5 - Replacer les besoins humains au cœur de la science

Article inédit. Titre original : The Struggle to Bring Back the “Public” into Science. Traduit de l’anglais par Julie Vivona.

Ce sont les demandes du capital mondial, par le biais du marché, qui dessinent de plus en plus les directions que prennent les avancées en matière scientifique. Et c’est aujourd’hui ce qui constitue l’obstacle principal au développement scientifique en tant que système de connaissance destiné à servir le public. L’ordre économique néolibéral a besoin de valoriser le gain immédiat et l’érige en moteur principal de la science. La logique de l’entreprise capitaliste s’éloigne d’une conception de la science en tant que système ouvert, car ses intérêts sont ceux d’un système de recherche privé, que l’on retrouve de plus en plus enraciné au cœur même du système éducatif. Dès lors, la nécessité de créer des monopoles privés devient le principal fil conducteur de la recherche scientifique, au détriment de l’idée de production de connaissances. C’est ce phénomène qui encourage, dans la production des recherches scientifiques, le dépôt de brevets – comme attribution d’une valeur marchande aux innovations – au détriment de la rédaction de publications mises à disposition de tous – celle-là même qui permet et alimente les communs de la connaissance. Simultanément, la demande du marché et la place de plus en plus centrale de la technologie dans les nouveaux produits assignent à la science la constante nécessité de créer des innovations qui pourront être mises sur le marché en tant que produits commercialisables. Il est de ce fait important de comprendre les problèmes émergents, liés à la fois à la production et la reproduction de la connaissance, si l’on souhaite comprendre la façon dont s’expriment aujourd’hui le savoir, la science et l’innovation.

La production de connaissances : La structure institutionnelle de la Science

Classiquement, le développement de connaissances scientifiques trouvait place au cœur des structures de l’enseignement supérieur. Ces dernières étant relativement indépendantes de l’État et du Marché, le système de production de nouvelles connaissances n’était pas intimement limité par les besoins immédiats des classes dominantes de la société. Le système universitaire avait ainsi la capacité de conserver une certaine indépendance ainsi qu’un certain pouvoir d’autorégulation. L’enseignement semblait avoir un objectif de plus grande envergure que celui de simplement servir le capital ou les besoins de l’État. Ainsi, le système éducatif prévoyait un espace de controverses – un espace dans lequel pouvaient naître de nouvelles idées, et pas seulement à l’intérieur des diverses disciplines, mais également concernant la société elle-même.

Les notions classiques de science et de technologie faisaient partie de cette structure globale. La science était supposée produire de la connaissance nouvelle, qui pouvait ainsi être exploitée par la technologie pour créer des produits commerciaux. L’innovation avait pour rôle de convertir les idées en produits. Le système de la propriété intellectuelle est apparu pour protéger les idées utiles converties en objets.

Les changements rapides de ce système en place depuis quelques siècles sont le résultat de deux types de transformations. Le premier est relatif à la transformation, sous un ordre néolibéral, du système universitaire de production de connaissances en machine à générer des bénéfices financiers, faisant des universités des entreprises de type commercial [1]. D’autre part, la distinction entre la science et la technologie est devenue considérablement difficile à faire, et ces deux notions se sont beaucoup rapprochées, pour finir par devenir substituables l’une à l’autre. Par exemple, une découverte dans le domaine de la génétique peut, presque naturellement, donner naissance à un produit à la fois brevetable et commercialisable. C’est également le cas des innovations dans le domaine de l’électronique et de la communication. De nombreuses disciplines scientifiques se retrouvent ainsi de plus en plus proches des systèmes de production.

