19 - Manifeste pour le domaine public

Le manifeste pour le domaine public a été élaboré dans le contexte du réseau thématique européen sur le domaine public numérique Communia : the european thematic network on the digital public domain. (http://communia-project.eu/). La version originale du manifeste peut être paraphée sur : http://publicdomainmanifesto.org/ Traduit de l’anglais par Philippe Aigrain

Préambule

« Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n’est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. » Victor Hugo, Discours d’ouverture du Congrès littéraire international de 1878.

« Les marchés, la démocratie, la science, la liberté d’expression et l’art dépendent bien plus des œuvres et productions constituant le domaine public librement accessible que des productions informationnelles couvertes par des droits de propriété intellectuelle. Le domaine public n’est pas un résidu qui se déposerait lorsque tout ce qui a de la valeur aurait été saisi par les lois sur la propriété intellectuelle. Le domaine public est la carrière dont nous extrayons les pierres avec lesquelles nous bâtissons notre culture. En fait, il constitue la majorité de notre culture. » James Boyle, The Public Domain [265], 2008

Le domaine public, tel que nous l’entendons, est constitué de toute la richesse des informations qui sont accessibles et utilisables sans les obstacles habituellement associés à la protection par le droit d’auteur et le copyright. Cela peut être parce que ces productions sont libres de droits, ou parce que les détenteurs de ces droits ont décidé de lever les obstacles liés aux droits restrictifs. Dans ce sens, le domaine public est la base de notre compréhension de nous-mêmes, telle qu’elle s’exprime dans notre savoir partagé et notre culture. C’est la matière première à partir de laquelle de nouvelles connaissances et de nouvelles œuvres culturelles sont créées. Le domaine public agit comme un mécanisme de protection qui garantit que cette matière première est disponible à son simple coût de reproduction – proche de zéro – et que tous les membres de la société peuvent construire en l’utilisant. L’existence d’un domaine public prospère et en bonne santé est essentiel au bien-être social et économique de nos sociétés. Le domaine public joue un rôle essentiel dans les domaines de l’éducation, de la science, du patrimoine culturel et de l’information issue du secteur public. Un domaine public riche et bien entretenu est l’une des conditions pour que chacun, où qu’il soit dans le monde, bénéficie des principes de l’article 27-1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (« Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent »).

La société de l’information en réseaux a mis le domaine public au premier plan des débats sur le droit d’auteur et le copyright. Une compréhension solide et contemporaine de la nature et du rôle du domaine public est nécessaire pour que l’on puisse le préserver et le renforcer. Le Manifeste pour le domaine public définit le domaine public et expose les principes et lignes directrices des actions en faveur d’un domaine public riche en ce début de XXIe siècle. Le domaine public est considéré dans ce manifeste dans sa relation au droit d’auteur et au copyright, à l’exclusion d’autres titres de propriété intellectuelle (comme les brevets et les marques). Le droit d’auteur et le copyright y sont entendus dans leur acception la plus large, incluant les droits économiques et moraux aussi bien que les droits voisins ou la protection des bases de données. Dans le reste de ce document « droits d’auteur » est utilisé comme un terme fourre-tout pour l’ensemble de ces droits. Par ailleurs, « œuvres » y désigne toutes les productions protégées par le droit d’auteur, y compris par exemple les bases de données, les interprétations ou les enregistrements [266]. De la même façon, le terme « auteurs » [267] y désigne aussi bien les photographes, producteurs, diffuseurs, peintres ou interprètes.

Le domaine public au XXIe siècle

Le domaine public que ce manifeste défend est constitué tout d’abord des productions qui peuvent être utilisées sans restriction, du fait de l’absence de protection par le droit d’auteur. En complément à ces œuvres qui appartiennent au domaine public au sens strict, il existe de très nombreuses œuvres de valeur partagées volontairement par leurs auteurs. Ces auteurs les ont placées sous des termes d’usage généreux, créant ainsi des biens communs construits par des contrats qui fonctionnent sous de nombreux aspects comme le domaine public. Enfin, les individus peuvent également utiliser des œuvres protégées du fait des exceptions et limitations au droit d’auteur, du fair use ou du fair dealing. Toutes ces composantes du domaine public qui permettent un accès accru à notre culture et à notre patrimoine sont importantes. Toutes doivent être activement défendues et promues de façon à ce que la société bénéficie pleinement de la culture et du savoir partagés.

Le domaine public

Le domaine public structurel est au cœur de la notion de domaine public : il comprend tout notre savoir commun, notre culture et les ressources qui peuvent être utilisées de par la loi actuelle sans restriction liée au droit d’auteur. Plus précisément, le domaine public structurel se compose :

— des œuvres dont la protection a expiré. Le droit d’auteur est un droit temporaire délivré aux auteurs. Une fois que cette protection temporaire arrive à son terme, toute restriction légale disparaît, à l’exception, dans certains pays, du droit moral des auteurs.

