SMSI-76 La minute de 66 secondes

Bonjour,

Le temps, voilà ce qui manque à l’information. Dans quelques mois, quand nous en aurons fini avec la "société de l’information", viendra la "société du temps".

Oh, pas la "société du temps libre" dont on parlait tant dans les années soixante, quand la conjonction entre les gains de productivité et les revendications syndicales permettaient de baisser largement et rapidement le temps travaillé... alors même que les nouveaux outils accéléraient et élargissaient les accès aux loisirs (automobile de masse, télévision,...).

Le "temps libre" a été grignoté dans les embouteillages, dans les tunnels publicitaires entre deux émissions de tévé. Et les loisirs se passent maintenant devant l’ordinateur, en utilisant l’internet. C’est-à-dire avec l’outil de travail de la nouvelle fabrique de l’ère de l’information. Au point qu’on peut même se demander si ce n’est pas le temps de travail qui s’étend.

Quant au "temps réel", celui des reportages en direct, de la chat-communication ou du téléphone mobile, ou encore du contrôle dans la fabrique (sécurité) et de la vie (surveillance), il ne nous suffira bientôt plus pour absorber les informations qui s’accumulent dans les soutes de la société du même nom.

"Même en cent ans, je n’aurais pas le temps" disait la chanson. Sauf si les années s’accélèrent. La théorie de la relativité nous rassurait bien : cela est heureusement possible... en vitesse supra-luminique. La SF en a fait largement usage.. sans toutefois nous donner les clés techniques.

Il nous reste alors à accélérer ce que l’on fait du temps.

Non de dieu, mais c’est bien sûr ! il suffit faire la "chasse aux temps morts". C’est vous dire si la "société de l’information" a encore et toujours beaucoup à apprendre de la "société industrielle". Y’a longtemps que celle-ci pratique ce sport. On a même réussit récemment ce chantier magnifique de diminuer le temps légal travaillé... sans embaucher en proportion, sans changer la production... rien qu’en tirant sur le gras que l’ouvrier ou l’employée, à moins que ce ne soient l’ouvrière et l’employé, avaient réussi à coincer dans l’horaire, dans les pauses cafés, les discussions d’ascenseur... Bref la "société industrielle" connait la chasse à ce "temps de vie" qui s’incruste toujours, comme la mauvaise herbe dans les murailles.

Dans notre merveilleuse "société de l’information", gagner du temps sur le temps, c’est accélérer la diffusion de l’info. En donner plus dans le même temps. Allonger la "quantité d’information" en diminuant le bruit insupportable que les producteurs d’information s’ingénient à laisser traîner dans leurs messages. Ainsi de ces respirations trop longues entre deux mots, ainsi de ces voyelles trop poussées, de ces pauses, de ces silences, de ces coda trop maintenues. Y’a du gras à tailler.

Un créneau en or pour notre compère l’informatique, qui n’est jamais en rade d’un pari insensé.

Car si on accélère le tourne-disque, ou la cassette, l’effet est insupportable... mais si on ajoute de "l’intelligence", on peut faire cela plus précisément, grapiller sur les sons trop tenus, rabioter sur les silences, couper dans les transitions... et traiter l’ensemble pour lisser les brisures et rendre le flux mieux supportable.

Si l’on en croit un article de Douglas Heingartner publié dans le New York Times du 2 octobre, de nombreuses start-up sont sur le créneau. Les vendeurs de pub et les bonimenteurs sont fort intéressés : pensez-donc, placer plus de propagande dans le même tunnel. Avec des marchés de ce type, ces nouveaux entrepreneurs ne s’inquiètent pas pour trouver de quoi financer la fameuse "intelligence" qu’ils injectent à plein gaz. http://www.nytimes.com/2003/10/02/t...

Tiens, même qu’on pourrait utiliser le web sémantique, RDF, la linguistique automatique et tous leurs copains pour enlever aussi le bruit que forment les idées inutiles, les phrases trop longues. On pourrait aller jusqu’à la substance, résumer les idées dans un "executive summary" comme tout bon rapport qui se respecte. Ah que j’aime la consonnance anglaise de l’"executive".... même si je m’interroge toujours pour savoir qui l’on exécute ainsi.

Comment ? Vous dites que les agences de presse font déjà cela, et que les journaux reprennent de plus en plus les mêmes dépêches, que le travail du "journaliste" consiste à mastiquer pour que la dépêche tienne dans la maquette. Et même qu’on distribue ensuite tout ça gratuitement, tant on a trouvé propagandistes pour payer avant. Du papier gratuit dans chaque station de métro pour distribuer une lecture qui fait gagner du temps sur la lecture.

La société de l’information de ces messieurs est déjà bien avancée. Gaffe qu’elle ne devienne blette avant l’âge, et ne construise des goulags du "temps racourci" pour ré-éduquer les prosateurs un peu longuets, les bavards impénitents, les penseurs aux idées courbes, les rêveurs, les artistes, et tous ces mals-informationnés.

Bah, au moins j’y retrouverais mes potes. Et on se pairera de sacré tranches de paroles inutiles, de rêves éveillés. Ce sera la "société de l’inconscient" que nous balladeront en pleine consciences devant les gens pressés. Ce sera la résistance de la société du verbe au spectacle de l’information. Ou encore la résistance de l’information et de la connaissance à leur société de la manipulation.

Hervé Le Crosnier

Posté le 9 octobre 2003

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