Aujourd’hui, dans ce système éducatif altéré, les étudiants sont considérés comme des consommateurs et dans le monde entier les universités ont des structures qui s’apparentent à celles d’une entreprise commerciale. Dans un tel système de production de connaissances, l’analyse approfondie d’un sujet qui n’a pas d’application commerciale immédiate est largement moins prioritaire que ce que l’industrie considère comme de la recherche lucrative. Ainsi, la production de connaissances à long terme est dévaluée en faveur du gain immédiat et à court terme. En outre, les priorités de la recherche sont en train de glisser de celles qui s’inquiètent des besoins de la société à celles qui servent les besoins de ceux qui peuvent payer. Le système est de plus en plus financé soit directement par des entreprises, soit par des structures publiques affichant la priorité de servir les entreprises. De cette façon, la science n’est plus considérée comme une manière de développer des connaissances et d’améliorer le bien-être de la société, mais comme un moyen de générer toujours plus de profits pour les grandes entreprises… Les conséquences de cette évolution sont facilement identifiables. En Inde par exemple, dans les années 1970 et 1980, a eu lieu une véritable explosion de la production agricole (connue sous le nom de « révolution verte ») qui n’aurait pas vu le jour sans la science du domaine public. Aujourd’hui, c’est une poignée d’entreprises privées qui contrôle la « révolution génétique » – et ces mêmes entreprises sont considérées comme les leaders potentiels d’une seconde « révolution verte ».

Aux États-Unis, c’est le Bayh-Dole Act qui caractérise le mieux ce virage vers la privatisation de la connaissance. Cette loi en application depuis 1980 a renversé le postulat quasi universel selon lequel les recherches financées par des établissements publics n’avaient pas à être protégées par des droits privés comme la protection de la propriété intellectuelle. Le Bayh-Dole Act autorise les universités, et autres institutions à but non lucratif, à faire breveter les résultats de recherches financées par la puissance publique. Il a créé les bases pour que le système universitaire américain travaille en étroite liaison avec un grand nombre d’entreprises. Le magazine américain consacré à l’économie Fortune, considère que le Bayh-Dole Act est responsable de l’augmentation des frais médicaux aux États-Unis. « Les Américains ont dépensé 179 milliards de dollars pour leurs ordonnances médicales en 2003, contre 12 milliards en 1980 » [2]. Ce même article affirmait également que le Bayh-Dole Act n’a fait que retarder les progrès de la science au lieu de les encourager. La découverte de nouvelles molécules, signe d’innovation dans l’industrie pharmaceutique, s’est en effet raréfiée [3]. Cela a permis à quelques sociétés, universités et scientifiques de s’enrichir à foison, aux dépens du développement scientifique et du commun des mortels. Malheureusement les fondamentalistes du marché souhaitent encourager pour le monde entier des initiatives similaires au Bayh-Dole Act, et d’autres mesures visant à convertir les systèmes éducatifs en complexes universitaro-industriels.

Le système de production de connaissances a également subi des transformations du fait d’autres facteurs émanant des politiques néolibérales adoptées de par le monde. Les financements publics de la recherche ont souffert, en particulier dans les pays en développement, lorsque l’économie néolibérale a mis une pression générale sur les budgets gouvernementaux. Combiné à la confiance aveugle accordée au marché, cela a donné naissance à la conception selon laquelle l’avenir était à la privatisation complète des financements de la recherche. Il est aujourd’hui établi que les financements privés de la recherche déforment les priorités tout en vivant en réalité aux crochets des financements publics. Les sociétés privées se retrouvent en mesure de contrôler les priorités de la recherche et les voies qu’elle doit emprunter, non seulement parce qu’elles financent une partie de la recherche, mais en majeure partie parce que les fruits de la recherche financée par le domaine public sont mis à leur disposition.

La décomposition du système des Nations-Unies a également ébranlé le mode de financement de la recherche scientifique par les puissances publiques, qui s’inscrivait dans la logique de collaboration entre les États-nations. Aujourd’hui le système des Nations-Unies lui-même fait la promotion des « Partenariats Public Privé ». Par exemple, la majeure partie du budget de l’Organisation Mondiale de la Santé provient de fondations et donateurs privés ou de gouvernements de pays du Nord qui souhaitent financer des programmes spécifiques pour lesquels ils ont un intérêt particulier.

Les innovations et leur copie : Brevets et droits d’auteur.

