Les télécommunications, un bien public à l’échelle mondiale

Article écrit par F.X. Vershave et D. Benamrane dans le cadre de l’association BPEM

Bref rappel des enjeux et du contexte

Nul ne conteste la pertinence et la nécessité de biens publics. Une certaine idéologie a voulu faire croire qu’étant un pis aller, il en fallait le moins possible - seulement lorsque l’appropriation privée est un non-sens, ou comme " béquilles du marché " dans les secteurs où celui-ci est déficient, ou non intéressé. Du point de vue qui est le nôtre (privilégier l’humain, aller vers la plénitude des droits de l’Homme), cet a priori est non avenu. Il s’agit plutôt de rechercher l’extension optimale des biens publics, en termes sectoriels, territoriaux et de durabilité. Avec la certitude, confortée par les travaux des Nations-unies (PNUD), que cette extension optimale inclut des biens publics " choisis ", comme la santé et l’éducation : non seulement, un haut niveau de prestation de certains biens, généralisé par leur caractère public, améliore la vie personnelle et sociale, mais encore il démontre son efficacité économique, de par les " jeux à somme positive " qu’il suscite. Inversant la charge de la preuve ultralibérale, nous considérons plutôt qu’un bien nécessaire à l’application des droits de l’Homme ne doit être laissé au jeu du marché (régulé, et corrigé par des " minima sociaux ") que dans les domaines où historiquement, pragmatiquement, les ressorts égoïstes de l’homo economicus montrent une efficacité supérieure - force étant de constater, avec réalisme, que la vie sociale et donc les choix politiques doivent composer, ruser avec une humanité imparfaite. Mais nous ne nous résignons pas à ce que ces compromis deviennent la loi du monde, et en particulier qu’ils sacrifient les droits fondamentaux d’un grand nombre d’êtres humains.

C’est avec cette double référence (le respect d’un socle - la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) - et un pragmatisme historique) qu’il nous faut considérer en quoi et jusqu’où l’accès à l’information et à la communication, ainsi que les moyens principaux de cet accès, les télécommunications, doivent être considérés comme un bien public. Il s’agit de garantir l’exercice de droits universels. Or la liste de ces derniers est évolutive, en application de l’article 1 er de la DUDH (" les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ") : si par exemple 30 % des habitants de la planète peuvent communiquer constamment avec des membres de leur famille ou des amis éloignés et accéder par Internet à toutes les bibliothèques du monde, c’est une rupture de l’ " égalité en dignité " que de priver de ces biens relationnels et cognitifs les 70 % restants.

D’autre part, les télécommunications sont l’un des premiers biens dont il est apparu nécessaire de gouverner la dimension mondiale. Cela explique que l’Union internationale des télécommunications (UIT) soit l’une des plus anciennes institutions internationales. Mais elle est aussi l’une des cibles principales des sprinters de la mondialisation qui, sous couvert de dérégulation, ont installé ou concoctent différentes formes de rackets pour leurs monopoles ou oligopoles - étendus parfois de positions dominantes en informatique. A l’opposé d’une gouvernance publique responsable, leur gestion est largement branchée sur la finance offshore (les paradis fiscaux), autorisant une délinquance multiforme - dont la grande corruption. Les différentes formes d’organisations démocratiques, syndicales, civiques, font rarement partie des sprinters. Mais elles ont la force du nombre et des convictions durables, ce qui fait que le pire n’est pas certain. Encore faut-il savoir ce que nous voulons, et ce que nous ne voulons pas.

Enfin, les télécommunications sont un instrument puissant et fédérateur au service des autres biens publics que sont la connaissance, l’éducation ou la santé.

Les télécommunications, un bien public

Pour choisir, agir, produire, échanger, exercer ses sentiments et ses talents, l’être humain a besoin d’information, de connaissance, d’espaces de débat élargis. Cela vaut pour sa sphère privée, sa vie professionnelle, son engagement de citoyen. L’impossibilité de communiquer sera de plus en plus vécue comme une mutilation.

On oppose parfois information et communication. Les deux sont en fait complémentaires et de plus en plus mixées (via Internet par exemple). L’information est conçue au départ comme à sens unique (on apprend ou reçoit grâce aux producteurs d’information), la communication sous-entend un échange. Certains voudraient bannir l’un des deux termes au profit de l’autre, au vu des manipulations caricaturales dont sont capables les puissances de l’information ou de la communication. Mais c’est un vieux problème, aussi vieux que la parole, ou la langue d’Esope, dont on peut faire le meilleur ou le pire usages. Il n’y a pas de bien public sans déontologie, sans protection contre l’abus de faiblesse. Il existe en permanence un mouvement de cumul des facteurs d’inégalité, une dérive des différences souhaitables ou acceptables vers des relations d’iniquité, qui sont le terrain même de la défense des droits de l’Homme.

