21 - Propriété intellectuelle, normes, domaine public et responsabilités des pouvoirs publics

Article inédit. Titre original : Intellectual Property, Norms, Common Goods and Responsibility of Public Authorities. Traduit de l’anglais par Claire Brossaud

Selon la théorie économique, les gouvernements doivent intervenir pour réglementer les marchés lorsque ceux-ci sont incapables de le faire par eux-mêmes. Les défaillances du marché adviennent quand le mécanisme des prix qui régule l’offre et la demande s’avère inefficace, forçant les gouvernements à agir. En ce qui concerne l’information, le sous-approvisionnement en connaissances est considéré comme une défaillance du marché, qui oblige les gouvernements à intervenir afin d’atteindre le point social optimum de maximisation du bien-être. Les droits de propriété intellectuelle, en tant qu’instrument politique de régulation, furent établis afin de corriger de telles défaillances. Ce faisant, la connaissance, qui était auparavant considérée comme appartenant au domaine public, s’est partiellement déplacée vers la sphère privée. Cependant, des corrections mal conçues peuvent conduire à des échecs institutionnels. La propriété intellectuelle n’échappe pas à ce phénomène. Par exemple, trop de protection concernant les droits de propriété intellectuelle peut conduire à une situation où les bénéfices sont accaparés par les détenteurs de droits au détriment des consommateurs. Ce déséquilibre peut aussi bien jouer en défaveur des producteurs eux-mêmes.

Le rôle des gouvernements est d’assumer leurs responsabilités afin de garantir une bonne délimitation des droits de propriété intellectuelle, et ce dans l’intérêt général de toute la société. Cet article se propose de discuter du rôle des pouvoirs publics sur les régimes de propriété intellectuelle, tant au niveau national de la décision politique qu’au niveau international de l’établissement des règles et normes de droit. À la suite de cette introduction, nous verrons quels sont les régimes de propriété intellectuelle qui permettent de définir la frontière entre domaine public et domaine privé. Nous étudierons l’évolution des droits de propriété intellectuelle et l’érosion du domaine public. Puis nous examinerons les responsabilités des pouvoirs publics dans les processus d’établissement des normes juridiques nationales et internationales avant de conclure.

Nature de la propriété intellectuelle et justification des Droits de Propriété Intellectuelle

La propriété intellectuelle renvoie à un vaste ensemble de doctrines juridiques qui réglemente l’usage des différents types de connaissances immatérielles. Par exemple, le droit des brevets protège les inventions, le droit d’auteur protège l’originalité des différentes formes d’expression, le droit des marques concerne les mots et les symboles qui identifient des services et des biens spécifiques, les lois sur le secret commercial veulent éviter la dispersion des informations que les compagnies souhaitent dissimuler à leurs concurrents, etc. Différents de ceux de la propriété matérielle, les droits de propriété intellectuelle sont des droits octroyés par les gouvernements ; ils ne découlent pas de la théorie des droits naturels et de la gestion de ressources rares.

Quelle est la justification de la propriété intellectuelle ? Comme le souligne Kenneth Arrow, les innovations ont toutes quelque chose à voir avec la production de l’information. Dans une perspective économique, ce qui est commun aux divers sujets de la propriété intellectuelle, par-delà leur protection par différentes doctrines juridiques, peut être en effet défini comme une information. La nature de l’information, ainsi que ses usages, sont les critères essentiels pour toute nation qui décide d’en garantir un droit de propriété. L’économie de l’information stipule que celle-ci est un bien public qui est caractérisé par la non-rivalité et la non-excluabilité. Par conséquent, le régime de protection de la propriété intellectuelle doit être construit pour faciliter la production de différentes formes de connaissance afin d’atténuer les défaillances du marché. On considère que sans un tel mécanisme, la connaissance serait sous-approvisionnée. Pour empêcher cela et pour garantir la production optimale de connaissance, il est nécessaire de proposer un système de répartition des bénéfices sociaux du savoir. Garantir la protection par des droits de propriété intellectuelle créant un mécanisme de monopole sur les créations vise, bien qu’imparfaitement, à encourager les individus à investir dans la production de la connaissance. L’octroi des droits de propriété intellectuelle se justifie par le besoin de remédier aux défaillances du marché (i.e. le problème du passager clandestin) et par l’objectif de stimuler l’innovation.

