Projet « I-jumelage » : comment les TIC peuvent réinventer le panafricanisme ?

Par Julien BRYGO

Pendant trois jours, des représentants d’une trentaine d’associations africaines intervenant dans le domaine du droit des femmes, de la santé, de la culture, ou de l’environnement, se sont réunis pour créer « I-Jumelage », un projet d’action collective déjà expérimenté en Amérique Latine par l’association française Vecam. Trois jours de « négociations » où il a été question de « nouvelle coopération » entre des associations convaincues de l’intérêt des Technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le développement du continent. Une union rêvée où « 1+1 feraient plus que 2 » ...

Ce jour-là, une banderole blanche recouvrait la peinture révolutionnaire dans la salle du 28 septembre 1958, à Conakry (République de Guinée). Le 23 mai 2009, la fermière et le chasseur, vaillants et déterminés à montrer la voie au bon peuple, se font couvrir par une fresque annonçant le séminaire « I-jumelage ». Signe des temps : au rez-de-chaussée du Palais du Peuple, à Conakry, la peinture monumentale qui orne la pièce, datée du référendum où la Guinée de Sékou Touré dit « Non ! » à la France de De Gaulle, doit partager son cadre avec 35 associations venues du Mali, du Maroc, du Sénégal ou de la Guinée. Leur point commun : l’envie de participer à un réseau en création d’échange et de coopération pour le développement, qui pourrait les mettre en contact entre elles, mais également avec d’autres associations qui œuvrent dans d’autres continents, comme en Amérique Latine. Un réseau nommé « I-Jumelage », dont le moteur est l’intérêt des Technologies et l’information et de la communication (TIC) de la part des différentes associations. Tout un programme pour un continent où la « fracture numérique » s’agrandit de jour en jour.

Un membre des nouvelles autorités guinéennes prend la parole. Long silence, puis discours enflammé. « Vous êtes l’élite de l’Afrique… » À croire que la peinture révolutionnaire inspirait ses mots. S’adressant au parterre de membres d’Organisations non-gouvernementales (ONG) tout juste débarqués des avions, le directeur national de la Jeunesse de Guinée ne tarit pas d’éloges sur ses hôtes. Et entend leur faire comprendre que si les politiques ont échoué, il est de la responsabilité de la « société civile » de s’organiser. Preuve que le rôle des associations en Afrique - dont le nombre n’a cessé d’augmenter depuis les années 80 [1] - n’est plus à démontrer mais que la profusion d’associations, de fondations et d’ONG - profusion provoquée en partie par les conséquences des plans d’ajustements structurels dans les années 80 - entraîne une confusion des rôles que les politiques entretiennent. Mais l’orateur appartient à une administration d’État, laquelle est passée dans les mains d’une junte militaire, le Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) qui, certes, s’est depuis son putsch du 23 décembre 2008, ouverte partiellement à des « civils », mais ne cache pas son mépris des « politiques ». En Guinée, cette suspicion systématique paraît méritée, tant les différents gouvernements des ères Touré et Conté se sont illustrés par leur maîtrise dans l’art du bradage des ressources, de la corruption généralisée et de la disparition de l’État au profit de quelques minorités possédantes.

D’un changement de mentalité il est question. Du côté africain, comme du côté européen. Frédéric Sultan, membre bénévole de Vecam, qui se définit comme « le seul Blanc » du séminaire, a tenu à préciser les choses. Discours inaugural : « Dans la bouche d’un Occidental, parler de la coopération, c’est forcément évoquer la question de la colonisation, du rapport de forces (...). D’abord, on doit se dire entre nous ce qu’on met derrière le mot « coopération » et prendre conscience des rapports de force entre nous (...) Voyez, ici, il s’agit essentiellement d’Africains et les seuls Blancs, ce sont les dépositaires du pouvoir, car ce sont eux qui financent. Les 15 ou 20 projets qui émergeront ne seront pas que des additions... » Applaudissements. Puis action. Direction la salle de réunion de l’Hôtel de la petite minière, où les discussions seront vivaces.