On le voit, cela déborde largement les biens produits par les télécommunications : vont intervenir les questions du droit à l’éducation, la connaissance comme bien public, l’insécurité éventuelle des diffuseurs ou relais d’informations dérangeantes, etc. Mais efforçons-nous de nous en tenir au " plus " spécifique aux télécommunications : information de masse par les médias audiovisuels, convivialité amicale et familiale, accélérateur d’accès à la connaissances et au débat via Internet, possibilité de pallier plus ou moins bien des carences majeures dans la prestation d’autres biens publics (par l’enseignement ou le diagnostic à distance, par exemple). Il n’est pas besoin de longs développements pour montrer que ce panel concerne de très prés l’exercice de la démocratie, un autre bien public, ce qui supposeselon les domaines, au minimum l’encadrement d’une autorité de régulation, et en bien des cas un cahier des charges de service public.

Un bien public à l’échelle mondiale

Certains biens publics naissent immédiatement dans la dimension mondiale (le climat, l’espace ou les océans), mais tous les biens publics y sont conduits à vive allure (l’eau par exemple, ou la justice pénale, ou la recherche thérapeutique, etc.), même ceux qui ont eu au départ une forte composante de politique nationale (éducation, santé, législation du travail). Car la perpétuation des conquêtes sociales majeures s’accommodera mal d’un esprit de forteresse, visant à perpétuer des inégalités flagrantes, parfois abyssales.

On l’a dit, les télécommunications ont été très vite mondiales, presque par nature. Les questions d’orbites géostationnaires et de fréquences sont forcément internationales, les liaisons fixes sont souvent transcontinentales, et l’investissement dans le secteur est dominé par des firmes multinationales.

Actuellement, l’accès aux biens publics de télécommunications reste scandaleusement inégalitaire (de moins de 5 téléphones pour 1 000 habitants dans de nombreux pays pauvres à plus de 500 chez les pays riches). Il y a donc une nécessité impérieuse de construire la possibilité d’un accès moins inique à ces biens. Mais ce qui urge plus encore, c’est de faire face aux manoeuvres hors-la-loi ou sans-loi des multinationales du secteur qui, au lieu de concourir à réduire la " fracture numérique ", " aspirent " des milliers de milliards de dollars dans des spéculations financières reposant en grande partie sur l’appréciation arbitraire de biens "immatériels", voire sur des jongleries dans les paradis fiscaux. Simultanément s’étendent, au nom d’une conception casinotière de la propriété intellectuelle, des formes de racket sur le software indispensable aux nouveaux circuits et architectures de télécommunications. Microsoft poursuit à cet égard sa course en tête, déjouant les lois antitrust, et donc en contradiction totale avec le marché tant vanté.

Ces multinationales ont investi l’UIT, elles y font presque officiellement la loi. Comme à l’OMC, elles disposent de moyens financiers tels que très peu de décideurs publics sont en mesure d’y résister, dans les pays riches aussi bien que dans les pays pauvres. De plus en plus, les nouvelles normes et options convenues dans les enceintes internationales visent à accroître les profits de ces mastodontes, ou à faire payer aux consommateurs leurs erreurs stratégiques. Les plus faibles sont du coup les plus maltraités, dans un e perspective malthusienne sans issue. Comme pour les médicaments, les habitants des pays pauvres payent souvent bien davantage les prestations fournies que ceux des pays riches.

Autrement dit, il y a d’autant plus nécessité de construire en la matière du bien public à l’échelle mondiale que les destructeurs y opèrent déjà, sans aucun contre-pouvoir et avec de moins en moins de gardes-fous.

Trois types d’investissements requis

Pour fournir des biens de télécommunications, trois types d’"investissements" sont nécessaires.

- Les investissements lourds (hardware) en réseaux, câbles, centraux, satellites, etc. On veut nous faire croire que seuls les opérateurs privés sont capables d’opérer de tels investissements, les puissances publiques actuelles (les États) étant déjà toutes trop endettées. C’est vrai que l’on peut concevoir en la matière des concessions de service public. Le principe de ces concessions est que le privé, soumis à la concurrence, peut être plus efficace et aboutir à des coûts moindres. Mais quand le privé est en situation d’échapper à ou de contourner la concurrence (monopole ou oligopole), quand sa puissance financière et corruptrice est capable de faire céder la quasi-totalité des décideurs publics, on aboutit par exemple à un doublement du prix de l’eau. Cette expérience, répétée des milliers de fois, montre que la supériorité idéologiquement attribuée au privé est, dans ces conditions, une supercherie, qui aboutit à un recul considérable du bien public. De même, la dénonciation des endettements publics est fondée sur leurs nationalismes rivaux et dépassés. Les progrès dans la prestation des biens publics ont été de pair avec un investissement public fondé sur l’endettement, et la dette publique a été un puissant support de la sécurité de l’épargne, autre bien public (songeons aux fameux livrets de caisse d’épargne). Autrement dit, des Fonds mondiaux d’investissement public dans des infrastructures prioritaires renforceraient la gouvernance mondiale, la sécurité et la transparence de l’épargne, en même temps qu’ils ôteraient en partie le contrôle de ces infrastructures à des acteurs privés déjà trop puissants. Par ailleurs, il n’est pas illogique d’amortir la dette, en même temps que ces infrastructures, avec l’argent des générations qui en bénéficieront.

