Changement social à l’heure du numérique.

Contribution au troisième forum social mondial - Porto Alegre 2003

NB : les titres des rubriques étaient proposés par les organisateurs du FSM.

1. Les valeurs et les principes sur lesquels se fonde mon propos.

Trois convictions sous tendent mes propos :
- Nos sociétés ne pourront évoluer vers plus de justice, d’égalité et de démocratie que si nous, acteurs du mouvement social et civique, sommes capables d’allier imaginaires politiques, logiques de coopération entre nous (ce qui diffère des logiques unitaires classiques des mouvements sociaux) et organisation de résistances vis-à-vis des logiques adverses.
- Nous sommes arrivés dans un moment très intéressant de l’histoire du capitalisme, où l’on commence à entrevoir d’autres logiques économiques émerger, en particulier sous l’impact de l’entrée dans l’ère du numérique et des réseaux (multiplication des biens à coût marginal nul, des biens illimités et non rivaux...). C’est cette faille qu’il nous faut exploiter.
- De la même manière qu’il y a un tournant économique à l’horizon, il y a un tournant politique qui tient au dépassement du modèle représentatif comme unique horizon démocratique. De ce dépassement peuvent émerger de nouvelles manières de penser le partage du pouvoir, qui reste la question politique centrale.

2. Les principales propositions avancées

A/ Mettre en chantier tout ce qui touche à la propriété intellectuelle - droit d’auteur, copyright, brevet des logiciels comme des médicaments…-, de manière à redéfinir un système juridique qui facilite la création, l’innovation de chacun d’entre nous (et non uniquement celles de quelques majors), qui rémunère l’œuvre en amont de sa création et non en aval, et qui contribue au développement de biens publics de la connaissance. Concrètement nous pouvons dès à présent :
- Généraliser l’usage du logiciel libre au sein de l’ensemble des acteurs publics (collectivités locales, institutions…) et des acteurs du monde associatif, communautaire et militant.
- Déposer en licence " copyleft " (information reproductible, diffusable librement sous réserve d’en mentionner l’auteur) toutes les informations et contenus produits par des acteurs publics et du tiers secteur.
- Soutenir les pays qui produisent des médicaments génériques en particulier ceux qui répondent aux grandes pandémies, les aider à exporter leurs produits au-delà de leurs frontières, les défendre à l’OMC.

B/ Mobiliser les technologies de l’information pour contribuer à plus d’autonomie de chacun d’entre nous, pour permettre à tout individu d’être producteur et non simple consommateur d’information, pour lui permettre d’avoir un regard critique sur l’information qu’il reçoit, pour favoriser la citoyenneté active, pour générer des pratiques coopératives et non concurrentielles. Concrètement nous pouvons dès à présent :
- Revendiquer un droit non pas à l’information seule mais à la communication (ce qui inclut la capacité à produire de l’information), comme élément substantiel d’une citoyenneté adaptée à l’ère de la connaissance en réseaux
- Nous former entre acteurs sociaux, sur des logiques d’échanges réciproques de savoirs, pour utiliser les outils qui reflètent le mieux les valeurs dont nous sommes porteurs (partage du savoir et donc du pouvoir, reconnaissance liée à l’action et à l’engagement et non à un mandat quel qu’il soit…)
- Favoriser le développement de projets menés sur des logiques coopératives, inspirées de ce qui se fait dans l’univers du logiciel libre, où les principaux moteurs de la création sont le plaisir et la reconnaissance de ses pairs, plutôt que la contrainte ou la rémunération matérielle.
- Mobiliser les outils dans des espaces comme l’entreprise, la ville, l’association pour encourager le débat, la participation à la prise de décision.
- Utiliser les outils pour encourager la diversité culturelle

C/ Mener une veille permanente sur les impacts sociétaux (sociaux mais aussi culturels, anthropologiques…) des technologies de l’information, en négatif comme en positif. En particulier il nous faut veiller à ce que :
- Les technologies ne soient pas liberticides. On assiste en ce moment à de grandes régressions en matière de libertés publiques liées à la surveillance sur le Net, l’utilisation des fichiers etc.
- Les technologies ne soient pas prétexte à des régressions en termes de droit dans le monde du travail. La souplesse induite par l’introduction de l’outil ne doit pas rimer avec flexibilité sociale. L’éclatement physique de la production devenue immatérielle, appelle à de nouvelles formes d’organisation des salariés et non salariés.
- Les technologies les plus favorables à des logiques coopératives et d’inclusion sociale ne soient pas mises en échec par les intérêts de quelques grands groupes économiques (ex : wifi, peer to peer…)

3. Les stratégies pour les mettre en œuvre

- Faire monter ces débats dans tous les espaces possibles que ce soit au niveau national ou international.
- Profiter de la préparation du sommet mondial de l’information pour construire de la pensée collective autour de ces enjeux.
- Mener un travail de contre information sur des questions particulièrement " mal " traitées par les médias traditionnels. Ex : le sujet de la copie privée.
- Désectorisation les luttes autour de ces enjeux. Ex : relier la problématique des médicaments génériques à celle des OGM et des brevets des logiciels en trouvant les grands fondamentaux communs (bien public ; autonomie de la personne - malade, agriculteur, utilisateur…)
- Faire converger les actions autour de grands RDV politico-juridique ex : adoption de différentes législations nationales et internationales sur la cybercriminalité ; prochain round à l’OMC ; directive sur la brevetabilité des logiciels dans l’Union européenne…

4. Les problèmes, les obstacles qu’elles rencontrent

A/ En externe :
- Opposition farouche et active des grands groupes à tout ce qui va dans le sens du logiciel libre ou de la remise en cause des brevets ; communication totalement partielle et partiale des grands médias sur ces enjeux.
- Atmosphère sécuritaire dans nombre de pays occidentaux qui " justifie " des législations régressives en matière de libertés publiques.
- Incapacité et refus de 98% des classes politiques à penser des modèles démocratiques qui induiraient un partage de leur pouvoir.
- Difficulté culturelle de générations entières élevées dans des modèles concurrentiels et de société de rareté, à passer à des modèles coopératifs et de société d’abondance immatérielle.

B/ En interne (au mouvement social et civique) :
- Les mêmes difficultés d’ordre culturel, renforcées par le fait que des cultures de lutte ne facilitent pas le passage à des cultures de coopération.
- La relative technicité de certains de ces enjeux qui demande un effort pédagogique particulier de la part des mouvements porteurs de ces questions
- La difficulté à faire comprendre que l’information et la communication, parce qu’elles sont des questions transversales aux autres, ne sont pas ni plus ni moins importantes que l’eau ou la santé et ne doivent pas être traitées " après ".
- La difficulté pour certains militants à imaginer des nouveaux modeles d’organisation des luttes et des mouvements sur des logiques de réseaux.

5. Les acteurs qui portent ces propositions et mettent en œuvre les stratégies.

À l’échelle internationale, un collectif s’est mis en place dans le cadre de la préparation du sommet mondial de la société de l’information. Parmi ses membres, on compte entre autres (liste non limitative, totalement incomplète) :
- ALAI, agence latino américaine pour l’information
- CRIS, campagne pour le droit à communiquer dans la société de l’information
- IRIS, imaginons un réseau internet solidaire
- APC, association for progressive communication
- CPSR, Computer Professionals for Social Responsibility
- Différents acteurs du réseau GCNP, Global Community Network Partnership, dont VECAM (France), Community on line (UK), Carrefour mondial de l’internet citoyen (Québec), Funredes (République dominicaine), Glocom (Japon), BCNet (Catalogne)…

Posté le 27 janvier 2003

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