SMSI-71 La science n’a pas de prix

Bonjour,

Bonne nouvelles sur le front boursier : c’est le moment d’acheter la science.

BNP Parisbas a publié lundi 13 octobre un avis concernant Reed Elsevier : "buy". En cela, la banque confirme l’avis de Meryll Lynch du 24 septembre. Et tous les avis émis depuis un an. http://www.newratings.com/new2/beta/article.a­sp?aid=341832

Reed-Elsevier, c’est l’éditeur numéro un des revues scientifiques mondiales. C’est aussi une formidable machine à créer des plus values (entre 30 et 40% de bénéfices sur chiffre d’affaire selon les années).

La première transnationale du secteur de la science a non seulemment des ratios au dessus de la moyenne des entreprises, mais de surcroît tous les analystes financiers prévoient une amélioration de ses performances dans les années à venir. D’autant que Reed Elsevier ouvre le siècle avec un cash flow impressionnant et des réserves monétaires conséquentes.

Faire autant d’argent avec la science et l’édition, deux secteurs réputés pauvres, ça mérite qu’on s’y arrête un peu.

D’autant que c’est un bon exemple de la façon dont se construisent les nouveaux monopoles de l’ère numérique.

Comment transformer un bien public mondial en une "propriété" que l’on pourra distiller moyennant espèces sonnantes et trébuchantes... en visant de plus, à faire payer chaque acte de lecture ? Naturellement, en faisant payer principalement la puissance publique. Une leçon de chose qui pourrait dessiler les yeux, ou susciter les convoitises.

Le circuit économique de la production-diffusion des articles scientifiques s’apparente tout simplement à de la prévarication organisée :

- les chercheurs utilisent des laboratoires, des hôpitaux, des assistants qui sont payés en général soit par la puissance publique (notamment en France), soit par des organismes bénéficiant d’un statut particulier (les Universités et les hôpitaux, même dans les pays où elles sont privées). Leur salaire lui-même est en général à la charge d’organismes (public ou privés) qui n’ont rien à voir avec le système de publication et qui bénéficient de dérogations fiscales liées au service rendu à l’ensemble de la société. Jusqu’ici tout va bien.

- quand une recherche avance, elle fait l’objet d’une "publication". Le chercheur choisit la revue scientifique qui lui apportera à la fois la plus grande lisibilité et la plus grande renommée. Il en va de sa carrière, au sens moral comme au sens économique. Les bonnes revues sont mieux lues, plus souvent citées, et les articles sont mieux diffusés. Une science entière, la bibliométrie, essaie de comprendre et modéliser ce phénomène pour trouver des indicateurs de l’activité scientifique. Jusqu’ici tout va bien.

- Aparté : trouver une revue adéquate (chacun selon le niveau et l’innovation de sa recherche... ) est le phénomène d’auto-valorisation collective des chercheurs. C’est plus dur si vous travaillez sur le paludisme, qui n’est guère solvable. De même, "le chercheur" est une métaphore : on travaille souvent en équipe, ce qui rend encore plus difficile d’échapper au modèle dominant de valorisation de la recherche.

- Pour finaliser sa publication, après avoir été examiné par des "pairs", le chercheur doit déléguer ses droits d’auteurs à l’éditeur de la revue qui va daigner l’imprimer. Maigre prix pour une grande gloire. Mais néanmoins début de la fin pour le système économique de la presse scientifique. Dès ici ça se gâte.

- La revue va devoir se vendre. Cher, très cher. Plusieurs dizaines de milliers d’anciens euros n’est pas "hors de prix" pour le condensé de la science que les revues de "haut niveau" proposent. Pour les nouveaux secteurs, on élargit les revues, on crée de nouveaux points d’ancrage d’une "communauté" de recherche... bref, il y a plein d’as du marketing qui ont planché sur le renouvellement de l’offre. Aucun écrin n’est trop beau pour le bijou de la connaissance.

- La question suivante est "qui va acheter ?" Et bien les bibliothèques des Universités ou des Hôpitaux dans lesquels travaillent le chercheur (et si ce n’est lui, c’est donc son frère). Si on résume, les mêmes qui ont financé la recherche... vont racheter la recherche publiée... pour mieux pouvoir créer de nouvelles recherche. La boucle est bouclée.

Au passage de cette boucle il y a un point essentiel de captation de la plus-value : l’édition. Car la demande scientifique est malheureusement "inélastique" : si vous voulez un article, c’est celui-là et pas un autre. Donc on a la situation typique pour exercer un "prix de monopole". Je sais, cela tend à changer, notamment parce qu’un même scientifique recycle plusieurs fois une même expérience ("publish or perish") et qu’on peut donc parfois trouver une communication équivalente... dans une revue moins chère. Mais globalement, et cela plus encore quand on s’approche des "revues de haut niveau", l’offre est fermée quand la demande s’élargit (le nombre de chercheurs et d’étudiants s’accroit).

Les boursiers, les banques et les autres spéculateurs ont pigé le système : l’action des éditeurs scientifiques est à la hausse. Et depuis fort longtemps.

Heureusement, les scientifiques commencent à ne plus être dupes.

On connais un peu "L’Appel de Budapest" pour le libre-accès à la recherche scientifique. On connaît aussi PLOS (Public Library of Science). Un nouvel appel vient de sortir, qui concerne les chercheurs en biologie cellulaire et qui est lancé par Peter Walter and Keith Yamamoto, chercheurs de l’Université de Californie à San Francisco.

Une pétition contre... devinez ? Contre une filiale de notre cher (très cher) Reed-Elsevier.

On aura l’occasion de revenir sur ce mouvement des chercheurs pour éviter la main-mise monopolistique sur la connaissance scientifique. Un mouvement de la société civile qui prend une très grande ampleur parmi les chercheurs et les bibliothécaires.

Hervé Le Crosnier

Posté le 21 octobre 2003

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