— des biens communs informationnels essentiels qui ne sont pas couverts par le droit d’auteur. Il s’agit des œuvres qui ne sont pas protégées par le droit d’auteur parce qu’elles ne possèdent pas l’originalité nécessaire, ou qu’elles sont exclues d’une telle protection (données, faits, idées, procédures, procédés, systèmes, méthodes d’opération, concepts, principes ou découvertes, quelle que soit la forme dans laquelle ils sont décrits, expliqués, illustrés ou intégrés à une œuvre, ainsi que les lois et décisions judiciaires). Ces communs sont trop essentiels au fonctionnement de nos sociétés pour qu’on leur impose le fardeau de restrictions juridiques même pour une période limitée.

Le domaine public structurel a été construit dans l’histoire pour contrebalancer les droits protégés par le droit d’auteur. Il est essentiel à la mémoire culturelle et aux savoirs fondamentaux de nos sociétés. Dans la seconde moitié du XXe siècle, ces deux piliers d’une société de la connaissance ont été érodés par l’extension de la durée de protection du droit d’auteur et l’introduction de nouveaux régimes de protection.

Les biens communs volontaires et les prérogatives des utilisateurs

En plus de ce noyau structurel du domaine public, il y a d’autres mécanismes importants qui permettent aux individus d’interagir librement avec les œuvres protégées par le droit d’auteur. Ces mécanismes permettent la « respiration » de notre culture et de notre savoir, garantissant que la protection par le droit d’auteur n’interfère pas avec les besoins spécifiques de la société et les choix volontaires des auteurs. Ces mécanismes accroissent l’accès aux œuvres protégées, en le restreignant dans certains cas à des types d’usage ou des catégories d’utilisateurs :

— Les œuvres volontairement partagées par les détenteurs de droits. Les créateurs peuvent lever les restrictions d’usage de leurs œuvres en les soumettant à des licences libres, en utilisant d’autres mécanismes qui permettent de les utiliser sans restriction ou encore en les assignant au domaine public. Pour les définitions des licences libres, on se référera à la définition des logiciels libres [http://www.gnu.org/philosophy/free-...], à la définition des œuvres culturelles libres [http://freedomdefined.org/Definition], ou à la définition des connaissances ouvertes [http://opendefinition.org/1.0/].

— Les prérogatives des utilisateurs créées par les exceptions et limitations au droit d’auteur, le fair use et le fair dealing. Ces prérogatives sont une part intégrante du domaine public. Elles sont une condition de l’existence d’un accès suffisant à notre culture et notre savoir partagés, permettant aux institutions sociales essentielles de fonctionner et aux individus ayant des besoins spécifiques (par exemple handicapés) de participer à la vie sociale.

Dans leur ensemble, le domaine public, le partage volontaire des œuvres et les exceptions au droit d’auteur, le fair use et le fair dealing jouent un rôle essentiel pour garantir que chacun ait accès à notre culture et à nos connaissances partagées de façon à faciliter l’innovation et la participation culturelle pour le bénéfice de la société entière. Il est donc important que le domaine public dans toutes ses formes soit entretenu activement pour qu’il puisse continuer à jouer ce rôle clé dans une période de changement technologique et social rapide.

Principes généraux

Dans une période de changement technologique et social rapide, le domaine public joue un rôle essentiel dans la participation culturelle et l’innovation numérique, et doit donc être activement entretenu. L’entretien actif du domaine public doit prendre en compte un certain nombre de principes généraux. Les principes qui suivent sont essentiels pour préserver une bonne compréhension du domaine public et garantir qu’il continue à fonctionner dans l’environnement technologique de la société de l’information en réseaux :

— Le domaine public est la règle, la protection par le droit d’auteur l’exception. Puisque la protection par le droit d’auteur ne recouvre que les formes originales d’expression, à tout moment, la très grande majorité des données, des informations et des idées appartiennent au domaine public. En plus des entités qui ne peuvent être soumises au droit d’auteur, le domaine public est enrichi année après année par les œuvres dont la durée de protection expire. L’application conjointe de ces exigences sur ce qui peut être soumis au droit d’auteur et de la durée limitée de ce droit contribue à la richesse du domaine public et garantit l’accès à notre culture et notre savoir partagés.

