SMSI-67 Le modèle du logiciel libre peut-il s’étendre aux autres activités intellectuelles ?

[Je participe vendredi 14 à un des séminaires du FSE (Forum social européen) consacré aux Logiciels Libres de 9h à 12h, au Cinéma Quai d’Ivry, salle 7. Voici le texte de mon intervention. Si vous passez, j’aurais plaisir à vous y rencontrer - HLC]

Bonjour,

En introduction, précisons d’abord que le droit d’auteur est un droit fondamentalement équilibré. A ce titre, le concept de Droit d’auteur me semble devoir être défendu. Dès sa conception, le Droit d’Auteur a échangé un "monopole" de l’auteur sur ses oeuvres contre un "droit de la société" à utiliser les oeuvres.

Le "monopole" de l’auteur, étendu ensuite à ses "ayants-droits", concerne le droit au respect de l’oeuvre, qui incorpore la "personnalité de l’auteur", c’est un droit de la personne, ce qu’on appelle généralement une liberté. Il concerne aussi le retour économique sur l’acte de création : l’auteur choisit l’éditeur qui va vendre au mieux son travail et ce phénomène est sensé inciter l’auteur à produire d’autres oeuvres, qui iront enrichir le stock global de connaissances de la société. Notons au passage que ce second droit est déterminant aux Etats-Unis, pour lesquels le Droit du Copyright est un "droit de l’oeuvre", donc de son propriétaire à l’instant t, indépendamment des décisions de l’auteur lui-même (cf. la colorization des films).

Les droits de la société passent par l’existence d’un "domaine public" qui regroupe toutes les oeuvres après un certain délai, ou des oeuvres qui n’ont pas à proprement parler d’auteur (par exemple des textes juridiques,..). Les droits de la société passent aussi par toute une série d’exemptions qui doivent permettre les usages sociaux (bibliothèques, écoles, recherche scientifique,...) et privés ("droit à la copie privée" et à la diffusion dans le "cercle de famille").

Les droits de la société passent de même par la limitation du droit d’auteur à la forme que prennent les idées qui sont incorporées dans les textes, les images ou les musiques. Pas les idées elles-mêmes, qui restent un bien intangible de toute la société.

Ceci est le cadre du droit d’auteur tel qu’il existait avant la rude mise à l’épreuve que lui font subir les transnationales et les grands groupes économiques de l’information (médias globaux, multinationales des télécommunications ou de l’informatique, majors de l’industrie musicale, studios hollywoodiens, ...).

Car depuis une quinzaine d’années, on assiste à une attaque en règle de l’équilibre qui caractérise le droit d’auteur. Remarquons d’ailleurs que ces attaques ont commencé bien avant l’internet, et qu’elles recouvrent en réalité une conception de la culture et de la connaissance comme un bien marchand perpétuel. Une fois produit, un objet culturel est redemandé par le public (ou poussé par les ré-éditions). Le coût de mise en oeuvre d’un nouveau tirage (ou d’une nouvelle copie cinéma, ou d’une compilation,...) est très faible en regard du coût de réalisation de la première édition, du master. Cela va même en s’accélérant avec le numérique. Une oeuvre connaît ainsi plusieurs vies économiques. Avec une captation financière à échéances régulières, suivant le modèle du péage.

Cette conception, entraîne une stratégie de portefeuille, qui conduit vers une économie de rente : les éditeurs se concentrent afin de posséder une vaste panoplie d’oeuvres, ils incorporent des réseaux de diffusion pour en assurer la promotion. Les oeuvres du passé, alors même qu’elles gagnent en notoriété par l’action du public (qui leur assure un succès, qui les fait circuler, qui les enseigne dans les écoles,...) deviennent un "investissement" entièrement privé.

C’était justement pour éviter cela que les concepteurs du Droit d’Auteur avaient défini le "domaine public". Chaque éditeur peut piocher dans le "domaine public" pour créer des éditions qui vont assurer le maintien de la disponibilité d’une oeuvre, qui vont parfois assurer le capital primitif pour financer des oeuvres nouvelles. Le tout dans une concurrence parfaite, qui faisant baisser les prix permet la diffusion la plus large.

Depuis une quinzaine d’années, les éditeurs et les médias globaux cherchent à restreindre le "domaine public".

D’abord par l’extension dans le temps de la durée de "propriété" d’une oeuvre. Notez au passage que l’on entend souvent la "durée de protection" d’une oeuvre... l’oeuvre serait "protégée" de quoi ? De sa diffusion la plus large et la moins onéreuse, du fait de toucher un nouveau public. La seule chose qui est protégée, c’est la propriété, et surtout le propriétaire. Ce n’est même plus l’auteur, qui est décédé depuis bien longtemps.

Il y a une contradiction entre l’accélération de la diffusion des oeuvres, qui deviennent rapidement de véritables outils de connaissances communes et partagées, et l’allongement de la durée de propriété. Des chansons qui sont maintenant sur toutes les lèvres, des films ou des personnages qui constituent notre background commun... restent propriété privée... et les stratégies actuelles visent à étendre cette propriété perpétuellement (par exemple au travers de la Loi sur les bases de données) .

