SMSI-74 Propriété intellectuelle

Texte de l’intervention de présentation du débat sur la propriété intellectuelle lors de la journée du 11 octobre, organisée par I3C - Internet Créatif, Coopératif, Citoyen (il y a aussi un article de compte rendu avec quelques photos)

Bonjour,

Difficile d’animer un débat sur la Propriété intellectuelle.

Ce secteur révèle tant de passions que toute prise de position contre les pratique des gérants de portefeuilles, contre l’extension, dans le temps et dans les activités couvertes, contre la réduction des exceptions permettant des pratiques socialisées... passe pour un refus du droit des auteurs, mais aussi des éditeurs, des diffuseurs, et de toute la chaîne de plus-value autour de la création culturelle, de l’innovation technique ou de la recherche scientifique.

En sens inverse, toute réflexion défendant les rémunérations des auteurs et de celles et ceux qui font vivre la culture, qui promeuvent l’innovation et la recherche et développement en défendant des règles équilibrées d’organisation de ce marché... sont considérées comme des compromissions avec la pieuvre, et devraient relever d’une vision très vingtièmiste, une vision d’avant Napster.

Cette passion et le grand écart qu’elle stimule sont à la fois énervants et captivants.

Enervants parce qu’il devient difficile de produire des propositions qui soient réellement adaptées à la "société de l’information", afin d’éviter que celle-ci ne devienne une société de contrôle et une société de péage. Captivants, car cela nous donne l’impression de toucher du doigt des choses fondamentales dans la ré-organisation du monde, dans le "déplacement des frontières" qui se fait jour sous nos yeux.

Je dois dire en introduction, que je suis un franc partisan du droit d’auteur. Alors que je passe pour un de ses pourfendeurs, suivant une vision un peu étroite qui voudrait que toute critique des évolutions et main-mises qui se font jour autour de ce droit...seraient une remise en cause de la propriété intellectuelle elle-même.

Je voudrais que l’on m’accorde, et tous mes articles vont en ce sens, que je suis pleinement conscient de trois éléments constitutifs d’une économie de la culture, de l’information et de la connaissance :

- le marché de la culture et de l’innovation est un élément de liberté essentiel. Les cultures d’Etat, d’Eglise, ou de la nouvelle chapelle qu’est l’intégrisme marchand, concentré et audimaté, sont opposées à la création littéraire et artistique. Leurs modèles de régulation ne permettent pas de trouver, d’inventer, les politiques et les stimulants économiques adéquats pour assurer la diversité culturelle.

L’explosion du numérique, la chute radicale du coût marginal de reproduction, comme la facilité et la mondialisation de l’accès aux oeuvres, viennent bouleverser ce marché. De nouvelles règles sont nécessaires... mais ce sont bien des règles qui défendent les acteurs de la production et de la diffusion de la culture et de la connaissance. Je défends le "marché" et donc la concurrence, voire dans le domaine immmatériel la "compétition"... contre les nouveaux monopoles et l’intégrisme de la propriété privée. Si le marché me semble nécessaire, la "marchandisation", au-delà des règles définissant les droits de la société des lecteurs, est un frein à l’expansion de la culture et de la connaissance. La culture n’est pas une marchandise comme les autres.

- les auteurs, les compositeurs, les interprètes, mais aussi les scientifiques, les innovateurs, les journalistes, les critiques, ...ont besoin d’un appareil industriel qui serve de support à la création (support technique, matériel, éditorial, juridique, mais aussi organisationnel, conceptuel) et d’un appareil de diffusion qui permette un contact élargi avec le public.

Toute la chaîne de production-diffusion est concernée, et dans cette approche, il n’y a pas les "bons auteurs" et les "méchants éditeurs". Juste une modification des rapports de production, et de la place respective de chaque acteur, rendue possibles et nécessaire par le développement de l’internet et plus globalement du numérique.