Dans la salle de réunion, Frédéric Sultan, qui affiche sa proximité avec une des figures de l’association Les Amis du Futur, le directeur de L’Harmattan Guinée, Sansy Kaba Diakité, répète son leitmotiv à l’envi : « I-Jumelage n’est pas une sorte de bourse, c’est un concept, un réseau, dans lequel je n’interviendrai pas et dont vous serez les uniques acteurs et animateurs. » L’enjeu est noble : travailler sur l’interconnexion entre des ONG qui travaillent en Afrique – avec des connexions possibles vers d’autres continents. Le lieu choisi est à la fois historiquement adéquat : La terre de Guinée est hantée par le chantre du panafricanisme, le premier président de la République de Guinée, Ahmed Sékou Touré. La réalité contemporaine est plus terre-à-terre : La Guinée est un des trous noirs de l’Afrique en matière de développement (y compris numérique), un des stigmates étant l’état de son système d’électricité, un des plus inefficaces en Afrique [2].

Si les membres des quelque 35 associations présentes se connaissent, pour la plupart, ni d’Ève ni d’Adam, les facilitateurs de chacun des quatre pays travaillaient ensemble depuis l’expérience « Fragments du Monde », au début des années 2000 [3]. Elles évoluent dans des sphères parfois très différentes : de la défense du droit des femmes au Maroc au projet de création d’un journal de lycée à Conakry, en passant par l’éducation des jeunes grâce aux TIC, au Mali, ou le projet d’une usine de couches-culottes en Haute-Guinée, les associations œuvrent dans des domaines parfois très éloignés. Qu’importe : il faut se rassembler, s’unir, se « jumeler ». C’est tout le but de ces quelques jours passés à Conakry de discours en salle de réunion.

Il a donc fallu se « mettre en groupes », dégager des « thématiques communes » (l’environnement, le droit des femmes, la culture et les livres, les TIC), penser à « l’après » (plateforme, moyens de communication, rencontres entre associations, envisager un prochain séminaire à l’automne à Kankan) et se féliciter que les trois jours auront permis à des militants africains de rencontrer d’autres militants africains. Le constat est similaire sur plusieurs plans : sous-équipement, logiques de soumission aux bâilleurs de fonds locaux ou aux mécènes internationaux, croyance dans les TIC pour un développement des connaissances... Les projets des acteurs venus du Maroc, du Mali, de la Guinée et du Sénégal ont ce point commun qu’ils illustrent la déliquescence des tissus économiques et la transformation des rapports sociaux au sein des sociétés africaines. Il s’agit partout de palier les déficits profonds des États, par exemple en matière de protection de l’environnement, d’accès aux TIC ou de droit des femmes, (la logique est ici similaire au rôle des associations qui agissent en Europe : combler les fossés creusés par l’absence d’action politique). Quitte à inventer une structure éphémère, imaginaire ou juste utopique (une plate-forme virtuelle), autant lui donner la chance d’être un vrai moyen de construire une efficacité associative africaine qui se passerait, à terme, de l’aide, forcément amicale, des Occidentaux.

Si la majorité des séminaristes se sont montrés altruistes et « panafricains », d’autres regrettaient la vision individualiste inhérente à la défense individuelle de chaque projet : « Franchement, les associations présentes ne se soucient que de leurs projets, qu’elles essaient de défendre avant tout, en pensant qu’elles pourront bénéficier des subventions d’Europe », s’inquiète un participant pendant une pause des « négociations ». Pour les autres, le discours consensuel est répété à l’envi : « Nous allons pouvoir échanger, apprendre des projets réalisés dans d’autres pays, et grâce aux TIC, nous allons développer une autre forme de coopération », dit un autre. Sauf que pour lier entre elles les associations africaines, le maître du jet reste européen, car un bon tiers des 130 000 € de subventions ont été obtenues auprès de l’Union européenne.

Durant le séminaire, les participants ont reçu la visite d’une égérie de la société civile, Saran Kaba, fondatrice du réseau des femmes du fleuve Mano pour la Paix (REFMAP). Une grande figure du militantisme et de la résolution de conflits, qui ne manquera pas de les mettre en face de cette responsabilité historique de « faire mieux que notre génération. Ce qui marche au Maroc peut marcher au Mali ou en Guinée, et inversement. Quand on est en réseau, on est riches ! Il faut que vous compreniez que vous avez une responsabilité car vous êtes des privilégiés, dans un continent où 60 % des enfants ne vont pas l’école. De grâce, que votre initiative ne soit pas un feu de paille ! » [4]

