SMSI-80 Document numérique

[Un peu de retard dans le calendrier d’envoi de ces 100 petits papiers. Faut dire que les voyages génévois, s’ils forment la jeunesse, ne sont pas de tout repos, et qu’après un week-end bienvenu, voici la rentrée universitaire... On va bientôt rattraper le rythme et forcer dans les côtes. Cent pour cent. HLC ]

Bonjour,

Les cours introductifs sont toujours l’angoisse des enseignants : en dire assez pour accrocher l’auditoire, poser des problèmes qu’on aura un an pour approfondir, sans pour autant noyer l’étudiant sous le déluge des concepts et des exemples.

Pour me livrer à cet exercice dans quelques heures, j’ai trouvé un allié de poids : le "Pédauque". Quand un document universitaire obscur commence à se laisser baptiser d’un petit nom de ce type, c’est plutôt bon signe pour lui. On se le transmets dans les couloirs, on se donne l’adresse par mél, comme une référence incontournable, un signe de ralliement, qu’on n’a pas le temps de résumer, mais qu’on échange comme une monnaie au long cours. Il peut focaliser l’attention.

De son nom de famille, le "Pédauque", s’écrit "Document : forme, signe et relation, les reformulations du numérique". http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/docu...

Travail collectif autour de son rédacteur (Roger T. Pédauque, du CNRS), ce texte ne vise rien de moins que de s’attaquer à la définition du document à la lueur de ce que le numérique lui fait subir. Les multiples sciences convoquées autour du projecteur ont toutes ou presque fait l’impasse d’une définition rigoureuse pour mieux accepter les divers sens liés au caractère intuitif de cette notion, conséquence de l’omniprésence des documents autour de nous. Or le numérique, notamment en ce qu’il concentre les diverses fonctions du document et qu’il en élargit la matière avec la fusion de l’écrit et de l’audiovisuel arrive comme un chien fou pour bousculer nos a priori.

Le numérique renouvelle à la fois : - la forme du document, et les métiers chargés de les collationner (regrouper, décrire et mémoriser socialement) comme ceux des bibliothèques ; - le sens du document, duquel une palanquée de modèles et systèmes techniques vont essayer d’extraire les mots-clés et d’organiser la classification, afin de nourrir les moteurs de recherche, les bases de connaissance et leur "management" et de rendre de la sémantique à un web aux ramifications protéiformes ; - la relation qui se tisse autour du document ou bien dont le document est la trace, relation qui avec le numérique se voit soumise à l’économie de l’attention propre aux médias de flux.

Si j’aurais tant aimé échanger sous le manteau rapé des livres de poche imprimés à Venise, Mayence ou Amsterdam dans la halle d’une foire de la Renaissance, me voilà à construire des "communautés virtuelles" autour de documents sans "achevé d’imprimer". Me voilà à inverser la marche de l’objet (l’information) s’effaçant devant l’échange (la communication). Me voilà rédigeant des "messages" qui ne deviennent "documents" uniquement parce qu’une archive les conserve et les rend publics, et constitue ainsi en "collection" des poulets qui vous sont pourtant adressés à chacun ou chacune personnellement, par le merveilleux système technique et social de la messagerie.

Dans un très vieil article de 95 intitulé pompeusement "information et communication vont en bateau", (http://www.cru.fr/JRES95/actes/appl...) j’avais soulevé, face au web naissant, avec les mots de cette époque lointaine, le besoin de travailler les limites du document. De définir le "document" pour répondre au besoin du lecteur de rencontrer des frontières, qui font passer de la navigation à la lecture. J’étais bien en deça du danger qui voit le numérique remplacer une économie et une pratique liée au contenu, à la nécessaire attaque par la face nord qu’est la lecture, par un modèle social centré sur les techniques, les liens, les tuyaux et le flux. Une pratique de communication qui fait l’impasse sur le besoin d’acquisition de connaissances dans une situation de réflexion, de répétition, de décortiquage d’exemples. Pour la remplacer par la "recherche", dans Google ou dans Kazaa, et le survol en html ou mp3.

L’article s’est perdu dans les limbes du réseau, certainement devenu un non-document, dont je garde seul (avec Google, qui m’a permis de le retrouver) un souvenir, une réminiscence.

C’est un avatar de la contradiction qui est fortement posée dans le "Pédauque" entre la tendance à l’abstraction du document posée par le numérique (séparer le sens de la forme, la forme du support, la structure de la réalisation, l’édition et la lecture,...) et la constitution dans le domaine documentaire d’une économie de l’attention, modèle propre aux médias. Avec cette économie, on retrouve partout les "effets Top 50", reproduction aggravée des grandes distributions bibliothéconomiques bien connues des bibliothécaires (peu de documents recoivent beaucoup de lecteurs, captent l’attention, quand la grande masse est peu lue,... mais justifie la création et le système éditorial ou le réseau des bibliothèques comme garants de la diversité).

Des trois caractères du document relevés par le "Pédauque", la "relation" est centrale dans l’organisation économique et sociale et la diffusion réticulaire des documents. La nécessité de faire connaître prime sur le travail du sens et du contenu. On le voit plus particulièrement encore en musique, et il n’est pas indifférent que les affrontements entre les industries du contenu et celles du matériel et des tuyaux soient aussi fort en ce domaine.

La "communication" est le véritable moteur de "l’information".

Pas étonnant que notre fier SMSI ait occulté la "communication" de son programme et de ses attendus. Et refusé de travailler les "droits de la communication" qui vont avec. Le pouvoir doit rester caché pour mieux dominer.

Hervé Le Crosnier

Posté le 1er octobre 2003

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