Jonas Salk, inventeur du vaccin contre la poliomyélite, s’est vu demander qui était le propriétaire du brevet de son vaccin. Il aurait répondu « les gens » ; une réponse que l’on n’attendrait plus des scientifiques d’aujourd’hui. Les deux dernières décennies ont vu la naissance d’une nouvelle catégorie de droits de propriété privée, la protection de la propriété intellectuelle, rassemblant sous une même enseigne des lois qui étaient auparavant disparates. De ce fait, différents types de lois de protection concernant la propriété privée, d’un côté le droit d’auteur ou le copyright, de l’autre la protection des propriétés industrielles telles que brevets, marques, secret professionnel et conceptions industrielles, ont été regroupés dans une même catégorie, plus générale : le Droit de la Propriété Intellectuelle (DPI). Le but de la manœuvre était double : d’abord, avancer le prétexte de la créativité individuelle pour légitimer essentiellement le droit d’entreprise ; ensuite, étendre au maximum la portée de ces droits.

L’impact de ce nouveau régime juridique global de la propriété intellectuelle, combiné à celui du commerce mondial placé derrière la bannière de l’OMC, a conduit à la privatisation massive de nombre de ressources biologiques et de connaissances qui appartenaient jusque-là à tout le monde. Le règne du brevet s’est étendu au brevetage de formes de vie, de ressources génétiques, d’informations génétiques en biologie, ou encore au brevetage de méthodes et d’algorithmes en informatique. Il existe même des brevets sur les modèles d’affaires. Au-delà, le concept de droit d’auteur a été élargi pour inclure des logiciels et toute forme de ressource d’information électronique. Les ressources biologiques et les connaissances traditionnelles, détenues et entretenues par différentes communautés, sont piratées par des multinationales. Et de plus en plus, l’entreprise de la science, en tant qu’activité ouverte et collaborative, ayant pour objectif de créer de la connaissance, est ramenée à un nouveau jeu économique visant à la création de monopoles et de profits phénoménaux réalisés sur le dos des consommateurs.

L’impact d’une telle appropriation est désormais visible. L’épidémie du sida a montré que c’est le profit potentiel des grands trusts pharmaceutiques qui décide de la vie et de la mort des victimes de cette épidémie. Il est impossible pour la majorité de la population mondiale de payer les remèdes qui permettraient sa survie et dont la propriété est protégée par un brevet. Si le régime de la propriété intellectuelle a causé des dommages à ceux qui sont malades, la situation est tout aussi dramatique en ce qui concerne l’agriculture. En exploitant les découvertes réalisées dans les domaines de la biotechnologie et de la bioinformatique, les entreprises semencières et les obtenteurs contrôleront bientôt toute l’agriculture mondiale et la production de nourriture. Alors que les prix des produits alimentaires atteignent déjà des sommets, on imagine aisément l’impact d’un tel monopole sur de larges secteurs des populations du globe.

Le logiciel, création spécifique au XXe siècle, est à l’origine considéré sous le régime du copyright, une formule juridique pour créer des monopoles datant du XVIIIe siècle. Le problème de cette conception restreinte est qu’elle ne sait pas traiter la spécificité du logiciel (ce dernier a généralement une durée de vie très limitée, sa nature n’est pas comparable avec les créations littéraires, etc.). De même, alors que le logiciel n’entrait pas dans le cadre traditionnel des brevets, des interprétations récentes conduisent de nombreux pays à accepter le dépôt de programmes ou d’algorithmes. Alors que les technologies de l’information sont présentes dans la quasi-totalité des secteurs de l’activité humaine, cela pousse toutes ces activités sous le contrôle de brevets ou de droits d’auteur. C’est dans le « meilleur des mondes » [4] de la propriété intellectuelle que nous entrons, sous le règne de « l’économie de la connaissance ».

Les droits de propriété intellectuelle sont une tentative flagrante d’exclure la population du domaine de la connaissance par son enclosure, similaire à l’enclosure des ressources naturelles, manœuvre perpétrée depuis plus de 500 ans [5]. Les DPI sont un stratagème juridique pour privatiser la connaissance au lieu d’étendre le domaine public. Toute enclosure de la connaissance est doublement pernicieuse : non seulement elle restreint l’accès au savoir, mais elle affecte aussi un prix sur une chose reproductible à l’infini. L’enclosure de la connaissance par le droit de la propriété intellectuelle est ainsi plus inique encore que ne l’étaient les précédentes initiatives d’enclosures. La lutte contre les droits à la propriété intellectuelle de différents types devient une bataille pour la préservation des ressources naturelles mondiales, et particulièrement la connaissance, sous toutes ses formes.