Au bout de trois jours de « négociations », les « micro-projets de coopération » sont là [5]. Au rez-de-chaussée du Palais du Peuple, où a lieu la clôture du séminaire, Frédéric Sultan prend la parole pour formuler aux participants « une mise en garde publique » : « On a travaillé d’arrache-pied, mais tout le monde en a conscience : on est au premier pas d’un projet long, difficile, complexe, qui représente des défis très importants. Il ne faut pas croire que parce qu’on a mis sur le papier un certain nombre d’idées, les choses vont se réaliser toutes seules. Une fois que chacun sera rentré chez lui, les choses seront encore plus difficiles. On ne sera plus face-à-face. On a fait le plus facile, il faudra passer à l’acte », dit-il avant de remercier tout le monde pour « le plaisir mutuellement partagé pour le travail réalisé pendant trois jours. »

« 1+1 dépasse 2 »

Au terme du séminaire, il est intéressant de noter qu’un certain nombre d’associations ont décidé d’abandonner leur projet au profit d’un mouvement transversal d’« I-Jumelage ». C’était une des conséquences prévisibles : le réseau n’est pas là pour aider tel ou tel projet, mais tous. « Ce n’est pas une addition et 1+1 doivent faire plus que 2 », répètent les séminaristes. Ainsi l’usine de couches-culottes de Haute-Guinée est passée à la trappe, tout comme le projet de plateforme sur l’Afrique traditionnelle, un ambitieux projet qui prévoyait de créer un site rassemblant les travaux d’historiens, d’anthropologues, d’auteurs africains sur les traditions africaines. La promotion de l’autonomie économique de la femme et la défense de leurs droits dans les quartiers pauvres et les zones rurales, la promotion des technologies informatiques dans les écoles africaines, les caravanes du livre ont eu plus de succès « transversal » : le lien est sans doute que l’internet et les TIC peuvent apporter à tous les moyens d’une coopération nouvelle, plus rapide et résolument tournée vers l’échange d’expériences.

Mais ce serait oublier que si ces associations existent, c’est qu’elles entendent mener une action locale. Et qu’elles ont besoin d’argent. Et cet argent, il existe. Il est agité, doucement, par Frédéric Sultan, le « super-facilitateur » du séminaire qui, d’emblée, a prévenu que les 130 00 euros de subventions seront, à terme, injectés dans les projets transversaux émanant sur la plate-forme « I-Jumelage ». « Ce n’est pas une bourse aux projets », répètera-t-il, conscient que la coopération à l’ère du numérique devra viser le croisement réel des pratiques de solidarité internationale et de solidarité numérique.

Changer d’ère, donc : les associations qui ont participé à ce séminaire soutiennent avant tout le tournant numérique et son potentiel en terme de possibilités de développement. D’une part parce que générer des activités autour de l’ordinateur et de l’Internet en Afrique est certainement une voie de débouchés économiques à court terme pour une large partie de la population (cyber-cafés, centres de ressources, maintenance informatique, réparation, etc.) et d’autre part, parce qu’en attendant les ressources générées sur place, il s’agit d’apparaître sur la toile, pour ouvrir des portes, se faire connaître et également pour continuer à postuler à différents financements émanant de tel ou tel organisme, multinationale ou fondation.

L’idée selon laquelle l’Occident reste maître du jeu tend à disparaître, même si dans le cas d’espèce que représente la question du matériel informatique, les similitudes avec le marché des voitures est frappant : on recycle ce qui est jeté par le Nord [6]. L’Afrique garde ainsi une vingtaine d’années de retard. Les Africains, qui ne produisent pas d’ordinateur sur place, ont donc ce réflexe de l’importation, inéluctable. L’Europe continue donc d’écouler ses vieilles bécanes. Pour l’instant, la coopération « sud-sud » a (apparemment) encore besoin des vannes du Nord. Jusqu’au jour où l’Afrique viendra « au secours de l’Occident » [7]…

[1] Lire L’Afrique des associations. Entre culture, développement et stratégies identitaires. Sous la direction de Momar Coumba Diop et Jean Benoist Éditions Karthala, 2008. Lire une présentation ici : http://amades.hypotheses.org/36

[2] Lire « En Guinée, les TIC au bon vouloir du courant »

