SMSI-99 De quoi parle-t-on ?

Bonjour,

Quand l’ONU mandate l’Union Internationale des Télécommunications pour organiser en deux temps (Genève en décembre 2003 puis Tunis en 2005) un "Sommet Mondial sur la Société de l’Information", elle considère comme acquis que chacun sait évidemment de quoi il cause. Que la définition même de cette fameuse "société de l’information" est largement partagée. Outre le fait qu’elle est belle, forcément belle, elle possède tous les attraits nécessaires à une bonne négociation internationale : la société de l’information va résoudre les problèmes que l’on a pas su résoudre auparavant.

Fabuleux.

Quand vient l’heure d’écrire noir sur blanc la "Déclaration de principes" qui doit être paraphée le 6 décembre, on en appelle encore à l’unanimisme béat. Désolés, mais en prose intergouvernementale, ça prend six lignes : "Face à des problèmes complexes et changeants, nous tous - représentants des gouvernements, du secteur privé et de la société civile - avons des objectifs qui exigent de nouvelles formes de solidarité, de partenariat et de coopération devant nous permettre d’assumer nos responsabilités, en particulier en diffusant notre vision commune de la société de l’information et en adoptant un plan d’action destiné à concrétiser les principes établis" (point 6, projet de déclaration du 18 juillet) .

Quand on commence à me vendre de l’intérêt commun, de la vision partagée, de la solidarité entre les secteurs du commerce et ceux du monde associatif, j’ai un réflexe de recul. Quoi donc, les vieilles oppositions qui ont traversé les siècles précédents, de Spartacus à Gandhi, d’Olympe de Gouge à Martin Luther King, n’étaient que billevesées s’effaçant devant Saint Silicium. "Nous" avons une "vision commune" sans que je le sache, et avec elle évidemment, "Nous allons gagner". Formidable, Allez les bleus !

Dont act, quelle est donc cette merveilleuse vision commune... c’est l’objectif du point suivant, le "nouveau 7C", doublement entre crochets, donc encore à débattre, même si elle est déjà commune et que "nous" allons tous la diffuser en coeur. Là, ça commence à sentir son cours de "force de vente" à plein nez.

Mais ne nous laissons pas décourager : "7C : La société de l’information vers laquelle nous tendons est une société où le développement très poussé de l’infrastructure en matière de TIC, l’accès équitable et généralisé à l’information, l’existence d’un contenu adapté dans des formats accessibles et l’efficacité de la communication permettront d’aider les individus et les communautés à se réaliser pleinement, à promouvoir le développement économique, social, culturel et politique, à améliorer la qualité de la vie et à réduire la pauvreté, la faim et l’exclusion sociale".

Et vous voudriez encore faire des critiques après ça. On sent bien que vous ne respectez rien, et surtout pas celles et ceux qui ont tant besoin...

Bon, actuellement, les TIC créeraient plutôt du désordre, des inégalités. Les pays les plus pauvres s’enfoncent, quand la rapidité de circulation de l’information entre les pôles de "communication efficace" accroît leur main-mise sur le monde, et oriente son développement vers les seuls secteurs qui leur permettent de maintenir cette "avance". Mais faut regarder "demain" pour y voir clair, quand tout le monde sera aussi efficace dans sa communication. Et si vous vous rappelez que l’on nous a joué la même chanson il y a trente ans dans l’idologie du "développement", qu’avec l’industrialisation efficace des pays pauvres, la faim disparaîtrait, et bien c’est une nouvelle preuve que vous pratiquez la "mauvaise langue".

Mais en filigrane, on retrouve aussi une définition de la société de l’information qui fait fi de l’information justement : on parle infrastructure, communication, et donc nouveaux marchés mondiaux pour les équipements et les technologies. Et on parle de "l’existence de contenu adapté" pour dire que la question n’est pas la capacité du citoyen du monde à accéder à ces contenus (il faudrait complètement revoir la méthode de financement de l’information et briser bien des monopoles, comme nous le montre la question des médicaments). Leur existence même suffit, qui se résoudra dans l’émergence d’un "marché de l’information". Alors même que la nature de l’information (réplicable à coût nul et qui peut être diffusée à un tiers sans priver personne) permet de poser des questions nouvelles sur l’économie de l’immatériel.

Pour l’instant ce marché est dominé par les transnationales de la communication, de l’entertainment, des médias, et du logiciel, qui cherchent à maintenir leur monopole sur les "contenus" en transformant cette "abondance" en rareté par les règles de la propriété intellectuelle. Et dès lors, leur poids essentiel dans l’organisation du monde fait que ces questions essentielles, celles qui sont liées directement à l’information, la connaissance, les méthodes de leur production et de leur diffusion/échange, sont placées en dehors des résolutions de ce "SMSI".

La nature de l’information, "bien public global", et le type de société que l’on peut construire en s’appuyant sur l’accès mondial aux biens de connaissance sont renvoyés à d’autres instances. La Chambre de commerce internationale a suggéré l’OMC, et les Etats se sont empressés d’acquiesser : "Tous les pays devraient adhérer aux accords internationaux de politique commerciale visant à mettre en oeuvre et à faciliter la libéralisation et la réforme de la réglementation" (variante 41D de la Déclaration).

En diagonale, le monde merveilleux de l’information c’est l’organisation des tuyaux sur ressources publiques pour que la libéralisation avance en transformant la connaissance en une ressource strictement commerciale.

Mais puisque c’est pour "réduire la pauvreté, la faim et l’exclusion sociale"...

Hervé Le Crosnier

Posté le 4 septembre 2003

©© Vecam, article sous licence creative common