- les conséquences du déséquilibre lié à une économie de l’attention répondent aussi à un modèle plus général de la diffusion des oeuvres. La courbe de l’économie de l’attention reste très proche des "distributions bibliothéconomiques" pourtant beaucoup plus "neutres" : une concentration exagérée à un bout de la chaîne , et une traîne composée de l’immense majorité des travaux.

L’attention n’est pas extensible. Tout le monde écoute, lit, comprend un très petit nombre d’oeuvres, alors que l’immense majorité des productions reste confinée dans des cercles restreints. Qu’on le veuille ou non.

Mais accepter cette réalité, qui fait que nous chantons tous les mêmes "tubes", et que nous y prenons du plaisir, ne signifie pas pour autant que l’on n’ait pas un besoin d’autant plus urgent et essentiel de définir des politiques valorisant la diversité, permettant l’existence décente de celles et ceux qui veulent vivre de leur art sans croiser les chemins du hit-parade, du box-office ou de la liste des nominés au Goncourt.

Car une fois posés en liminaire ces trois points, il reste une sacrée marge de débat pour tenter de définir une société de l’information égalitaire (dans l’accès à la culture et à la connaissance), fraternelle (dans le partage et la coopération autour des productions artistiques, culturelle ou de connaissance) et libre (qui évite ou limite les manipulations des lecteurs-auditeurs par des industries du formatage mental).

Ce qui me choque, c’est l’extension que connait aujourd’hui le droit d’auteur en dehors de la sphère de la création littéraire et artistique. Il n’y a pas de "droit d’auteur" sur une photographie satellite, ni sur les bruits de la rue.

Ce qui me choque, c’est l’utilisation du droit des brevets en dehors de l’innovation industrielle pour y inclure les productions intellectuelles (logiciels, méthodes), les mathématiques au travers du brevetage des algorithmes ou la biologie fondamentale dans les séquences génétiques.

Ce qui me choque, c’est que le "droit des marques" prenne le pas sur les luttes syndicales ou sur le droit à la critique et à la caricature.

Ce qui me choque, c’est que l’on torde sans arrêt l’équilibre constitutif des droits de la propriété intellectuelle vers des interprétations restrictives qui privilégient l’arrogance des tenants de la rente au détriment des intérêts de toute la société.

En refusant de traiter de la "propriété intellectuelle", le "Sommet mondial sur la société de l’information" passe à côté de ce débat qui est pourtant structurant.

Structurant parce qu’il révèle pleinement les dangers et les menaces qui planent sur la culture, sur les libertés individuelles, sur le libre-choix et le libre-arbitre des utilisateurs ; sur les modèles de l’économie de l’attention d’une part et de la lecture socialisée d’autre part.

Structurant aussi parce qu’il permet de proposer une vision et un projet qui tire réellement parti des caractéristiques de la culture et de la connaissance, ces biens merveilleux, sans cesse renouvelés, mais qui pourtant n’épuisent jamais, ni la planète, ni leurs propres producteurs, qui enrichit chaque consommateur sans en priver aucun.

Le défi auquel fait face la société civile est grand : trouver un modèle qui puisse accompagner le bouleversement radical introduit par le numérique tout en aidant artistes, créateurs, auteurs et tous les métiers qui gravitent autour de la création, à vivre décemment, à disposer de chances équivalentes de trouver un public. Un nouvel équilibre sur l’organisation économique de ce bien public global fondamental de la culture et de la connaissance.

Les monopoles verticaux qui associent les producteurs, les médias, les banques, les industries qui nourrissent les publicités, et même l’appareil militaro-industriel constituent les nouveaux conglomérats de l’ère informationnelle. Les "globals medias" ont une vision restreinte de la propriété intellectuelle. Ils ne considèrent que le premier terme, la "propriété" et ne voient que son expansion.

A nous d’inventer une nouvelle alliance entre les droits du lecteur, les intérêts de la société à l’expansion de la culture, de la connaissance, du partage, de la coopération, de l’éducation et de leur impact sur la citoyenneté et sur la paix, et les droits des auteurs et de leurs partenaires dans la chaîne de production de l’immatériel.

Hervé Le Crosnier

Posté le 14 octobre 2003

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