[3] À propos de « Fragments du Monde », Lire : http://fragmentsdumonde.org/UIE02/article.php­3?id_article=439

[4] Lire ici : « Saran Daraba Kaba : l’autre Aminata ? »

[5] Liste des micro-projets (Les parenthèses indiquent les partenaires des projets transversaux) :
- « Elles s’expriment » (« El Hamane » - Maroc-, « Parlement des jeunes du Réseau des femmes du Fleuve Mano pour la Paix (REFMAP) » - Guinée -, « Femmes et Tic » - Mali -) : mise en place des formations à l’audiovisuel pour réaliser des vidéos sur les violences faites aux femmes. Préparation de plaidoyers auprès des autorités politiques des différents pays sur le droit des femmes.

- « Appropriation des TIC par l’éducation » (« Association des jeunes pour la sensibilisation au respect du civisme en Guinée » - Guinée -, « Réseau des jeunes et adolescents pour les populations et le développement » - Sénégal -, « Édutech » - Mali -) : pour une informatisation du système éducatif des pays concernés, à travers 3 sites-pilotes en Guinée et un centre informatique au Sénégal.

- « Bhantal », « le progrès » en Poular (« Projet New Deal Magazine » - Guinée - , « Réseau des Jeunes journalistes de Guinée » - Guinée -, « Ciné-Club Tinghir » - Maroc -, « Traits d’union » - Mali). Projet médiatique transversal autour de l’éducation, de l’information, de la défense de l’environnement et de la notion de « communication africaine » (réalisation de films, d’un magazine éducatif, de reportages et d’interviews de consultants sur un site web à créer : www.bhantal.org).

- « Santé de la reproduction des jeunes et des femmes » (« Espace Communication » - Mali -, « Jeune chambre internationale de Guinée », « Coordination de la Moyenne Guinée », « Les Amis du Futur » - Guinée) : formations communes de femmes et de jeunes (les futurs « pères-éducateurs ») aux problèmes de santé publique et sensibilisation au développement d’activités génératrices de revenus, notamment l’aviculture, la production de savon, de teintures... Le projet prévoit aussi la création d’une plate-forme de blogs sur la sensibilisation aux problèmes sociaux liés à la reproduction (les exclusions sociales liées aux problèmes de grossesse par exemple) et aux problèmes de santé publique (VIH, MST).

- « Un village, une forêt » (« Coordination régionale des jeunes de la Guinée forestière », « Al Michal : Protection de l’oasis du Maroc », « coordination de la zone du Manding » - Guinée -) travaillera autour du reboisement de certaines forêts au sud du Maroc, en Haute-Guinée et en Guinée-forestière. L’idée est de lutter contre les effets de la désertification et le déboisement des forêts par les hommes, notamment pour la vente de charbon. Sensibilisation par des films, des affiches puis mise en place d’actions concrètes de « lobbying » auprès des autorités locales de Guinée et du Maroc.

- « Caravane du livre et TIC » (« Les Amis du Futur » - Guinée -, « La librairie Hassoun » -Maroc -, « Femmes et Tic » - Mali -) a pour objectif la sensibilisation les citoyens à l’intérêt du livre. Mise en place de caravanes pour la diffusion de films, la promotion du livre et la sensibilisation aux TIC dans les zones rurales.

- « Citoyens africains » (« Coordination régionale de la Basse-Guinée  », « Système d’information populaire, Centre de ressources pour l’émergence sociale participative » - Sénégal -, « Espace Communication » - Mali -). Objectif : « conscientiser les jeunes dès le bas âge aux valeurs africaines, pour leur dire ce qu’on attend d’eux ». Formations de pères-éducateurs, caravanes de sensibilisation, organisation de conférences, tables rondes, débats, colonies de vacances, voyages d’échange entre le Sénégal, le Mali, la Guinée. Objectif : favoriser les correspondances entre les ressortissants de pays voisins qui ne se connaissent pas, échanger l’expérience en matière de résolution de conflits, développer l’inter-culturel...

[6] Lire ici : « Ordinateurs retapées d’Europe pour continent sous-équipé »

[7] L’Afrique au secours de l’Occident, Anne-Cécile Robert, Éditions de l’Atelier, 2006

Posté le 24 octobre 2009

©© Vecam, article sous licence creative common