Les droits de propriété intellectuelle, qui sont accordés par les puissances publiques, devraient être produits en conformité avec l’intérêt public. Les caractéristiques de ce qui formerait une théorie de l’intérêt public s’appuient en grande partie sur une économie rationnelle pour la régulation du bien-être [318] : cette régulation visant la protection au bénéfice du plus grand nombre. La mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle peut s’écarter des objectifs fixés lors de leur création, ce qui rend nécessaire une évaluation périodique et une définition des ajustements nécessaires. Le défi pour les pouvoirs publics est de définir les limites de l’intérêt public et de l’intérêt privé selon un bon rapport coût/efficacité, un équilibre entre les principales parties prenantes, c’est-à-dire entre les producteurs (les premiers inventeurs, comme ceux qui améliorent les processus) et les consommateurs. Les droits de propriété intellectuelle constituent in fine un instrument économique pour atteindre le niveau socialement optimal de la production de connaissances.

Évolution des droits de propriété intellectuelle et affaiblissement du domaine public

Le domaine public se réfère à l’ensemble des œuvres ou objets de droits voisins, qui peuvent être exploités par tout le monde sans aucune autorisation. C’est par exemple le cas si une protection n’est pas garantie par une loi nationale ou internationale, ou quand la durée de cette protection a expiré. Cela concerne aussi les données publiques, les informations officielles produites et volontairement rendues disponibles par les gouvernements ou les organisations internationales [319]. Les auteurs, les inventeurs, les designers et les créateurs tirent parti du domaine public pour en extraire les éléments nécessaires à la construction de leurs propres édifices intellectuels.

Le domaine public est crucial pour les innovations de « second niveau ». Le processus même de l’innovation consiste à s’appuyer sur les épaules de ses prédécesseurs. Sans le domaine public, chaque processus ou élément d’une nouvelle invention risquerait de porter atteinte à une myriade de droits de propriété intellectuelle antérieurs et à leurs sous-produits. Pourtant, le domaine public a connu une érosion substantielle depuis l’instauration des droits de propriété intellectuelle. Cette érosion s’accentue encore pour répondre aux nouveaux modèles d’affaire. Brevets, droit d’auteurs (copyright) et marques commerciales ont été les principaux piliers des conventions internationales sur les droits de propriété intellectuelle. Avec les récents développements technologiques, le modèle « taille unique » de la propriété intellectuelle ne fonctionne plus et, par conséquent on voit apparaître certains systèmes hybrides, déclarés sui generis. On profite de l’élasticité du concept des droits de propriété intellectuelle pour les étendre à d’autres formes d’information telles la protection des informations confidentielles, des variétés végétales, celles qui concernent les « appellations d’origine » ou encore les schémas de fabrication des circuits intégrés. Toutes ces formes distinctes de protection sont considérées comme des régimes sui generis, réduisant d’autant l’étendue du domaine public. Par exemple, la protection des dessins et modèles industriels, l’un des premiers régimes sui generis, concerne l’aspect extérieur d’un produit. Le design d’un objet est distinct de son processus de fabrication. Traditionnellement, le design des objets ne pouvait être breveté que s’il représentait une invention nouvelle, comme processus de fabrication. Avec le droit sui generis des dessins et modèles, la protection est attribuée automatiquement, sans critère d’innovation. L’extension des Accords sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle touchant au Commerce (ADPIC, une section de l’accord général de l’Organisation Mondiale du Commerce) vers ce que l’on nomme familièrement les ADPIC++ est un autre exemple ; ceux-ci naissent des différentes initiatives favorisant le renforcement de la propriété intellectuelle menées par les pays les plus développés au sein d’organismes tels l’Organisation Mondiale des Douanes (OMD), l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Union postale universelle, le Groupe des 8, etc. Parmi ces diverses négociations, celle concernant les normes employées par les douanes pour l’application de droits uniformes (Standards Employed by Customs for Uniform Rights Enforcement – SECURE) au sein de l’OMD est particulièrement représentative de l’autorité et de la multiplication des formes d’ADPIC++. Les normes SECURE permettent de contrôler l’application des droits de propriété intellectuelle aux frontières et représentent une aggravation des accords sur les ADPIC tels qu’ils sont inscrits dans les documents de l’OMC, en terme de contenus, d’étendue des mesures de protection, de méthodes de concertation, de droits et d’obligations concernant les États membres. Suivant les Accords sur les ADPIC, l’administration des douanes se doit de vérifier le respect des droits de propriété intellectuelle uniquement pour les importations (article 51). Avec le Standard SECURE, l’obligation de déclarer les droits de propriété intellectuelle concernerait aussi le transit, l’exportation, le stockage, les transbordements, les zones franches, les boutiques hors taxes, etc.