- Les investissements en logiciels d’exploitation (software). Bâtir ces logiciels suppose beaucoup de travail. Il y a moyen de l’évaluer et de le rémunérer à un prix très convenable. Au lieu de cela, se généralise une économie de rente, occultant le fait que la connaissance est, depuis l’Université, l’un des plus anciens biens publics, et que l’essentiel des découvertes sur lesquelles s’assoient des brevets de procédés immatériels provient de la recherche publique, voire du hasard. Depuis sa naissance, Microsoft est une caricature de ce basculement de la valeur travail de la course à la rente, avec des taux de profit grimpant sur certains produits jusqu’à 85 %. Les Etats-Unis défendent mordicus cette mutation qui masque les déséquilibres fonciers de leur économie etsurtout permet de les compenser partiellement par une hégémonie totale dans le domaine du renseignement - dont ils exploitent de plus en plus les bénéfices commerciaux, politiques et militaires. Inutile de dire que le règne des services secrets, avec une NSA hypertrophiée, va à l’inverse des préoccupations de biens publics à l’échelle mondiale. La question de la propriété intellectuelle est au coeur des nouveaux rackets mondialisés.

- L’appropriation du patrimoine commun de l’humanité (orbites géostationnaires, longueurs d’ondes, etc.). L’UIT est au coeur des pressions qui visent à élargir l’accaparement par des agents privés de ces positions rentières qui ne leur ont strictement rien coûté. S’il est bien un domaine où les logiques de biens et de services publics doivent reprendre le dessus, c’est celui-là.

Trois niveaux d’intervention à prendre en considération

- A l’échelle mondiale, dans le cadre de la refondation tant souhaitée de l’architecture du système onusien, avec une reconsidération conséquente du rôle respectif, du mandat et des modalités de fonctionnement des agences du Système des Nations-unies, spécialement celles en charge des secteurs de l’information et de la communication. Il s’agit d’être présent et d’émettre des propositions dans le cycle actuel des conférences internationales sur la question. Il faudra veiller en particulier, dans les éventuelles recompositions du paysage onusien, à bien définir et doter de moyens adéquats la mission d’interface avec les multinationales dominantes (qui, bien entendu, préfèrent les situations floues et les institutions publiques sous-dotées).

- À l’échelle régionale, en amenant une réflexion et des propositions sur les instances compétentes à ce niveau : Europe, Afrique, PMA, Francophonie, etc., en vue de donner des réponses pertinentes au lancinant problème du fossé numérique mondial, en extension.

- Au niveau national, en recherchant les moyens de réduire les écarts et autres inégalités inacceptables entre les régions, les villes et les campagnes, les riches et les pauvres, les jeunes et les moins jeunes, les femmes et les hommes.

Au trois niveaux de réflexion, il convient de recommander les modalités judicieuses pour un nouvel équilibre, une représentativité plus démocratique, plus autonome, plus efficace des intervenants - États, société civile, opérateurs public et privés.

Quelles forces pour l’utopie ?

Aujourd’hui, il peut paraître dérisoire de tenter de résister à l’envahissement colossal des secteurs des télécommunications par les géants privés. Plutôt que de désespérer, il s’agit de faire converger les refus de ceux que cette évolution lèse gravement et/ou indigne : pas seulement les militants, mais aussi des syndicalistes, certains pays du Sud moins capturés que d’autres, les opinions publiques du Sud et du Nord. Les évolutions sont si éloignées du sentiment élémentaire de la justice qu’un large travail de conscientisation doit être possible.

D’autant qu’un nouvel espace public de contestation de la "pensée unique", de l’ultralibéralisme et du tout-privé ne cesse de se développer et d’innover en marge des sommets et manifestations des nantis (contre-sommets, renouveau des manifestations civiques).

Des opportunités s’offrent pour mener un travail d’explication, de proposition et de conviction : les sommets européen et mondial de Genève (2003) et Tunis (2005). Il est possible d’en infléchir les recommandations et décisions attendues.

Posté le 9 septembre 2003

©© Vecam, article sous licence creative common