Les communs de la connaissance : la réponse à l’appropriation privée de la science

Tandis qu’un examen attentif de la déconnexion grandissante entre la production de connaissances et son appropriation privée s’avère nécessaire, de nouvelles méthodes de production de connaissances quant à elles, suggèrent différentes options de démocratisation du savoir. Aujourd’hui, le secteur des technologies de l’information a montré que les nouvelles technologies et méthodologies peuvent être développées par des communautés qui collaborent entre elles. Dorénavant, les questions se posent différemment : est-il possible d’envisager une telle approche dans d’autres domaines tels que, disons, la biologie ? Est-il possible d’avoir de nouvelles façons d’établir « les ressources créatives », permettant le développement de nouvelles technologies et méthodologies par des communautés qui auront collaboré entre elles [6] ?

Le monopole privé exercé sur la connaissance – au travers du cycle combiné de la production et de la reproduction de la connaissance – se traduit par la capacité à réaliser de gigantesques profits en usant de ce monopole pour vendre plus cher les produits, tels que les médicaments, les semences, les logiciels, etc. Le potentiel du concept des biens communs ne consiste pas seulement à empêcher l’existence de tels monopoles dans la diffusion des connaissances, mais également dans la production de connaissance elle-même. Les licences qui permettent de construire des ressources communes sont un des aspects de la lutte pour la production et la reproduction de connaissance. Le mouvement du logiciel libre a montré le pouvoir que pouvait avoir une structure en réseau dans la création de nouvelles connaissances et de nouveaux produits.

L’impact de la privatisation du savoir et de la science est également en train de changer la façon même dont la science se fait. La science n’est plus cette activité collective et ouverte ayant pour but de créer du savoir nouveau pour comprendre la nature. C’est devenu un exercice secret, pour lequel une demande de brevet est déposée avant qu’un article ne soit publié. Les idées ne sont plus partagées, maintenant qu’elles ont une valeur commerciale. Paradoxalement, cela a lieu dans une situation pour laquelle les possibilités d’un travail public de collaboration sont devenues beaucoup plus étendues.

C’est la compréhension de cette nécessité de faire revenir la science dans un cadre ouvert et collaboratif qui a donné naissance au mouvement des communs de la connaissance. Alors que les mouvements environnementaux et écologiques se sont penchés sur les ressources communes et ont lutté contre leur privatisation, le type de ressources qu’ils ont pris en compte sont des ressources limitées, telles que les pâturages, les forêts, les pêcheries, les océans, l’atmosphère… Ces ressources demeurent des ressources naturelles, qui autrefois semblaient renouvelables, mais dont nous savons aujourd’hui qu’elles sont limitées et susceptibles d’être surexploitées et dégradées. Les ressources en connaissance sont intrinsèquement différentes, dans la mesure où leur usage ne les dégrade pas. Une loi de la nature ou la connaissance d’un code génétique ne sont pas soustractifs, et ce faisant ne se dégraderont pas en raison de leur usage [7].

Jamais auparavant la société n’avait eu la capacité de rassembler communautés et ressources pour produire de nouvelles connaissances, comme elle le peut aujourd’hui.

Ce qui empêche encore la libération de l’énorme potentiel de la collectivité pour la production de connaissances nouvelles et la conception de nouveaux produits, c’est le droit au monopole et la privatisation qui sont inhérents au système mondial de la protection par la propriété intellectuelle.

Considérer la connaissance et la science comme des biens communs [8] est un paradigme différent du paradigme néolibéral dominant de la propriété intellectuelle. Cela a commencé avec le mouvement pour le logiciel libre qui soutenait qu’un code source de logiciel qui n’est ni révélé ni susceptible de modifications va à l’encontre des droits fondamentaux des consommateurs. Richard Stallman a créé la General Public Licence (GNU) [9], en utilisant les armes mêmes du copyright – pour le vaincre et renverser le régime du copyright. Le copyleft permet aux autres d’utiliser et de modifier un logiciel libre, sous réserve que le nouveau code soit diffusé sous la même licence. Cette logique a engendré la création d’une communauté du logiciel libre, devenue une sérieuse concurrente aux multinationales informatiques. Cette communauté a reproduit la structure collaborative et ouverte existant autrefois de manière intrinsèque dans le monde scientifique, avec le potentiel multiplicateur de l’internet pour faire travailler des communautés en réseau afin d’élaborer des produits de qualité.