Globalement, nous assistons à une extension continue des protections privées dans tous les domaines de la propriété intellectuelle, ce qui a des effets restrictifs sur l’étendue du domaine public. Tout d’abord, les types de contenus protégés deviennent de plus en plus nombreux, certains contenus étant régulièrement reclassés de non protégeables à protégeables. Ensuite, les règles définissant des contenus protégeables sont assouplies. Enfin, la durée de protection est allongée. On voit ainsi des contenus protégés par une des formes du droit de propriété intellectuelle se retrouver, au moment de l’expiration du premier droit, réinscrit dans la sphère privée par une autre forme de protection, ce qui retarde d’autant son entrée dans le domaine public [320]. Pour un même contenu, plusieurs formes de protection de la propriété intellectuelle peuvent coexister, ce qui retarde là aussi l’entrée de ces contenus dans le domaine public. [321]

Responsabilités des pouvoirs publics

Les politiques publiques sont traditionnellement conçues de manière à maximiser les intérêts nationaux. La propriété intellectuelle ne fait pas exception, le principe de responsabilité des autorités publiques étant d’assurer la maximisation du bien-être d’un pays. Pour rendre ce principe efficient en pratique, les pays en développement doivent intervenir dans le processus d’établissement des normes de propriété intellectuelle, tant au niveau national qu’international, et délimiter clairement le public du privé afin de prévenir l’érosion du domaine public. Ils doivent ainsi mettre en œuvre une stratégie globale de développement à partir d’une pleine compréhension de la relation entre le développement économique et la propriété intellectuelle, considérée à la fois en tant que force motrice et contrainte.

Dans la perspective d’élaboration des politiques nationales de propriété intellectuelle, l’un des thèmes récurrents vise à déterminer un juste équilibre entre les intérêts des détenteurs de droits et ceux du public. Étant donné que la propriété intellectuelle introduit une distorsion économique en raison des pouvoirs de monopole consentis, les gouvernements doivent évaluer en permanence les réajustements nécessaires, en tenant compte du fait que les premiers innovateurs et les innovateurs de second rang (qui s’appuient sur les premières inventions) sont porteurs d’intérêts divergents. Dans une perspective de développement, les politiques concernant la propriété intellectuelle devraient être évaluées en considérant quatre paramètres : le potentiel de développement économique, les capacités d’innovation du pays, la gouvernance (hiérarchique ou participative), et le capital humain disponible (en particulier celui des économistes, des juristes et des scientifiques).

