conséquences des
révolutions informationnelles et d’appréhension de l’espace politique de
choix qu’elles ouvrent et imposent, cette compréhension reste peu articulée
avec une analyse de fond liant ces conséquences à la nature même de
l’information et de ses techniques. De ce fait, la structuration politique de
l’espace de choix reste fragile, et sa communication difficile. En vous
attaquant de front à la question du « qu’est-ce qui meut tout ça », vous
ouvrez donc un chantier fondamental. Ce chantier est aussi difficile, et je
vais donc exprimer une certaine insatisfaction sur certains volets, qui ne
doit pas masquer mon enthousiasme profond pour le texte.

Mes commentaires ont la structure suivante : je commence par développer une
remarque générale sur le texte, sans la lier forcément à tel ou tel partie,
puis je vous propose quelques pistes pour amender ou développer des parties
spécifiques.

Corriger un certain biais cybernétique, en renforçant l’angle « informatique »
sur la nature et les enjeux de l’information

A un niveau très général, je pourrai résumer la partie critique de ma réaction
en une phrase : vous accordez un poids excessif à l’origine et au
développement cybernétique de l’information par rapport à son origine et son
développement informatique (ou de calcul symbolique si vous préférez un terme
moins imprécis). Ces deux origines sont indissolublement liées dans
l’histoire (de 1840 à 1960) de l’émergence des technologies informationnelles
[voir par exemple mon texte « Les fondements historiques de l’informatique »,
Encyclopédie Quillet, 1988]. Ce n’est pas par hasard que ce sont des penseurs
se situant au confluent des deux traditions, Charles Babbage et John von
Neumann, qui ont pu proposer le premier projet de machine symbolique, et la
structure des ordinateurs séquentiels et de leur programmation, véritable
pont tendu entre la modélisation des fonctions cognitives de l’esprit
(logique mathématique, fonctions récursives, machines universelles et leurs
limites) et la modélisation de l’organisation des machines matérielles
cybernétiques. Vous montrez dans quelques passages que vous êtes conscients
de cette dimension informatique, mais votre texte semble ensuite sous-estimer
son importance, et cela vous conduit à une ambiguité stratégique dans la
présentation politique de la conclusion.

Quelle est donc l’importance propre de l’informatique : c’est que le pas
accompli dans la séparabilité de l’information de la matière (le fait qu’on
puisse en définir la manipulation en oubliant son support) est une révolution
pour l’esprit humain, qui change la signification même de ce que c’est d’être
humain. Jacques dit souvent que la révolution informationnelle ne se compare
qu’à l’émergence du néolithique, et il a raison si l’on mesure à l’aune des
conséquences de civilisation, mais je lui ai répondu : attention,
l’extériorisation dans des objets techniques de fonctions de l’esprit,
révolution similaire à l’émergence du signe et de l’écriture, est la
dimension humaine de la révolution informationnelle. La structure de von
Neumann est importante parce qu’elle permet de fabriquer des programmes à
partir d’autres programmes, suivant pas à pas la théorie des fonctions
récursives de Church et Turing. Du fait de la dualité programme / données,
cela s’est rapidement traduit dans cette immense empilement de couches
d’abstractions, chacune adéquate à certains types de traitements. C’est un
point que vous devez absolument développer dans le texte : notamment c’est
lui qui explique un élément que vous mentionnez, à savoir que le traitement
de l’information est en soi plus fondateur, plus important encore que
l’émergence des réseaux (qui elle est par contre un incroyable espace
d’invention sociale pour le meilleur et pour le pire). Il a une très grande
difficulté qui est de montrer que l’information est à la fois une
poupée-gigogne de niveaux autonomes, et en permanence référée à des buts
(dans la sphère humaine), des fonctions (dans la sphère biologique) et des
processus (dans la sphère physique). On doit naviguer en permanence entre
deux écueils : traiter l’information en oubliant ses référents et son espace
de valuation humain (l’autisme de l’école des agents par exemple, ou celle de
l’écologie de l’information, exact opposé de mon écologie sociale des
échanges d’information), et sous-estimer l’autonomie de la sphère
informationnelle en en considérant surtout la dimension cybernétique, la
dimension de contrôle des effets physiques. Vous êtes à mon avis tombés un
peu dans le deuxième écueil.

Pourquoi est-ce important ? Je ne l’affirme pas en raison d’un quelconque
corporatisme disciplinaire de ma part. J’ai pu constater que l’un des enjeux
fondamentaux de l’orientation du développement des techniques de
l’information et de la communication résidait dans le choix entre le
développement d’une sphère informationnelle autonome par rapport au privilège
attribué à l’optimisation des procédés matériels. Cette question recoupe le
choix classique entre innovation dans les procédés et innovation visant de
nouvelles branches d’activité. L’Europe s’est caractérisée par le privilège
absolu qu’elle a attribué à l’innovation dans les procédés industriels, avec
des effets absolument dévastateurs sur l’emploi et le sens social.
Aujourd’hui encore, l’automobile, l’aéronautique et l’espace sont les
principaux « orientateurs » de la recherche européenne en TIC. Même
l’électronique grand public et les télécommunications mobiles de données
adoptent une approche de boîtes noires, privant les usagers des capacités
d’action. Les américains ont su bien plus parier sur le développement de la
sphère informationnelle autonome, au moins jusqu’à il y a quelques années. Or
vous semblez abonder dans le sens de l’orientation européenne traditionnelle,
proposant simplement un changement de priorité qui assignerait des objectifs
de qualité écologique au lieu de la recherche de pure compétitivité
économique. Je soutiens bien sûr cette approche dans la sphère de l’économie
physique, mais n’oublions pas que la vraie révolution informationnelle, c’est
l’affranchissement d’un espace d’échanges. La vraie contribution écologique
est là, dans le découplage entre « croissance humaine » et usage des
ressources physiques. C’est aussi là que se situent les défis les plus
difficiles, notamment du fait de la « déséconomisation » de cet espace, et
des conséquences qui en résultent pour les ressources de l’action publique.