— La durée de protection par le droit d’auteur ne doit pas excéder ce qui est nécessaire pour atteindre un compromis raisonnable entre la protection et la rémunération des auteurs pour leur travail intellectuel et la sauvegarde de l’intérêt public en matière de diffusion de la culture et des connaissances. Que ce soit du point de vue de l’auteur ou de celui du public, aucun argument (qu’il soit historique, économique, social ou autre) ne peut être présenté pour défendre une durée excessive de protection. Certes, l’auteur doit pouvoir tirer les bénéfices de son travail intellectuel, mais le public le plus large ne doit pas être privé pendant une période trop longue des bénéfices de la liberté d’usage de ces œuvres.

— Ce qui est dans le domaine public doit rester dans le domaine public. Il ne doit pas être possible de reprendre un contrôle exclusif sur des œuvres du domaine public en utilisant des droits exclusifs sur la reproduction technique de ces œuvres ou en utilisant des mesures techniques de protection pour limiter l’accès aux reproductions techniques de ces œuvres.

— L’utilisateur licite d’une copie numérique d’une œuvre du domaine public doit être libre de l’utiliser (la réutiliser), de la copier et de la modifier. Le fait qu’une œuvre soit dans le domaine public ne veut pas nécessairement dire qu’il faille la rendre publiquement accessible ; en d’autres termes, les possesseurs d’œuvres physiques qui sont dans le domaine public sont libres de restreindre l’accès à ces œuvres. Mais lorsque l’accès a été donné à une œuvre, il ne doit pas y avoir de restriction à sa réutilisation, sa modification ou sa reproduction.

— Les contrats et les mesures techniques de protection qui restreignent l’accès et la réutilisation des œuvres du domaine public ne doivent pas être mis en œuvre juridiquement. L’appartenance au domaine public d’une œuvre garantit le droit de la réutiliser, de la modifier et de la reproduire. Cette garantie s’étend aux prérogatives des usagers résultant des exceptions et limitations, du fair use et du fair dealing, de façon à ce que ces prérogatives ne puissent être limitées par des moyens contractuels ou techniques.

Les principes suivants sont centraux pour les biens communs volontaires et les prérogatives des utilisateurs décrites plus haut :

— Le renoncement volontaire au droit d’auteur et le partage volontaire des œuvres protégées constituent des exercices légitimes des droits d’auteur exclusifs. De nombreux auteurs titulaires des droits d’auteur sur leurs œuvres ne souhaitent pas exercer ces droits en totalité ou souhaitent y renoncer totalement. Ces actions, dans la mesure où elles sont volontaires, constituent un exercice légitime des droits d’auteur exclusifs et ne doivent pas être empêchées ou rendues difficiles par la loi, certains dispositifs statutaires ou d’autres mécanismes, y compris le droit moral.

— Les exceptions et limitations au droit d’auteur, le fair use et le fair dealing doivent être activement protégées pour assurer l’équilibre effectif entre le droit d’auteur et l’intérêt public. Ces mécanismes créent des prérogatives de l’utilisateur constitutives d’un espace de respiration au sein du copyright. Compte tenu du rythme rapide de changement technologique et social, il est important que ces mécanismes restent capables de garantir le fonctionnement d’institutions sociales essentielles et la participation culturelle des handicapés et autres utilisateurs à besoins spécifiques. En conséquence, les exceptions et limitations au droit d’auteur, le fair use et le fair dealing doivent être interprétées comme étant par nature évolutives et adaptées constamment afin de prendre en compte l’intérêt public.

En complément à ces principes généraux, certaines questions liées au domaine public doivent être traitées immédiatement. Les recommandations qui suivent visent à protéger le domaine public et à garantir qu’il continue à fonctionner de façon adéquate. Ces recommandations sont applicables à l’ensemble des champs affectés par le droit d’auteur, mais elles sont particulièrement importantes pour l’éducation, le patrimoine et la recherche scientifique.

Recommandations générales

— La durée de protection par le droit d’auteur doit être réduite. La durée excessive du droit d’auteur, combinée à l’absence de formalités [268] réduit fortement l’accessibilité de notre savoir et de notre culture partagés. De plus, cette durée excessive accroît le nombre des œuvres orphelines, œuvres qui ne sont ni sous le contrôle de leurs auteurs ni dans le domaine public, et ne peuvent être utilisées. Il convient donc que la durée de protection par le droit d’auteur des nouvelles œuvres soit réduite à un niveau plus raisonnable.