L’établissement de normes internationales de propriété intellectuelle est une question prioritaire sur l’agenda des négociations tant multilatérales que régionales ou bilatérales. Mais il a été le plus souvent conduit de manière unilatérale par les pays développés. De ce fait, la question clé pour les pays en développement est de maintenir un espace politique de négociation aussi large que possible. D’autant plus que ces négociations ont un impact profond sur les stratégies de nombreux gouvernements nationaux portant sur la conception et la mise en œuvre des politiques publiques à l’interface de la propriété intellectuelle et de beaucoup de domaines sensibles pour les populations, notamment la santé, l’agriculture, l’environnement, etc.

Les stratégies des pays développés concernant la création de normes internationales de propriété intellectuelle suivent la règle « deux poids, deux mesures » selon que l’on se situe au niveau national ou international. Au plan national, les pays développés suivent une stratégie équilibrée et optimale, adaptée à leur niveau de développement. Celle-ci organise des formes de concurrence afin de prévenir l’abus des droits de propriété intellectuelle et de remédier aux pratiques anticoncurrentielles. Dans le même temps, au niveau international, ces pays développés font fortement pression pour des accords de type ADPIC++ et renforcent les moyens de contrôler leur application sous des formes les plus diverses. Afin d’élargir encore l’étendue de la propriété intellectuelle, les pays développés font de ces moyens de contrôle la priorité « numéro un », accentuant la pression sur les pays en développement lors des négociations multilatérales, régionales et bilatérales. Ces initiatives visent à réduire l’étendue du domaine public dans les pays en développement tout en gardant un équilibre au niveau national dans les pays riches. Le défi auquel sont confrontés les décideurs politiques de tous les pays en développement, est donc celui de comprendre l’importance du domaine public et, sur cette base, de savoir comment adapter les mécanismes des droits de propriété intellectuelle pour répondre à leurs propres besoins en matière de développement local et promouvoir leurs propres capacités d’innovation.

Conclusion

Par définition, le domaine public ne relève pas de la notion de propriété. En ce qui concerne les productions intellectuelles, les connaissances sont soit protégées, c’est-à-dire intégrées dans le domaine privé, soit non protégées, ouvertes aux usages de tous. C’est là le sens du domaine public. Or ce domaine public a été globalement réduit en raison de l’expansion continue des domaines et sujets couverts par les régimes de propriété intellectuelle et du fait du leadership des pays développés sur la construction du droit international de la propriété intellectuelle. La principale responsabilité des pouvoirs publics des pays en développement est dès lors de trouver un juste équilibre entre secteur privé et secteur public sans éroder le domaine public. Pour pouvoir imaginer une politique nationale de propriété intellectuelle qui soit propice à leur développement économique, il est essentiel pour les pouvoirs publics des pays en développement de porter une stratégie internationale en matière de propriété intellectuelle qui cherche à maintenir un domaine public aussi large que possible.

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Li est actuellement déléguée auprès du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture sous l’égide de la FAO (Food and Agriculture Organisation). Elle a rédigé le présent article alors qu’elle exerçait les fonctions d’économiste en chef au South Centre un think-tank financé par plus de 70 pays en développement et situé à Genève. Elle a coordonné la participation des pays en développement lors de nombreuses négociations internationales, à l’OMPI, l’OMS, la FAO, l’OMC. Elle a été consultante pour des organismes officiels, au niveau national comme multilatéral. Elle est l’auteur d’articles juridiques et économiques autour de sa spécialité : le rôle de la propriété intellectuelle dans le commerce international et le développement durable.

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[318] « Theories of Economic Regulation », Richard A. Posner, The Bell Journal of Economics and Management Science, Vol. 5, No. 2 (Autumn, 1974), pp. 335-358.

[319] http://www.unesco.org/bpi/pdf/memob... ; Unesco

[320] Samuel Oddi, « The Tragicomedy of the Public Domain in Intellectual Property Law », 25 Hastings Communications and Entertainment Law Journal 1, 2002.

[321] Ibid.

Posté le 4 avril 2011

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