SMSI-94 Sur la "protection des bases de données"

Bonjour,

La semaine prochaine les partisans de l’édiction d’une nouvelle loi concernant la "protection des bases de données" vont déposer un projet au congrès des Etats-Unis. Ils avaient déjà essayé de faire passer une telle loi il y a deux ans. La mobilisation de nombreuses associations, notamment les bibliothécaires et les chercheurs scientifiques, avait bloqué ce projet. Mais les revoici prêts à remonter au créneau.

Ne jouons pas trop cocorico : leur projet vise à copier aux Etats-Unis la "Directive européenne sur la protection des bases de données". Rappelons aussi que la loi d’application de cette Directive en France, a été votée à l’unanimité en juillet 2000. A l’unanimité ! Pensez donc à tous les partis qui étaient présents durant cette législature, vous avez peut être des députés de votre cru à chauffer sur ces questions.

Pourquoi cela pose-t-il un réel problème ?

Jusqu’à présent, le "droit d’auteur" visait à protéger la forme. Pas question de prendre un "droit" sur la déclaration d’amour, simplement sur les multiples formes que celle-ci peut prendre dans la littérature, la chanson, le cinéma, et même dans vos déclammations au coin de la rue (dite "représentation" dans le jargon du droit d’auteur).

Les faits, les données, les discours d’actualité,... restaient en dehors du "droit d’auteur". Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’ils soient sans "protection" : le droit de la concurence déloyale en France, l’acte "Consumer and investor access to information" de 1999 aux Etats-Unis, et bien d’autres lois liées au commerce, peuvent permettre la protection juridique des investissements et la constitution de banques de données de faits et de données primaires. De multiples procès engagés par des propriétaires de bases de données envers des utilisations qu’ils condamnaient ont été menés... et en général se sont traduits par un succès pour les propriétaires.

Ajoutons aussi que les faits inscrits dans une base de données sont vendus à des clients au travers d’une licence, un "contrat privé", et que les termes de ce contrat s’imposent alors aux usagers. Même si le contrat est "abusif", ce que je crois souvent.

Pourquoi l’Europe, et la semaine prochaine les Etats-Unis, veulent-ils avec insistance produire une loi spécifique pour aligner les bases de données sur la "propriété littéraire et artistique" ?

Merci de poser la question.

Je pense d’une part que la tendance générale est à porter toute l’organisation du monde de l’information autour de la question des "droits d’auteurs" et des "brevets" (la "propriété intellectuelle" dans son ensemble). Cette tendance recèle une volonté de pouvoir accrue des "propriétaires de droits" et un basculement industriel majeur de la société marchande vers la "société de service". Il ne suffit plus de vendre des produits pour assurer la richesse des producteurs, il faut aussi assurer un "monopole" sur la suite des usages qui seront fait de ce produit... et donc pouvoir tirer un "droit de péage" à chaque usage.

C’est une tendance lourde qui est la version "libérale" de la "société de l’information". Nous aurons souvent l’occasion d’y revenir au cours de ces 100 petits papiers.

Dans le cas des "banques de données", il s’agit de transformer des informations qui sont libres "par nature" (des faits, des découvertes) en informations propriétaires par leur incorporation dans une base de données.

Il n’est pas question ici de vouloir absolument nier les investissements réalisés par des entreprises pour collationner et rendre disponibles pour des usages précis des données. Ce travail intellectuel est souvent la source de leur développement futur (par exemple un catalogue pour un marchand en ligne, ou un fichier de prospects pour une entreprise de vente... euh, pas spammément correct comme exemple :-)). Il est concevable aussi que ces mêmes investisseurs n’aient guère envie de voir leur travail, qui demande parfois des années, être repris par un quelconque robot informatique qui va le rendre disponible pour tous sans que l’investisseur puisse connaître le "retour sur investissements" qu’il espère. En bref, j’ai souvent des doutes sur la "société du commerce", mais je considère que tant qu’on a pas trouvé mieux, il faut aussi protéger l’innovation, l’investissement, le risque capitaliste et le commerce.... tant que cela n’est pas contradictoire avec les intérêts de la société en général.