Plusieurs tentatives similaires ont vu le jour dans d’autres secteurs pour combattre les enclosures engendrées par le droit de la propriété intellectuelle, et en particulier le brevetage systématique. En complément de la bonne vieille méthode qui consiste à classer la connaissance dans le domaine public, l’Open Source Drug Discovery[3[Bernard Munos, « Can open-source R&D reinvigorate drug research ? », Nature Reviews Drug Discovery,18 August 2006 ; doi:10.1038/nrd2131. The initiative on tropical diseases can be found in http://www.tropicaldisease.org]], [10] et la biologie en open source [11] sont des tentatives alternatives cherchant à placer des produits biologiques sous des licences ouvertes. Dans le même ordre d’idées, les licences Creative Commons [12] ont énormément emprunté à la General Public Licence pour étendre le concept au domaine de la création littéraire et artistique.

L’enclosure des ressources communes ne s’exerce pas seulement dans les domaines scientifiques, mais également sur les connaissances traditionnelles. Les connaissances des communautés sont privatisées par les trusts pharmaceutiques ou d’autres entreprises globales sous différentes formes. Cela concerne à la fois les ressources biologiques sélectionnées par les communautés ou les connaissances et pratiques spécifiques. La lutte pour défendre les droits de ces communautés est aussi une lutte pour la protection du savoir traditionnel au travers du modèle des biens communs. Ces ressources communes n’appartiennent pas au domaine public [13], mais sont la propriété commune d’un groupe et ouvrent donc à des droits collectifs, en opposition aux droits de la propriété privée individuelle ou d’entreprise. Récemment, le concept de licences de biens communs a également été considéré [14] pour assurer la protection du savoir traditionnel.

Science, société et démocratie

Finalement, la question se pose : Comment réintroduire les préoccupations de la société dans les institutions scientifiques ? Comment démocratiser ces institutions pour que les priorités de la science soient déterminées par de plus grandes ambitions sociales ? Comment les maladies dont souffrent les populations pauvres peuvent-elles faire l’objet de recherches si le budget est géré par des entreprises qui n’ont aucun intérêt à développer des produits pour des gens qui ne pourront pas les payer ? Comment faire revenir sur le devant de la scène les problèmes des pays pauvres qui n’ont ni l’argent ni les ressources scientifiques pour les formuler ? Comment rétablir l’équité dans le développement du savoir scientifique ? Cela nous amène à un problème plus important encore, celui de savoir comment la société, dans son ensemble, peut exercer un contrôle sur l’entreprise de la science. Si la science aujourd’hui est un atout économique majeur, les objectifs plus vastes de la démocratie et de l’équité dans la société doivent également jouer un rôle dans le domaine scientifique. Il n’est pas surprenant de constater que bon nombre de questions cruciales du monde actuel nécessitent de comprendre la science. À défaut d’une telle compréhension sociale, quelques scientifiques travaillant dans des secteurs centraux vont défendre leurs propres positions comme étant les décisions scientifiques pour toute la société.

Jusqu’à présent, les mouvements scientifiques se sont penchés sur cette question dans le contexte de la responsabilité sociale du chercheur. Dans ce cadre, les scientifiques doivent à la société d’être conscients des enjeux de leurs activités et les rendre publiques. Le chercheur a une double responsabilité : comprendre les implications de la science pour la société, et défendre un type de science adapté à toute la société. Le rôle des scientifiques dans le mouvement pour le désarmement nucléaire est sans doute le plus significatif de cette période. Le mouvement des travailleurs scientifiques, ainsi que les mouvements de vulgarisation de la science dans le contexte de l’éducation populaire, qui ont émergé au cours des années 1940 et 1950, se sont développés dans cette perspective.

