Et si la santé n’était pas qu’un "trou" ?
L’Analyse de Philippe Merlant
> rédacteur en chef,
TSC.
On
devrait connaître d’ici fin avril les grandes
lignes du projet de loi de réforme de l’assurance-maladie.
Lequel sera examiné par le Parlement en juillet, du
moins si le gouvernement, passablement chahuté après
les élections, reste fidèle au
calendrier qu’il s’est lui-même fixé.
En attendant, François Fillon, ministre du Travail
et des Affaires sociales, et Jean-François Mattéi,
son homologue à la Santé, répètent
que les choix ne sont pas faits. Il n’empêche
: le Haut-conseil pour l’avenir de l’Assurance-maladie,
mis en place par le gouvernement, a rendu son rapport
le 23 janvier dernier et celui-ci - heureuse surprise
! - a fait l’objet d’un consensus de ses 53 membres
(partenaires sociaux, représentants de l’Etat,
des usagers, des professionnels de la santé, des régimes
de base et des systèmes complémentaires...)
autour de quelques points clés :
- réaffirmation du principe de solidarité dans
la prise en charge (les cotisations ne tiennent pas compte
de l’état de santé des assurés)
;
- priorité donnée à l’amélioration
de l’efficacité du système de soins (notamment
par une orientation vers la qualité et une meilleure
répartition géographique) ;
- souci de mieux prendre en compte l’action sur l’environnement,
les comportements de prévention, l’éducation
sanitaire...
Ce consensus apparent ne saurait masquer les divergences.
Ainsi, l’union syndicale Solidaires-G10 dénonce
un rapport "en trompe l’œil" qui ne tire
aucune conséquence du fait que le manque de ressources
de la CNAM est d’abord dû à un ralentissement
des recettes, contrecoup de la
croissance du chômage : selon le Syndicat de la
médecine générale (SMG), qui regroupe
des généralistes "de gauche", 100
000 chômeurs en plus représentent environ 1
milliard d’euros de recettes en moins. Attac s’inquiète
du fait que la responsabilisation des patients n’est
abordée que dans sa dimension financière, "ce
qui revient à demander aux pauvres d’être
plus responsables que les riches" et appelle à
la tenue d’Etats généraux de l’assurance-maladie,
le 24 avril prochain, à Paris. S’appuyant
sur un sondage réalisé par CSA qui montre
le profond attachement des Français à la sécurité
sociale, la CGT lance une campagne "Touche pas à
ma sécu !"
Mauvais procès d’intention à l’encontre
du gouvernement ? En fait, les opposants sont vigilants sur
deux points. D’abord, ils redoutent que le gouvernement
ne revienne à ses intentions initiales : avant le rapport
du Haut-conseil, Jean-Pierre Raffarin faisait de la distinction
entre les besoins "essentiels" (donc couverts par
le régime obligatoire) et les autres (susceptibles
d’être pris en compte par les régimes complémentaires),
la clé de toute réforme. Ce qui supposerait
le déremboursement de certains soins et médicaments,
ouvrirait la voie à une privatisation progressive de
l’assurance-maladie, et renforcerait ainsi des inégalités
sociales de santé dont la France est déjà
championne en Europe.
Ensuite, ils se méfient du ton, excessivement alarmiste
à leurs yeux, des diagnostics portés sur le
système actuel. Ainsi, la CGT, tout en admettant qu’une
partie du "trou" de l’assurance-maladie
(un peu plus de 10 milliards d’euros en 2003, mais les
autres branches de la Sécu sont soit excédentaires,
soit équilibrées) est
structurel, n’en chiffre la part qu’à
la moitié du déficit, l’autre moitié
provenant de causes plus conjoncturelles, donc susceptibles
d’une évolution notable dès les prochaines
années. La centrale syndicale rappelle aussi qu’une
bonne part des exonérations consenties aux entreprises
n’ont pas fait l’objet de la contrepartie de l’Etat
normalement prévue, ce qui aurait pu réduire
d’1,6 milliard d’euros le déficit 2003.
Sans doute convient-il d’élargir le débat
au-delà des enjeux immédiats, donc de lui donner
la portée sociétale et anthropologique qu’il
mérite. Pour ce faire, une première condition
réside dans l’abandon de l’obsession du
"trou de la sécu". De plus en plus de voix
s’élèvent pour signaler que la santé,
au lieu d’être abordée en stricts termes
de coûts, donc de dépenses improductives, devait
faire l’objet d’une approche en termes d’investissement.
Ainsi
le sociologue Roger Sue estime qu’est venu le temps
d’une économie "quaternaire", une économie
de l’immatériel et de l’intelligence : son
centre de gravité se déplaçant sans cesse
davantage vers le capital humain, la santé -
mais aussi l’éducation - est appelée à
y jouer le rôle d’un facteur clé de performance,
pour les individus comme pour le système économique
dans son ensemble. La santé est l’un des secteurs
où se joue la croissance de demain, et les associations
sont appelées à y tenir un rôle déterminant.
L’économiste Philippe Ulmann arrive sensiblement
aux mêmes conclusions en analysant l’impact du
facteur
santé sur la croissance économique.
Seconde condition : l’idée de "responsabilisation",
au lieu d’être traitée sur le seul plan
individuel (ce qui revient généralement à
culpabiliser les patients), devrait aussi être abordée
au niveau collectif. Quand songera-t-on, par exemple, à
mesurer les effets réels du stress au travail sur la
santé (voir Repère ci-dessous) ? Et que penser
du récent rapport de la commission d’orientation
du plan national santé-environnement, qui conclut à
la sous-évaluation constante des effets de la pollution
sur la santé ? Comme de ce livre du cancérologue
Dominique Belpomme (Ces maladies créées par
l’homme) qui relève que 80 à 90 % des
cancers seraient dus à la dégradation
de notre environnement ?
Par ailleurs, toute réforme de l’assurance-maladie
serait contre-productive si elle ne s’inscrivait dans
le cadre, récent mais indéniable, de la généralisation
de l’"insécurité sociale".
En Belgique, deux chercheurs ont tenté de la mesurer
à sa juste
valeur : ils observent notamment que la montée
de cette insécurité sociale suit en parallèle
l’évolution du Produit intérieur brut
(PIB).
Troisième condition : il importe d’affirmer
la primauté des politiques de prévention, au
détriment des approches curatives donc réparatrices.
Un
rapport du Conseil économique et social (CES),
coordonné par Guy Robert, plaide
en ce sens, appelant de ses vœux une meilleure articulation
entre le sanitaire, le social et l’éducatif.
Tandis que le Syndicat de la médecine générale
offre sans doute l’une des approches les plus intéressantes
pour réussir cette nécessaire mutation de notre
système
de soins : le SMG estime notamment qu’il faut sortir
du système du paiement à l’acte, qui pénalise
les médecins pratiquant des consultations longues (aux
vertus préventives pourtant prouvées), mais
aussi lutter contre la désertification médicale
de certaines zones rurales.
Privilégier la prévention, tout le monde est
pour, en apparence. Mais Patrick Viveret avait déjà
souligné cet étonnant paradoxe : dans notre
système de comptabilité publique, la prévention
est moins "productrice derichesse" que la réparation.
Décidément, il nous faudrait abandonner -
et cette fois l’image n’est pas que symbolique
- ces "thermomètres qui nous rendent malades"...
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