[SMSI-57] L’édition juridique : valeur ajoutée et bien public en questions

Ce lundi 26 janvier, à 19h, j’aurais le plaisir d’animer un débat à la Bibliothèque Publique d’Information, Centre Georges Pompidou... voici le texte introductif. Si vous avez le teps et les moyens de passer ce soir, je serais heureux de rencontrer des lecteurs des "petits papiers". - HLC ]

Bonjour,

Nous sommes à nouveau réunis ce soir à l’invitation de la Bibliothèque Publique d’Information pour prolonger les discussions que nous avons eues le 14 novembre dernier concernant les changement dans l’édition provoqués par le numérique.

Aujourd’hui, nous avons autour de cette table : - Jean-Michel Salaün, professeur à l’Enssib, spécialiste de l’économie des médias et de l’édition, un des animateurs du groupe de travail qui a produit le document collectif connu sous le nom de "Pédauque" ; - Benoît Tabaka, juriste au sein du Forum des Droits de l’Internet ; - Renaud Lefebvre, directeur éditorial aux Editions Dalloz, éditeur spécialisé dans le domaine juridique.

Le débat se situe dans le cadre des Rendez-vous de l’édition, et a été organisé par Isabelle Bastian-Dupleix.

Les éditeurs juridiques ont été parmi les premiers à passer de l’imprimé à l’électronique, au travers des "banques de données juridiques" et des cédéroms. Ce faisant, il ont créé de nouvelles habitudes de lecture pour leurs clients : liens hypertextes entre les textes juridiques, liens entre un texte et son commentaire, recherche dans le texte,... Aujourd’hui, pas un cabinet juridique, pas un étudiant en droit, pas un conseil,... qui n’utilise régulièrement les documents numériques.

Ce marché captif a besoin de ces produits électroniques pour son activité professionnelle. Toutefois, l’édition juridique est basée sur un matériau fort particulier : le droit et la jurisprudence, documents publics par excellence. Nul n’est censé ignorer la loi.

Cela rend d’autant plus intéressant de débattre des modèles économiques, sociaux et juridique de l’édition du droit. Nous sommes bien au coeur de la contradiction entre édition privée et documents publics dans laquelle se débat la société depuis maintenant vingt ans, avec la création du "guichet unique" qui devait permettre l’accès à tous les documents juridiques au moyen d’un système électronique unique. On sait ce qu’il en advint, avec la mise en place de la "concession" pour les documents de l’Etat à ORTélématique (heureusement obsolète), mais surtout avec le succès contradictoire avec a statégie "en ligne" obtenu par les cédéroms juridiques... édités et retravaillés par des entreprises privées, comme Dalloz.

Le basculement global de l’édition vers le numérique se traduit par une forme d’abondance : le coût marginal de reproduction des documents tend vers zéro, et les lecteurs peuvent aisément faire circuler les oeuvres. Qu’on pense à l’édition musicale pour s’en convaincre. Comment cette abondance peut-elle permettre le maintien d’une industrie de l’édition, dont nombre de fonctions sont socialement et culturellement indispensables (sélection et validation des oeuvres, rôle de facilitateur de la création collective, promotion des oeuvres) ? Quelles sont les modifications à l’oeuvre dans cette industrie, et sont-elles, sur le long terme, compatibles avec les intérêts de l’ensemble de la société ?

En introduction à ces questions, je voudrais souligner deux points : - l’édition devient de plus en plus un métier appuyé sur un arsenal juridique complexe, mondialisé, et visant à limiter les exceptions. - cela augmente la nécessité de concevoir, élargir et protéger un bien public mondial de l’information et de la connaissance, qui puisse faire contrepoids.

Nous pouvons d’ores et déjà constater autour de nous que la judiciarisation de l’édition est en route. Ce que la technique permet (la diffusion élargie des oeuvres pour un coût marginal presque nul),le droit va le contrarier, pour maintenir un modèle économique basé sur la notion de "propriété", en l’occurence de propriété intellectuelle. Le fleuve de l’immatériel ne peut être bridé par des digues matérielles, il le sera donc par un système juridique qui va assurer les rapports de production et les relations économiques entre les acteurs. De préférence au profit des producteurs ayant déjà pignon sur rue, comme on le constate dans les relations inégales entre le Nord et le Sud, notamment pour les domaines scientifiques et médicaux.

Deux axes sont privilégiés pour cette évolution juridique : - premier axe : l’élaboration de lois de plus en plus contraignantes pour les lecteurs, la remise en cause des tolérances et des exemptions concernant la copie privée ou la lecture socialisée (droit de prêt en bibliothèques). Le sens global des ces lois (DMCA aux Etats-Unis, Directive EUCD en Europe) est de ramener le droit du lecteur au simple "droit à lire devant son écran" (ou sur un seul appareil musical). La tendance est à limiter, si ce n’est rendre impossibles, les autres usages et pratiques de la lecture : le partage, la circulation dans les réseaux sociaux d’amis, l’annotation, le découpage, la ré-utilisation par citation (ou sampling en musique), le don, l’enseignement ou l’incitation à la lecture au travers des institutions (écoles, bibliothèques,...).