Aujourd’hui, la nécessité de mobiliser les scientifiques pour la démocratisation de la décision scientifique doit aller de pair avec un mouvement très puissant de vulgarisation de la science, ses enjeux et ses méthodes, auprès du grand public. Que l’humanité doive combattre le réchauffement climatique ou poursuivre le désarmement nucléaire, il ne suffit pas que les scientifiques le préconisent. Il y a une véritable nécessité de sortir la science de sa tour d’ivoire et de la démystifier, de sorte que les gens, concernés par de telles décisions, puissent également faire entendre leur voix. La science est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux seuls scientifiques : elle est un élément de notre combat d’une bien plus grande envergure, pour l’équité et la démocratie dans la société.

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Amit Sengupta est secrétaire de l’Association AIPSN (All Indian People’s Science Network), un réseau d’une quarantaine d’associations scientifiques et d’éducation populaire qui regroupe plus de 700 000 membres. Il a été l’un des principaux artisans du Forum Social Mondial de Mumbaï en janvier 2007. Il est membre du collectif d’animation du Forum mondial Sciences & Démocratie.

Prabir Purkayastha est secrétaire du Delhi Science Forum, une des associations du réseau de l’AIPSN. Il est promoteur des logiciels libres en Inde, et fut une des chevilles ouvrières du Forum Social Mondial de Mumbai.

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[1] « Les Présidents d’Université parlent de plus en plus des étudiants comme des consommateurs et de l’éducation et de la recherche comme des produits. Ils discutent labellisation et marché et dépensent aujourd’hui plus en lobbying à Washington que ne le font les organisations gouvernementales. », Jennifer Washburn, University, Inc. : The Corporate Corruption of Higher Education, Basic Books, 2005.

[2] The Law of Unintended Consequences, « L’effet pervers », Magazine Fortune, édition du 19 septembre 2005.

[3] Arti K. Rai, Jerome H. Reichman, Paul F. Uhlir, and Colin Crossman, « Pathways Across the Valley of Death : Novel Intellectual Property Strategies for Accelerated Drug Discovery », VIII Yale Journal of Health Law, Policy & Ethics 53-89, 2008.

[4] NdT : Référence à l’ouvrage Brave New World, roman d’anticipation dystopique, écrit en 1931 par Aldous Huxley, dont le titre traduit en français est Le meilleur des mondes.

[5] Voir dans cet ouvrage l’article de Peter Linebaugh. Histoire des communs : l’ombre portée de la Grande Charte

[6] Prabir Purkayastha, Satyajit Rath, Amit Sengupta, « Looking at Knowledge and Science as Commons, Background Paper », Workshop on Science Commons, Delhi, 18 th January, 2008.

[7] David Bollier, Silent Theft : The Private Plunder of Our Common Wealth, Routledge, 2002 ; ainsi que James Boyle, The Second Enclosure Movement and the Construction of the Public Domain, 2003, http://www.law.duke.edu/pd/papers/b...

[8] ohn Willinsky, « The unacknowledged convergence of open source, open access, and open science », First Monday, 2005, volume X, Number 8, http://www.firstmonday.org/issues/i...

[9] NdT : La General Public Licence (GNU) est une licence qui fixe les conditions légales de distribution des logiciels libres du projet GNU.

[10] Le CSIR en Inde (Conseil en recherche scientifique et industriel) est très impliqué dans les démarches de l’Open Source Drug Discovery pour la tuberculose. Plus de détails à l’adresse suivante : http://mtbsysborg.igib.res.in/

[11] Wim Broothaerts, Heidi J. Mitchell, Brian Weir, Sarah Kaines, Leon M. A. Smith, Wei Yang, Jorge E. Mayer, Carolina Roa-Rodríguez & Richard A. Jefferson, « Gene transfer to plants by diverse species of bacteria », Nature 433 : 583-4. Feb. 10, 2005.

[12] NdT : Les licences Creative Commons constituent un ensemble de licences régissant les conditions de réutilisation et/ou de distribution d’œuvres (notamment d’œuvres multimédias diffusées sur Internet). Élaborées par Creative Commons, les premières versions ont été publiées le 16 décembre 2002.

[13] Voir dans ce livre l’article de Madhavi Sunder et Anupam Chander La vision romantique du domaine public.

[14] Le gouvernement de l’État du Kérala en Inde a récemment mis en place une politique de protection de la propriété intellectuelle dans laquelle il envisage de protéger les savoirs traditionnels au travers d’une variante d’une licence de type « biens communs ».

Posté le 2 mai 2011

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