Donner la parole à la société civile ?

Cet article est une réaction au texte de Valérie Peugeot publié à l’occasion d’autrans 2003

Samedi 11 janvier 2003

Je partage l’idée que, dans la société de l’information, des responsabilités nouvelles échoient à la société civile. Ce sens des responsabilités s’est déjà manifesté à de multiples reprises sur les questions liées au contrôle de notre environnement, sur les enjeux de la globalisation, dans la préservation de l’intérêt général et du patrimoine de l’humanité, … Bref, la participation de la société civile au Sommet Mondial de la Société de l’Information est un enjeu majeur.

Pour autant, " donner la parole à la société civile ", dans le modèle " représentatif " proposé pour le Sommet Mondial, pose une sérieuse difficulté que j’ai eu l’occasion de soumettre en question ouverte au Président Samassekou lors des journées d’Hourtin 2002. En effet :
- Les Etats peuvent être représentés par quelques centaines de participants
- Le secteur privé peut faire bloc avec un nombre équivalent d’interlocuteurs
- La société civile est constituée de centaines de milliers de micro-acteurs, agissant au niveau local selon des modes très différentiés, et pour lesquels le modèle " représentatif " n’offre pas de véritable moyen d’expression.

Le Professeur R.Mellet-Brossard(1), par exemple, fait partie de ceux qui ont pointé cette difficulté. Il pense que " donner la parole à tout le monde n’importe quand, équivaut à ne la donner à personne " et préconisation serait de constituer un " bureau composé de 30 membres, 15 membres ONG, 15 experts avérés dans les disciplines requises par et pour le SMSI ". Mais ne soyons pas dupes, personne, même les meilleurs experts et les membres les plus dévoués, personne et aucun groupe ne pourra jamais prétendre être détenteur d’une stratégie " globale " de la société civile. En la matière, la société civile se distingue plutôt par une multitude de stratégies de survie portées par des millions d’acteurs locaux. La stratégie " globale " de la société civile est la " somme intégrée en temps réel " de ces " micro-stratégies " à une échelle planétaire. C’est une stratégie de fait qui est définitivement insaisissable par un groupe d’individus, même surdoués. Elle n’est tout simplement pas soluble dans le modèle représentatif construit sur le paradigme de la pyramide.

Les tenants d’un ordre établi prétexteront de l’inadaptation de la société civile au modèle représentatif, pour sonner le glas de son intervention dans les choix socio-économiques. L’argument ne doit pas être pris à la légère et de nombreuses forces se ligueront pour disqualifier la société civile, " incapable de s’organiser, ne serait-ce que pour participer à un sommet ". Mais le défi qui est lancé à la société civile de désigner une représentation pourrait se transformer en piège. Car mettre à l’honneur quelques émules de la société civile pour nous " représenter" au sommet de la pyramide des pouvoirs, ne permettra pas pour autant à la société civile d’être présente pendant le sommet : l’effet pourrait même être inverse.

Que chacun reste à sa place ! La société civile doit d’abord affirmer sa " présence au moment du sommet " et pourquoi pas, mais de façon secondaire, assurer une " représentation au sommet ". Pour mémoire, dans le modèle millénaire de la pyramide, la société civile est plutôt à la base, pas " au sommet ". En outre son modèle, le réseau, est tout aussi légitime et non moins millénaire que celui de la pyramide. Le réseau est à la transversalité, ce que la pyramide est à la verticalité. Ceci n’est pas nouveau, c’est en réseau que la société civile élabore ses stratégies et coordonne ses actions. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est la formidable capacité de coordination rendue possible par le développement des réseaux de télécommunication. C’est de cette capacité naissante de coordination en temps réel et à une échelle planétaire que la société civile tire une légitimité nouvelle de contrôle et de régulation du développement socio-économique.

C’est cette légitimité, me semble-t-il, que l’on doit s’appliquer à mettre en valeur. C’est à mon sens, l’enjeu premier du sommet mondial de la société de l’information et son enjeu in fine. Ce sommet est une opportunité à saisir pour établir un dialogue nouveau entre les Etats, les Acteurs Industriels et la Société Civile. Une société civile prise dans le seul jeu de la représentation serait décevante. La société civile doit éviter le piège d’une confiscation du mode d’expression qui la caractérise : l’action en réseau.

L’affichage et la mise en valeur, au moment du sommet, d’une multiplicité d’actions en réseau présentes ou en devenir, partout dans le monde, serait un programme en soi. Il permettrait de faire la démonstration de l’utilité, voire du caractère incontournable des nouvelles formes d’action de la société civile dans le nouveau contexte de la société de l’information.