Mais placer la protection sous le droit d’auteur va s’accompagner des règles de "droit de suite" : je ne peux pas faire ce que je souhaite d’une oeuvre protégée par le droit d’auteur. Or, dans les produits informationnels on doit avant tout poser la question de la relation entre le droit du producteur et l’intérêt de la société (les "droits du lecteur").

On doit aussi se demander s’il est possible d’accéder à des informations "primaires" (les données, les faits,...) en dehors de cette contrainte de propriété (qui se limite donc à de la "valeur ajoutée" au dessus des données, la "forme" et la lisibilité qu’elle procure aux faits et aux données).

Dans la question des bases de données, il apparaît d’une part que les protections existantes sont largement suffisantes pour garantir l’investissement, et que les dangers portent sur les données essentielles pour la vie publique, l’éducation, la recherche scientifique et la citoyenneté. Ca fait beaucoup, et il me semble plus utile de réfléchir que de voter "à l’unanimité".

C’est quoi ces "faits"...? Tiens au hasard, une série de relevés de température, un découpage en commune de la carte d’un pays, une séquence génétique, des résultats électoraux, le numéro de registre d’un produit chimique et les données toxicologiques associées, la composition d’une molécule découverte dans une plante médicinale, l’adresse des associations de protection de l’enfance, les textes de la loi ou de la jurisprudence, les résultats sportifs.... De l’utile au futile, ce sont les données qui peuvent être mises en forme pour augmenter les capacités des citoyens à penser, à agir, à créer de l’innovation, du bien-être et de la citoyenneté...

Ces faits essentiels sont actuellement disponibles pour celles et ceux qui veulent en faire un usage qui n’était pas "prévu par contrat". Par exemple les diffuser, les utiliser pour compiler différemment les données et montrer ainsi des choses cachées, les améliorer et les modifier pour assurer leur mise à jour,... En les plaçant dans un cadre dépendant du droit d’auteur, on met en danger tout ces usages possibles.

Pourquoi est-ce dangereux : les données scientifiques de base sont maintenant systématiquement placées dans des bases de données. Par exemple les bases sur le séquençage du génome, ou les bases d’objets atronomiques,... Les scientifiques qui placent ces données dans des bases de données collectives le font pour améliorer le sort de l’humanité (je sais, je rêve beaucoup, mais faut parfois faire bref et disons que l’organisation globale de la science tend vers ça, même si les pratiques....). Ces données primaires arrivent donc vers un usager au travers de banques de données (et des "contrats" afférents). Comment cet usager peut alors utiliser ces données pour d’autres opérations essentielles pour la société (par exemple pour refaire des comparaisons, des calculs, pour donner des lots de données à ses étudiants, pour dériver de nouvelles découvertes,...).

Chaque usager d’une information va devoir d’abord se demander quel droit a-t-il de l’utiliser, de la faire circuler,quel droit de faire savoir, d’enseigner,... en s’appuyant sur les information qu’il vient d’obtenir dans une base de données. Comme tout est dans une base de données, ça va faire du travail aux conseils juridiques, mais pas vraiment faciliter la connaissance globale et l’éducation. Pas mal comme blocage social à long terme.

De même, toutes les structures intermédiaires, dont le métier est de fournir de l’information à des usagers (les bibliothèques, les centres de doc,...) doivent signer des contrats de centaines de lignes en petit caractères pour finir par limiter le droit de leur lecteurs à utiliser les faits, les données, les textes primaires auxquels elles offrent accès. On en a un exemple avec les licences des cédéroms de droit et de jurisprudence : des faits collectifs, en principe "libres" qu’il devient impossible de récupérer car le packaging a été réalisé par une société privée.

Pour conclure (provisoirement), ajoutons que rien dans ces lois ne contraint le concepteur d’une base de données à laisser une trace publique, librement utilisable, des faits bruts et des données primaires qu’il organise dans sa base de données. Dès lors, les faits disparaissent du patrimoine global.

Ca mérite qu’on y réfléchisse à deux fois. A moins que les votants à l’unanimité aient si bien réfléchi qu’ils se soient convaincus eux-mêmes. J’aimerais entendre le discours de la grâce unanime. Peut être serais-je touché.

Hervé Le Crosnier

Posté le 9 septembre 2003

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