- deuxième axe : la mise en place de "contrats privés" sous la forme de dispositifs techniques (en général du cryptage logiciel) visant à empêcher les usages qui ne seraient pas définis contractuellement entre l’éditeur-diffuseur et le lecteur. Ces dispositifs prennent plusieurs formes selon les médias ou les types de produits :

o les "dispositifs anti-copie" pour les CD-audios ; o les DRM (digital rights managements) pour les logiciels et plus largement pour tous les fichiers numériques (musique achetée sur les plates-formes payantes) ; o les "shrinkwrap licences" qui deviennent effectives par le simple fait de l’usage d’un produit numérique ("shinkwrap" est le bruit que l’on fait quand on déchire le cellophane qui entoure les emballages de logiciels) ou en cliquant sur un bouton "j’accepte" en bas d’un long texte de licence contractuelle que personne ne lit ; o la mise en place des "flags" qui vont accompagner toutes les émissions diffusées (réforme des "casters" débattue à l’OMPI, Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) ; o licences complexes pour les achats en ligne de documents comme par exemple les articles scientifiques vendus en package dans les bibliothèques universitaires ; o ... et toutes les autres possibilités auxquelles pensent et penseront éditeurs, fondeurs de microprocesseurs ou propriétaires de réseaux

Ces contrats privés sont mécaniques et obligatoires. Il ne peut plus y avoir de jugement ni de dérogations, puisque le système repose sur une décision automatique de l’appareil de lecture. Ces contrats sont eux-mêmes protégés par des décisions juridiques, telles que celles inscrites dans le DMCA ou la Directive EUCD, qui visent à criminaliser les opérations visant à se débarrasser de ces dispositifs. L’incorporation obligatoire de dispositifs "anti-copie" dans les appareils de lecture est aussi en débat, et devrait devenir le prochain chantier juridique.

Est-ce que ces contrats privés sont compatibles avec l’accélération des besoins informationnels de toute la société ? Est-ce qu’il ne finiront pas par amoindrir la curiosité, et donc à terme faucher l’herbe sous les pieds même de l’industrie qu’ils sont censés protéger ? Est-ce qu’il n’inciteront pas à la mise en place de réseaux entièrement parallèles, basés sur le partage, comme le suggère la mise en place de licences (elles aussi des "contrats privés") pour favoriser la diffusion, à l’exemple de la licence GPL pour les logiciel, ou des licences "creative commons" pour les autres travaux de création, ou encore de la licence Art Libre,...

Parallèlement, alors que le numérique permet un accès élargi et diminue les coûts de production et de reproduction, on n’assiste pas à la redéfinition, ni l’élargissement du "domaine public".

L’information publique, et au premier chef la Loi elle-même et les décisions de jurisprudence, n’est pas considérée comme un "bien public de l’information", pour lequel il faudrait définir de nouvelles méthodes de gestion, de conservation et de diffusion.

L’édition juridique nous offre un cas d’école très intéressant pour étudier la notion de "valeur ajoutée" sur des documents publics, qui reste le critère justifiant l’édition privée de tels documents.

Précisons d’abord le sens d’un terme souvent mal compris. Le "domaine public" est le lieu même du marché, au sens où les privilèges, les monopoles, les demandes d’autorisation,... n’existent plus. Chaque éditeur peut puiser dans ce domaine public et fabriquer des produits éditoriaux nouveaux et les vendre sur un marché transparent et pleinement concurrentiel. C’est ce mécanisme qui permet à la fois de diffuser largement les oeuvres "classiques", assurant une démocratisation par la baisse du prix, aussi bien que de constituer le capital primitif pour les nouvelles entreprises d’éditions, ou les nouveaux formats (même sans rechercher du côté du numérique, que l’on pense par exemple au petit livre "à 10 francs", comme on disait, dont les débuts ont pu avoir lieu grâce à l’exploitation du fonds du domaine public).

Qu’en est-il de l’édition juridique ?

On conçoit bien l’apport de valeur ajoutée que constituent les commentaires, les liens hypertextes, les recueils par domaine assemblant la Loi, la jurisprudence et des documents plus théoriques. On conçoit aussi que l’ergonomie des interfaces soit une valeur ajoutée appréciable. Mais comment cet apport peut-il se valoriser, notamment en ligne ? Les travaux d’investissement dans les modèles et les outils de traitement des documents sont ils rentabilisables compte-tenu des délais très courts de l’innovation en ce domaine ? Le recherche collective ne peut-elle pas avancer plus vite que les innovations privées ?

On doit aussi se poser la question du prix "sociétal" des démarches d’exclusivité. Comment un texte de Loi (du domaine public) qui a été retrouvé grâce à une banque de données (valeur ajoutée) peut-il être utilisé ? Quels sont les droits du lecteur sur le document lui-même (notamment le droit de circulation, de ré-utilisation, de copie, d’impression,...) ? Est-ce que l’on parvient à distinguer la vente de la valeur ajoutée (soumise au Droit d’auteur) de celle du fonds documentaire (appartenant au domaine public) ?

L’Union européenne est bien sensible à ces questions, qui prépare depuis longtemps une directive concernant la ré-utilisation des informations du secteur public (Directive 2003/98/CE du Parlement et du conseil du 17 novembre 2003).

Au travers de cet exemple, de cette étude de cas que nous allons essayer d’entamer ce soir, on peut commencer à réfléchir à la gestion future des "biens publics informationnels". Est-ce que le maintien de formes élargies (dans le temps et dans les objets couverts) de règles de propriété sur l’information est compatible avec les intérêts globaux de la société ? Comment gérer autrement, par des partenariats entre les éditeurs (privés, ce qui est le plus sain pour la démocratie), les Etats (garants de la conservation du domaine public) et la société civile (qui invente les pratiques de lecture, diffusion, réutilisation de l’information publique) ?

Hervé Le Crosnier

Posté le 27 janvier 2004

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