— Tout changement de l’étendue de la protection par le droit d’auteur (y compris toute définition de nouveaux objets protégeables ou toute expansion des droits exclusifs) doit prendre en compte ses effets sur le domaine public. Un changement de l’étendue de protection du droit d’auteur ne doit pas s’appliquer rétroactivement aux œuvres déjà protégées. Le droit d’auteur est une exception de durée limitée au statut de domaine public de notre culture et savoir partagés. Au XXe siècle, le périmètre du droit d’auteur a été significativement étendu, pour les besoins et intérêts d’un petit groupe de détenteurs de droits, et au détriment du public dans son ensemble. De ce fait, la plus grande part de notre culture et de notre savoir s’est retrouvée soumise à des restrictions juridiques ou techniques. Nous devons nous assurer de ce que cette situation n’empire pas – au minimum – et s’améliore significativement dans le futur.

— Quand des œuvres accèdent au domaine public structurel dans leur pays d’origine, ces œuvres doivent être considérées comme appartenant au domaine public structurel dans tous les autres pays du monde. Quand dans un pays, une entité n’est pas soumise au droit d’auteur carelle tombe sous le coup d’une exclusion spécifique, soit parce qu’elle ne satisfait pas l’exigence d’originalité, soit parce que le terme de protection a expiré, il ne doit pas être possible pour qui que ce soit (l’auteur compris) d’invoquer le droit d’auteur dans un autre pays pour retirer cette œuvre du domaine public structurel.

— Toute tentative infondée ou trompeuse de s’approprier des œuvres du domaine public doit être punie légalement. De façon à préserver l’intégrité du domaine public et protéger ses usagers de prétentions infondées ou trompeuses, les tentatives d’appropriation exclusive des œuvres du domaine public doivent être déclarées illégales.

— Aucun autre droit de propriété intellectuelle ne doit être utilisé pour reconstituer une exclusivité sur des œuvres du domaine public. Le domaine public est un élément nécessaire à l’équilibre interne du système du droit d’auteur. Cet équilibre ne doit pas être distordu par des efforts de recréer ou de d’obtenir un contrôle exclusif par des dispositifs juridiques extérieurs au droit d’auteur.

— Un mécanisme pratique et efficace doit exister pour rendre accessibles et réutilisables par la société les œuvres orphelines et les œuvres publiées qui ne sont plus disponibles commercialement (par exemple les œuvres épuisées). L’extension de l’étendue et de la durée du droit d’auteur et l’interdiction des formalités pour les œuvres étrangères ont créé un immense ensemble d’œuvres orphelines qui ne sont ni sous le contrôle de leurs auteurs ni dans le domaine public. Étant donné que ces œuvres, dans le cadre juridique actuel, ne bénéficient ni à leurs auteurs ni à la société, elles doivent être rendues disponibles pour une réutilisation productive par la société dans son ensemble.

— Les institutions patrimoniales doivent assumer un rôle spécifique dans l’identification efficace et la préservation des œuvres du domaine public. Les institutions culturelles patrimoniales sans but lucratif se sont vues confier depuis des siècles la préservation de notre savoir et de notre culture partagés. Dans le cadre de ce rôle, elles doivent garantir que les œuvres du domaine public sont accessibles à toute la société en les étiquetant, en les préservant et en les rendant librement accessibles.

— Il ne doit y avoir aucun obstacle juridique au partage volontaire ou au placement volontaire dans le domaine public d’œuvres par leurs détenteurs de droits. Ces actes sont des exercices légitimes des droits exclusifs conférés par le droit d’auteur et sont tous deux critiques pour garantir l’accès à des biens culturels et des connaissances essentielles et pour respecter les choix des auteurs.

— Les usages personnels non-commerciaux d’œuvres protégées doivent être en général possible, et des mécanismes de rémunération alternative pour l’auteur doivent être explorés. Tout comme la possibilité d’effectuer des usages non-commerciaux d’œuvres est essentielle au développement personnel des individus, il est essentiel que la situation de l’auteur soit prise en compte lors de la mise en place de nouvelles exceptions ou limitations au droit d’auteur ou lors de la révision des anciennes.

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Communia : the European thematic network on the digital public domain. (http://communia-project.eu/). Ce réseau regroupe 51 organisations des 27 pays de l’Union Européenne, et cherche à définir des recueils de bonnes pratiques pour la défense du domaine public dans le monde numérique.

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[265] The Public Domain : Enclosing the Commons of the Mind, James Boyle, Yale University Press, décembre 2008, 336 p. (ISBN : 978-0300137408)

[266] NdT : Phonogrammes et vidéogrammes.

[267] NdT : Cet usage ne doit pas être interprété comme ignorant la diversité des mécanismes qui s’appliquent à ces différentes situations.

[268] Depuis l’adoption par la majorité des États de la Convention de Berne, il n’est pas nécessaire de déclarer une œuvre auprès d’un quelconque organisme pour en obtenir le droit d’auteur.

Posté le 4 avril 2011

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