27 - La guerre des communs

La mise en place d’un concept nouveau, lié à certaines prises de conscience nécessite des moyens langagiers : des mots, des sens nouveaux. S’agissant donc de communication, le verbe communiquer, précisément, représente, avec ses dérivés, une famille de mots latins qui ont fait des petits dans toutes les langues romaines et aussi en anglais – ce qui couvre les moyens linguistiques d’une bonne partie de la planète.

Le mot-clé, en latin, pour exprimer le partage, les relations entre un grand nombre d’humains, s’agissant de biens, de besoins, d’obligations, c’est communis. Cet adjectif est formé de com, préfixe dynamique qui exprime la réunion, le rassemblement, et de munis, qui se disait de tous ceux qui accomplissent un munus, autrement dit une charge, une mission, le mot signifiait aussi « offrande », « cadeau ». Les deux éléments remontent à des racines indo-européennes, notamment celle qui exprime l’action de changer (on la retrouve dans muer et muter) et celle d’échanger, stimulée par le cum de commun, commune, communiquer.

Communis, dans l’évolution du latin, possède déjà deux valeurs, l’une positive d’appartenance partagée et aussi d’ouverture d’esprit (celui qui est dit communis est avenant, ouvert aux autres), l’autre, négative, car ce qui est communis pouvait être ordinaire, médiocre, voire en latin chrétien, impur. Paradoxe qu’on retrouve en grec avec demos, « le peuple », comme dans les langues modernes issues du latin ou influencés par lui ou par le grec.

En ancien français, s’installe une autre ambiguïté : commun s’applique à la majorité, le peuple (droit commun, XIIIe siècle), et cela suppose que certains s’en distinguent, comme dans « le commun des gens » (XIIe siècle, on dira « le commun des mortels »), et aussi à ce qui correspond au partage ou à l’échange (« d’un commun accord » au XIIIe siècle ; « être commun à plusieurs personnes » au XIIe siècle). Ceci implique un autre concept, promis à un brillant avenir, celui de « communication », déjà évoqué.

Le premier sens prend une couleur hiérarchique avec la féodalité. Or, ce sont les usages et le langage des barons normands, après la victoire du normand Guillaume le Bâtard, à Hastings, qui font entrer en anglais le mot commun, devenu common, qu’on va retrouver dans la Common Law, dans le Commonwealth (mot à mot « bien, richesse commune »). Employé au pluriel, commons correspond au nom d’un groupe humain, comme le féminin commune du français, qui vient du dérivé latin communia. Dans House of Commons, « house » est germanique mais « commons » est latin et, si elle se dit « pour la majorité, le peuple », l’expression incarne en politique l’ambiguïté entre, la partie inférieure de la représentation populaire, la supérieure étant House of Lords et « l’ensemble de la population ». Commun et common sont colorés d’infériorité, comme peuple, masse et un certain nombre de termes collectifs, sauf quand il s’agit de partage, entre deux personnes (vie commune) ou tout un ensemble (biens communs, common goods). Alors que commun, communément, contiennent la valeur péjorative du latin, le même commun, common en anglais, et surtout commune, communal, ainsi que communiste (qui apparaît en 1 706 mais ne s’installe qu’à la fin du XVIIIe siècle), sont débarrassés du soupçon de médiocrité (mais d’autres soupçons existent). Il en va évidemment de même pour communier, pour communiquer et ses dérivés, alors que communauté est lui aussi capable de péjoration (communautarisme).

Un paradoxe sémantique fait que banal, qui a rejoint commun dans l’expression de la médiocrité, était en fait très proche de seigneurial – le ban appartenait au seigneur – et s’opposait à… communal, appliqué au fou, au malin, aux terres « communes ». Cependant, depuis ses origines, la langue française emploie l’adjectif commun avec sa valeur la plus forte : « qui appartient au plus grand nombre ». Les serments de Strasbourg (en l’an 842), premier texte connu en langue romaine, parlent de comun salvament « sauvegarde, sûreté, sécurité commune », pour les deux parties d’un accord politique (en l’occurrence, le partage de l’Empire de Charlemagne). L’idée centrale du mot est bien celle d’appartenance partagée, et ce partage va, on vient de le voir, de deux personnes à un ensemble, socialement majoritaire. En quoi le mot s’oppose à privé, personnel, individuel et se rapproche de public. Quant aux éléments péjoratifs qui persistent, comme avec banal et vulgaire, ils appartiennent à un ensemble de mots ainsi maltraités. Ainsi vulgaire qui valait d’abord pour « populaire » et ordinaire, est passé de l’idée « d’ordre », positive, à celle de « quotidienneté répétitive ». Ainsi, hors du commun, correspond à « remarquable », et non pas à « privé », « individuel ».

