SMSI-88 Un cadeau qui peut rapporter gros

Bonjour,

Jeudi 11 septembre une étude du "Gartner group" a été publiée, qui doit nous inciter à réfléchir à la fois aux effets cachés de généreuses initiatives privées, à la naïveté de certaines ONG et aux choix publics en matière d’éducation. Trois éléments qui entrent pleinement dans le cadre de notre "Sommmet mondial sur la Société de l’Information".

La Gartner group est un bureau de consultants trés connu dans le secteur des nouvelles technologies. Dans son étude, il cherche à montrer que le payant est moins cher que le gratuit... que les postes Windows des entreprises coûtent finalement moins cher que les stations Linux. Lire le résumé

Bon, il y a bien quelques éléments pas très sérieux dans cette étude ; des conclusions (très générales) qui ne sont pas en rapport avec le cadre limité de l’étude (les grandes entreprises ayant déjà des applications sous Windows et qui envisageraient le basculement). En domaine scientifique, il s’agit là d’un critère de rejet majeur (c’est justement le travail des "referees" que de repérer ce type de disconnection). Heureusement, il n’est pas question ici de sience, simplement de commerce.

Mais ce n’est rien. Admettons les conclusions pour ce qu’elles sont : le TCO (Total cost ownership - coût total de possession sur une année) de Windows serait plus faible que celui de Linux dans une grande entreprise. Le TCO ne se résume pas à l’achat, mais doit comprendre la formation des usagers comme des administrateurs, les modifications des logiciels, les interventions d’aides,...

En synthèse : quand les gens sont habitués à un logiciel, en changer coûte cher, très cher, si cher même qu’il vaut mieux rester comme on est.

C’est ce que les économistes appellent le "lock-in". Les clients captés deviennent des clients captifs. On peut alors les faire régulièrement passer à la caisse (nouvelles versions, add-on, innovations utilisée par le voisin qui pousse à suivre le rythme pour ne pas être distancé..). Tout l’art des monopoles qui s’installent ainsi est de calculer la "redevance" ainsi prélevée de façon à ce qu’elle reste acceptable pour l’utilisateur, c’est-à-dire inférieure aux coûts d’un basculement pour une autre infrastructure logicielle. Et la place idéologico-économique des études comme celle du Gartner Group est de donner des éléments de coûts et des conclusions aidant à maintenir la domination du monopole en place.

Mais ce n’est rien, juste du commerce bien vu, bien senti, qui rapporte gros. Là où il nous faut poser notre regard de "non commercial", c’est sur la situation qui a rendu possible cet effet de "lock-in" : la formation. Car ce que dit en filigrane l’étude Gartner, c’est que les gens formés à un savoir-faire sur un type de logiciel spécifique deviennent les meilleurs agents pour que ce logiciel soit utilisé et maintenu dans les entreprises et les administrations où ils (elles) travaillent ou travailleront.

Formez sur Microsoft, et les gens demanderont Microsoft.

Avec ce programme en tête, nos amis de Seattle ont mis en place une stratégie de "dons" qui peut devenir une stratégie d’Empire. Son petit nom de baptême : "Unlimited Potentiel". Le choc du slogan : "Tout le monde a le potentiel. Parfois vous avez juste besoin de la ressource pour le découvrir". En conséquence, nous vous arrosons avec nos logiciels et vous verrez que vous savez vous en servir... et que vous les garderez demain dans vos entreprises, vos administrations,... "L’année dernière, Microsoft et ses employés ont donné plus de 246,9 millions de dollars en cash et en logiciels dans le monde pour aider les peuples et les communautés à réaliser leur potentiel". C’est dit généreusement par des gens qui ne devaient pas avoir lu l’étude du Gartner Group (remarquez au passage la beauté de l’URL, tout un programme).

On reviendra une autre fois sur le merveilleux tour de passe passe qui inclut dans les "dons" le prix des logiciels (alors que la simple copie ne coûte plus rien, effet secondaire de la révolution numérique).

On trouve sur le même site la liste des ONG qui ont accepté ces fameux dons bien placés. Qu’est ce qui les a poussé à choisir ainsi une aide empoisonnée ? Quand il s’agit d’aider les pauvres et de permettre à tous de réaliser son potentiel, on se laisse facilement aveugler. Faut vraiment être bien placé devant son portable comme ce Le Crosnier pour refuser une telle proposition.... Désolé de ne pas marcher dans ce genre de culpabilité : les choix aujourd’hui ont des conséquences sur l’organisation du monde. Tant que le logiciel sera considéré comme un biens marchand, et non comme une infrastructure de base de la "société de l’information", tout choix de formation sera aussi un choix de main-mise sur le monde... et donc, pour tous les autres, une situation verrouillée... par le "lock-in" et d’autres effets pervers dont nous auront l’occasion de reparler.

On peut cependant comprendre, même si je ne partage pas du tout la compromission, que des ONG, qui sont après tout des structures privées, puisssent céder à des sirènes si charmantes... Mais qu’en est-il de nos Etats ? La formation, pour une large part repose (encore, et pourvu que ça dure) sur les puissances publiques. Les choix des outils deviennent donc fondamentaux pour sortir de ce verrouillage et garantir l’indépendance nationale comme l’autonomie des citoyens.

D’où l’importance, dans la Déclaration des Etats pour le SMSI, de la défense et promotion des "logiciels libres". Et dans la pratique éducative d’un choix clair vers les logiciels ouverts, qui permettent de donner une véritable "connaissance" et non un seul "savoir-faire" qui se transforme en publicité pour tel ou tel monopole commercial.

On comprend que la Chambre de Commerce Internationale veule faire retirer toute mention aux "logiciels libres" dans la Déclaration. On comprend moins bien que les Etats la suivent dans cette voie. Car si un Etat doit marcher, par la définition même de sa politique de formation, dans le sens des intérêts d’une seule entreprise monopolistique, il convient de réfléchir : la-dite entreprise sert-elle à tous et pourrait donc devenir un "service public" ou l’Etat devient-il un "agent commercial" au service de la-dite entreprise.

Il y a une autre façon de voir les choses : considérer le logiciel, ou du moins les logiciels de base (systèmes d’exploitation, logiciels de réseau, navigateurs, lecteurs de formats de fichiers,...) comme des "biens publics mondiaux". Et ce type de "bien public" peut être créé, enrichi, défendu, amélioré par tous les acteurs (Etats, entreprises, et société civile).

Au fait, ça tombre bien, ce type de bien public existe déjà : il s’appelle "logiciel libre".

Hervé Le Crosnier

Posté le 14 septembre 2003

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