Un autre procédé consiste à numériser le patrimoine de l’humanité. Ce transfert de support, loin de participer à la diffusion de la culture, à l’éducation pour tous, sert à créer de nouveaux droits sur la copie numérique. Des droits qui repartent du jour de la numérisation. On a ainsi des oeuvres rupestres de la Grotte Chauvet, patrimoine mondial s’il en est, qui n’appartiennent plus au domaine public. Avec le "tatouage" des images numériques, on verra sans doute bientôt des procès concernant Van Gogh, Léonard de Vinci ou le Parthénon.

De même, c’est l’espace public qui devient privatif, au travers de la publicité, mais aussi au travers de droits dérivés pour les oeuvres architecturales, qui ont pourtant déjà été payées.

On voit aussi s’étendre le "droit d’auteur", un droit lié à la création, à des activité purement mécaniques, comme par exemple les photos satellites, les banques de données, ...

Et comble du raffinement, on s’oriente vers un système qui fait du propriétaire d’une oeuvre le seul juge des usages qui peuvent être faits de cette oeuvre, de surcroit en lui donnant les moyens de vendre chaque lecture particulière.

Ainsi, on commence à voir apparaître des morceaux musicaux disponibles pour cinq écoutes.... Ces systèmes incorporent dans les fichiers numériques un "contrat privé" dit DRM (pour Digital Right Management), qui bride les décisions personnelles faite par quelqu’un qui a acheté régulièrement une oeuvre. On voit ainsi apparaître le refus de la copie privée, l’incapacité à transférer une oeuvre pour la lire dans dans situations différentes (dans l’auto-radio par exemple).

Le droit d’auteur, qui se limitait à la reproduction et à la représentation d’une oeuvre, devient maintenant un droit d’usage. Et mettre le doigt dans ce système nous conduira infailliblement à entrainer tout notre corps social dans une société de contrôle.

Comment résiter à cette dynamique de constitution d’une économie de la rente au détriment de la société, au détriment de l’extension de la connaissance, de l’éducation pour tous et du développement de la citoyenneté.

D’abord en refusant de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Il faut faire tourner la machine économique de la création. Le modèle de la "guilde des écrivains", dans lequel seul l’Etat, ses idéologues et ses censeurs, pouvait décider de la rémunération d’un auteur s’est avéré en URSS pire encore. Le Droit d’auteur, le soutien à l’édition est une liberté à défendre. Notamment parce que c’est un droit d’équilibre.

Ensuite, nous résisteront à la min-mise privée et rentière sur la culture en organisant l’extension du Domaine public (la partie des oeuvres disponibles pour un marché éditorial) et surtout la définition d’un nouveau "bien public global de la connaissance et de la culture".

Il convient de transformer une large partie des créations culturelles, mais aussi des réflexions citoyennes (rapports, dossiers, et tout ce qui est produit par la puissance publique), des production scientifiques, des systèmes d’organisation de la connaissance (les classifications de bibliothèques, les thésaurus,...) en des biens reconnus libres par toute la société, et défendus, cette fois réellement "protégés", par toute la société.

Ce processus de définition d’un "bien public global de la connaissance et de la culture" passe par des luttes politiques, des oppositions aux lois défendant les intérêts des rentiers de l’immatériel.

Il passe aussi par la mobilisation de chacun.

C’est là que nous retrouvons le modèle des logiciels libres : chaque auteur (privé, mais aussi institutionnel) peut associer à ses oeuvres (disons ses documents, pour rester plus modeste, et reconnaître en chacun la part de travail intellectuel) une "licence d’usage".

C’est le processus entamé par "Creative commons", qu’il convient d’étendre. Contre les contrats privés de surveillance (DRM) défendus par les transnationales, opposons l’idée d’un "contrat de liberté" accordé par l’auteur. La liberté peut être totale, comme par exemple la licence des manuels des logiciels, que chacun peut reprendre, ré-éditer, traduire, compléter, faire évoluer en même temps que les usages et les expériences. La liberté peut être plus restreinte : le droit de copier et diffuser sans modification, le droit de réutiliser des extraits dans une autre oeuvre (par exemple des sampling musicaux, des collages vidéo,...).

Nous pouvons agir individuellement dans ce sens. C’est une des caractéristiques du nouveau mouvement altermondialiste, qui s’appuie sur les les décisions et la conscience de chacun.

Nous devons aussi agir collectivement, pour promouvoir ce type de pratique dans les Etats, les administrations, les structures publiques,... Comme cela s’est fait pour les logiciels libres.

Nous voulons une société de transmission, dans laquelle nos enfants, tous les enfants du monde, ont plus d’importance que les rentes accumulées des propriétaires transnationaux.

C’est en construisant puis en étendant un bien public global de la connaissance et de la culture que nous assurerons la diversité culturelle, la capacité de tous à lire, comprendre, imiter pour ensuite créer et inventer.

Inventer cet autre monde qui non seulement est possible, mais qui est surtout nécessaire. Particulièrement dans le domaine de la connaissance et de la culture.

Hervé Le Crosnier

Posté le 17 novembre 2003

©© Vecam, article sous licence creative common

1 commentaire(s)
> SMSI-67 Le modèle du logiciel libre peut-il s’étendre aux autres activités intellectuelles ? - 1er mars 2005, par Roger Nifle - Journal Permanent de l’Humanisme Méthodologique

Pour compléter votre réflexion je vous signale : Pirates et prédateurs

En tant qu’auteur, je suis très concerné par cette question et sa difficulté théorique et pratique. J’ai quelques pistes encore à creuser. Y a-t-il un groupe de discussion sur le fond ?
Roger Nifle