L’échec historique du communisme est symbolique et peut entraîner « commun », alors que le capitalisme (momentanément) triomphant est « privé ». On peut rappeler aussi que les noms communs constituent une catégorie de mots capables de véhiculer un concept – par définition « général » – et s’oppose au nom « propre ». Or, à quoi aboutit l’idée, d’abord logique, de « propriété », sinon à celle de privation de tous ceux qui ne sont pas possesseurs légitimés. Ce que dit le mot appropriation, et aussi la célèbre formule de Proudhon « la propriété c’est le vol ».

Dans l’optique du droit de la propriété, ce qui est « commun » n’est en fait que des miettes laissées par les propriétaires. Les biens communs, les common goods, ne seraient ils que les restes du capitalisme privé ?

Ce soupçon, déjà grave en ce qui concerne la finance, commence à s’étendre sur les biens matériels, par nature destinés au partage : après l’eau, l’air pur, l’espace est compté et comptabilisé. Défendre les biens communs est devenu un combat général, quotidien, à la fois nécessaire et normal, c’est-à-dire « ordinaire » (l’ordre à changer) et, finalement, commun. On dit : « c’est l’affaire de tous » et Rousseau écrivait dans Le Contrat social : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale. »

Mais ceci relève de l’utopie. La mise en commun que la République française prétend libre, égalitaire et fraternelle ne peut se faire que contre des intérêts particuliers, acharnés à se défendre et à prospérer au dépens de tous ceux qui y résistent.

La guerre du privé et du public, du particulier et du commun, nourrit l’histoire et la pensée. Devenu économique et financier, le privé, accaparant le capital et le travail, trahit sa nature, alors que le public se retrouve frustré par la loi des biens communs. L’économie qui se prétendit commune et communiste s’est révélée n’être qu’un capitalisme d’État, en outre policier et despotique, pervertissant toute une série de mots : communiste, populaire, démocratique, public… tandis que le capitalisme privé, généralisé, est devenu une prétendue commune mondialisée – Mac Luhan parlait de global village – organisant la possession des biens communs, mais au bénéfice de quelques-uns.

Aux dictatures politiques ont succédé de relatives ou fictives démocraties au service d’intérêts privés devenus plus massifs et puissants que les intérêts publics. On parle significativement, en français, de multi-nationales, au-delà des « communs » de chaque État-nation quant à l’importance financière, et très au-deçà de la notion généralisée de « biens communs ».

Car, à cette époque contemporaine de l’Histoire, l’idée « commune » s’est étendue à la planète. Celle-ci, en tant que milieu naturel parasité par les sociétés humaines, est leur bien commun le plus universel, mais aussi le plus compromis. La notion planétaire de ce qui doit être commun à tous les êtres humains est double : sa nature et son importance mises en cause ont suscité la prise de conscience écologique ; l’aberration qui préside à leur répartition, mène à définir des biens qui doivent rester communs, c’est-à-dire partagés. Biens matériels, naturels (l’air respirable, l’eau potable, la terre cultivable…) et artificiels, techniques ; biens spirituels, des croyances aux arts. Or, l’industrie humaine, d’abord collective, commune, est soumise aux intérêts privés, longtemps après la captation du pouvoir politique par quelques-uns, ou par un seul (au masculin avant le XXe siècle).

Sans tomber dans l’illusion rousseauiste d’une souveraineté commune, sous les espèces de cette abstraction, le peuple, la lutte pour les commons, les biens communs, à extirper de cette autre souveraineté, celle de l’argent, de la finance, contrôlée par une oligarchie, est devenue le seul enjeu d’un changement en profondeur. L’idée révolutionnaire est aujourd’hui mieux portée par le microcrédit que par la violence politique de quasiment tous les pouvoirs étatiques, pour ne rien dire du terrorisme, par nature suicidaire.

On ne changera pas le monde avec des mots, mais on peut au moins choisir ceux qui diront et accompagneront les changements nécessaires. Parmi eux, ces mots du partage et de la mission à accomplir, que le français, les autres langues romanes, l’anglais… ont hérité du latin, cum et munia, perdus mais présents dans commun, commune et commons, toujours actifs et alimentant des concepts devenus révolutionnaires, à la manière des énergies renouvelables.

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Les mots ont une histoire. Alain Rey nous raconte celle de « commun » et de ses dérivés. Jouer avec les mots, c’est aussi se les approprier : « On ne changera pas le monde avec des mots, mais on peut au moins choisir ceux qui diront et accompagneront les changements nécessaires. »

Diplômé en lettres et en sciences politiques, Alain Rey rejoint l’aventure des éditions Le Robert en 1952. En amoureux des mots, il fait redécouvrir les lexicographes du passé, notamment en rééditant le Dictionnaire de Furetière de 1690, et travaille l’histoire de la langue avec le Dictionnaire Historique de la Langue française (1992) ou le Dictionnaire culturel en langue française (2005).

Alain Rey promeut avec malice dans de nombreux médias les mots, leur étymologie et ce qu’ils cachent ou montrent par-delà les discours. Il a notamment tenu de 1993 à 2006 dans la matinale de France-Inter la chronique Le mot de la fin, entre étymologie et décryptage politique.

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Posté le 2 avril 2011

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