Ces nouvelles formes d’action existent. Il s’agit de les développer et de les mettre en valeur. La métaphore de l’éponge (2) utilisée pour expliquer le développement de l’Internet, donne une perspective intéressante (3) . Le paradigme de l’éponge peut déranger par son absence apparente de stratégie globale. Mais c’est le prix à payer pour une adaptation " au fil de l’eau ", aux situations, aux demandes et aux initiatives.

Il ne s’agit pas pour autant d’abandonner le principe d’une vision globale au bénéfice d’actions locales " aveugles ". Car nous vivons avec l’Internet un changement d’échelle sans précédent qui modifie le rapport du local au global. A titre d’exemple, dès 1998 les USA généraient à eux seuls 9.4 milliards d’e-mail par jour (Soit 30000 fois plus que les 300 000 courriers papier quotidiens) (4) . Cette puissance inégalée d’échanges, en rapidité et en volume, offerte par les systèmes actuels de télécommunication (des milliards d’interconnexions simultanées en temps réel ), créent des conditions nouvelles de coordination pour les acteurs de la société civile. Les nouveaux outils de communication permettent l’élaboration d’une connaissance immédiate du contexte planétaire dans lequel les actions locales sont conduites. Dès lors, les stratégies globales de long terme ne sont plus un passage obligé. Elles peuvent laisser la place à une multitude de micro-stratégies auto-régulées en temps réel.

Par ailleurs, dans la société de l’information, les usagers des services numériques ne sont plus dans la situation de consommation passive. Les usages ne se commandent pas. Il y a dans l’appropriation des objets techniques par les usagers un phénomène inéluctable de détournement qui est la " griffe " de l’usager. Linux et les réseaux Wi-fi sont une réalité. La société civile s’approprie les réseaux et les technologies de l’information, elle en est co-productrice.

J’ai en tout cas la conviction que la reconnaissance de la société civile passe par la mise en œuvre de ces nouveaux modes d’action. Et le SMSI devrait être l’occasion de les afficher.

En cohérence avec ce qui précède, la création d’infostructures locales est un mode d’action sommairement exposé sur le site de la FING

Les infostructures locales métropolitaines sont une contribution à la dynamique de développement " en éponge ". Elles permettent de créer les conditions d’une meilleure coordination des acteurs socio-économiques et une réelle expression de la société civile. Ces dispositifs techniques, juridiques et réglementaires rendent possible la publication sur Internet de contenus (connaissances, services, …) selon des règles locales et leur appropriation par les populations autochtones. Cette capacité de publication est un enjeu majeur pour la société de l’information, car elle conditionne la présence économique et identitaire des différentes formes de sociétés civiles dans le monde. Nous en sommes loin actuellement : " les contenus endogènes, d’origine locale sont particulièrement sous-représentés sur Internet ".

Les infostructures locales sont à la fois :
- un dispositif de mise en relation des acteurs du local et du global (privés, publics, société civile)
- un moyen d’expression de l’identité et du patrimoine de chaque territoire dans la communauté planétaire. Elles font contre poids au " risque systémique d’une monopolisation accrue des moyens d’accès aux informations et aux connaissances "1 souligné par de nombreux observateurs.

Bien cordialement © Claude COMBES, 2002 - La diffusion de cet article est protégée par la Licence de Libre Diffusion des Documents consultable en ligne

(1) WEBFORCE INTERNATIONAL Contribution par le Prof. R. Mellet-Brossard - 15-10-2002

(2) Bien qu’organisées très simplement, les éponges ont un squelette. Il est constitué par un réseau très dense de calcaire ou de silice, ou encore de matière organique.

(3) " Nul ne dispose, aujourd’hui, de carte complète de l’architecture de l’Internet ou de ses contenus. Car ce réseau de réseaux ne se développe pas en suivant un plan préétabli mais se construit, au contraire, " tout seul ", par l’agrégation progressive de multiples infrastructures locales autour des noyaux déjà existants. Cette croissance " en éponge ", pour reprendre une fréquente métaphore biologique, fut voulue mais non planifiée. Le système qui en résulte est d’une telle richesse que nul ne peut en décrire l’architecture de façon exhaustive. De cette complexité peuvent émerger des propriétés imprévisibles aussi bien sur le plan technique du fonctionnement propre du réseau que sur le plan des conséquences sociales, politiques, économiques ou culturelles. "

(4) eMarketer survey

Posté le 23 janvier 2003

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