Commentaire sur la partie « société en réseaux »

Ma principale critique porte sur la partie « La société en réseaux ». La
société en réseau est profondément duale entre les réseaux de l’exclusion, du
spectacle, et de l’asservissement à la passivité, et les réseaux de la
coopération, des capacités, de l’échange, de la multiplicité des sources. Ou
en d’autres termes entre les réseaux du « few to many » et ceux du « many to
all » (voir mon intervention de Rome sur l’écologie des échanges
d’information). Or vous traitez cette dualité comme si le versant négatif
était une réalité universelle, et le versant positif une vague virtualité.
Castells avait le droit d’écrire en ce sens en 1988, mais pas nous
aujourd’hui. Ce sont bien 2 réalités qui s’affrontent. Le rapport de forces
peut nous inquiéter, la tendance récente à la militarisation des réseaux de
la puissance plus encore, mais ne sous-estimons pas la force des réseaux
humains quand il s’appuient sur l’universel des biens communs. Dans le
sommaire, l’entrée « société en réseaux » ne contient que des éléments
négatifs. Dans le corps du texte, vous introduisez une vision plus complexe,
mais qui à mon avis reste déséquilibrée. Une phrase comme « les réseaux
informationnels qui fonctionnent sont liés la plupart du temps à des
hiérarchies d’entreprises ou des structures politiques » est tout simplement
fausse. L’analyse qui suit confond architecture physique des réseaux et
architecture des protocoles, alors qu’il y a une large indépendance entre les
deux, ce qui ne signifie pas bien sûr que nous devions nous abstenir de
lutter pour des réseaux physiques plus pair à pair et plus symétriques. Il
faut absolument renforcer le traitement positif des réseaux de l’échange.

Commentaires plus détaillés

La phrase page 3 « Les informations sur les catastrophes qui nous guettent
permettent d’éviter la violence de leur pression sélective, d’une sélection
darwinienne qui opère par contrainte extérieure au profit d’une anticipation
antériorisée, d’une adaptation autonome et en douceur, passage de l’évolution
à l’apprentissage » est importante mais difficile à comprendre au point où
vous l’introduisez.

La phrase page 7 « Une autre propriété fondamentale de l’information, c’est
son caractère de faire signe et de renvoyer à d’autre chose qu’elle-même.
C’est ce qui permet [à] sa reproduction d’être reproduction du signe et non
pas de la chose. Cela achève d’opposer les ressorts de l’information à ceux
de la masse et de l’énergie. Le monde du signe et de l’information est le
monde de la re-connaissance, d’une connaissance indirecte des choses, d’une
régulation après-coup, de la répétition et de la reproduction. » est
fondamentale, et elle gagnerait à être introduite plus tôt, même si ça
demande quelques explications.

Page 8, fin du 3ème paragraphe, « nous pouvons réguler nos équilibres
écologiques et réduire notre consommation d’énergie grâce à l’optimisation
informatisée ... ». A condition d’optimiser les bonnes variables. J’ai vu des
projets dans la partie « informatique pour l’environnement » des programmes de
recherche européens, qui optimisaient ... la pollution de fond en utilisant
des régulations très complexes couplées du trafic et de la mesure de qualité
de l’air pour éliminer les pics de pollution en répartissant mieux le trafic.

Page 15 : « toutefois une des implications les plus spécifiques des
technologies informationnelles réside dans leur couplage avec
l’automatisation des machines déjà développées dans les sociétés
industrielles énergétiques » Pour être convaincante, cette approche doit
développer une architecture des systèmes techniques. L’optimisation
cybernétique des machines sans changement d’architecture générale (exemple
système de navigation automobile du type de celui qui vient de connaître un
échec tragi-comique en Allemagne) ne peut produire que du contrôle sans effet
de véritable régulation. La régulation demande d’inventer de nouvelles
machines, de nouveaux usages sociaux et surtout une architecture d’ensemble
cohérente avec le projet d’une régulation « par chacun ».

Une question difficile pour le projet central de « régler nos actions sur
leurs effets », celle des constantes de temps. Pas de solution miracle.

« Un développement écologique est bel et bien possible comme processus de
complexification, de spécialisation, et d’optimisation de ressources,
réduction de l’entropie grâce au traitement de l’information et au
développement humain ». L’écologie sociale des échanges d’information est
elle-même un développement humain.

Et surtout pour finir sur une note positive qui reflète mon réel enthousiasme
pour le texte, la partie sur l’économie de l’information est remarquable, y
compris dans les questions qu’elle laisse ouvertes.

Amitiés,

Philippe