Les télécentres privés du Sénégal

La fin d’une « success story »

Depuis son accession à l’indépendance en 1960, le Sénégal est confronté à la lancinante question de l’accès universel au téléphone. En effet, historiquement introduite pour satisfaire les besoins de l’administration coloniale (Sagna 2001), géographiquement concentrée dans les villes1 et socialement réservée à une minorité, la téléphonie fixe ne compte guère que 240 324 abonnés plus d’un siècle après son introduction, soit un taux de pénétration de 1,97 %2. Au cours de ces vingt dernières années, des progrès considérables ont cependant été réalisés puisque la télédensité n’était que de 0,33 ligne pour 100 habitants en 1987. Pour ce faire, l’opérateur historique, s’appuyant sur le constat que le téléphone faisait souvent l’objet d’une utilisation collective, a encouragé la création de dispositifs d’accès collectif connus sous l’appellation de « télécentres ». Constituant un modèle original, par rapport aux autres types de télécentres existant dans le monde, ils ont fortement contribué à la démocratisation de l’accès au téléphone, créant par ailleurs des dizaines de milliers d’emplois et générant d’importants revenus pour l’opérateur, les exploitants et l’État. Cependant, le développement de la téléphonie mobile a entraîné une baisse de leur chiffre d’affaires et une diminution de leur rentabilité qui les a plongés dans une crise profonde qui s’est traduite par la cessation d’activités de nombre d’entre eux. Outre les conséquences économiques et sociales qui en découlent, la disparition progressive des télécentres est un sujet de préoccupation pour les pouvoirs publics et les acteurs du développement local dans la mesure où pendant longtemps ils ont été considérés comme le socle sur lequel il était possible de se baser pour lutter contre la fracture numérique. Nous appuyant d’une part, sur l’exploitation d’informations recueillies auprès des principaux acteurs du secteur pendant de nombreuses années et d’autre part, sur des données secondaires provenant d’articles de presse, de rapports annuels publiés par les opérateurs de télécommunications, de statistiques élaborées par l’Agence de régulation des télécommunications et des postes (ARTP), de travaux académiques, etc. nous nous proposons, à travers cette étude, de retracer l’évolution des télécentres privés au Sénégal au cours de la période 1992-2008 afin d’expliquer comment ce secteur qui était florissant, il y a encore peu de temps, est devenu fortement sinistré en l’espace de deux années tout en explorant les pistes qui pourraient éviter leur disparition totale à plus ou moins brève échéance.

Un concept venu du Nord mais devenu emblématique du Sud

Pour nombre de personnes, les télécentres évoquent un dispositif d’accès collectif aux services de télécommunications qui est emblématique des pays en voie de développement. Cependant, le concept de « télécentre » a vu le jour dans les pays développés et plus particulièrement en Scandinavie où le premier « télécottage » été expérimenté, en 1985, dans le village de Vemdalen (Suède). Leur mise en place avait pour objectif de faciliter l’accès à l’emploi, à la formation et à une série de services, dans une zone reculée comportant moins d’un habitant au kilomètre carré, via l’utilisation de moyens de télécommunications (téléphone, télécopieur, ordinateur, etc.). Centre de services offrant des services d’information et de communication, le télécottage se voulait à la fois une structure de formation, une bibliothèque, un bureau de poste et une boutique de télécommunications (Bullain et Toftisova 2004 : 11 ). Des télécottages ont par la suite été implantés en Grande-Bretagne afin de servir de support au développement du télétravail3 et du travail indépendant, avant de se répandre sous l’appellation de télécentres au Canada, aux États-Unis, en Australie, en Hongrie (UNDP 2006), etc. Aujourd’hui, les télécentres existant dans le monde, oscillent entre deux pôles non exclusifs, à savoir d’une part la fourniture de ressources, dans une optique sociale à des communautés ou à des personnes isolées, défavorisées ou handicapées et d’autre part la fourniture de services, dans une optique commerciale, à des particuliers ou à des entreprises. Au-delà de leurs différences, les télécentres ont en commun d’être des espaces équipés, proposant des ressources partagées et permettant d’accéder à des services de télécommunications (téléphonie, télécopie et accès à Internet) voire d’offrir des services bureautiques (photocopie, traitement de texte, numérisation, etc.).

Les télécentres ayant connu un certain succès dans les pays développés, les institutions d’aide au développement ont tenté d’exporter le concept dans les pays du tiers-monde afin de promouvoir l’accès aux technologies de l’information et de la communication (TIC) et plus particulièrement à Internet. C’est ainsi qu’à partir du milieu des années 1990, l’Unesco, l’Union internationale des télécommunications (UIT) et le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) ont favorisé la création de Télécentres communautaires polyvalents (TCP). Destinés à fournir des services de téléphonie, de télécopie, de photocopie, de traitement de texte, d’impression, de numérisation de documents et d’accès à Internet, ces TCP ont notamment été expérimentés en Afrique (Rose 1999). Au fil des années, la multiplication des initiatives de ce genre a donné naissance à un large éventail de télécentres, parfois très différents les uns des autres, mais décrits sous des vocables proches (télécentre, télécentre communautaire, télécentre communautaire polyvalent, télécentre privé, télécentre multiservices, téléboutique, etc.) rendant les comparaisons difficiles et créant des malentendus.

S’agissant des télécentres privés sénégalais, ce sont des dispositifs d’accès collectif (Scopsi 2004)4 à vocation commerciale, offrant des services de téléphonie et plus rarement de télécopie, résultant d’une initiative locale ayant débouché sur la création de petites entreprises, souvent à caractère familial, faisant l’objet d’une gestion privée et évoluant principalement dans le secteur informel même si certains ont pris la forme de groupements d’intérêt économique (GIE).

Quand le secteur privé vient à la rescousse de l’État

En 1987, la situation de l’accès au téléphone au Sénégal était particulièrement mauvaise avec une télédensité de 0,33 ligne pour 100 habitants. Afin de remédier à cette situation, la Société nationale des télécommunications du Sénégal (Sonatel) se lança alors dans l’installation de cabines publiques. En théorie, elles étaient un excellent moyen d’améliorer l’accès au téléphone mais dans la pratique, leur mise en œuvre révéla de nombreuses limites parmi lesquelles :
- un nombre restreint de cabines installées à l’échelle du pays ;
- une répartition géographique déséquilibrée au détriment des zones rurales ;
- l’obligation pour les usagers de disposer des pièces de monnaie appropriées ;
- le faible maillage du réseau de distribution des cartes prépayées ;
- la cherté relative des cartes prépayées pour les usagers occasionnels ;
- la chaleur régnant dans les cabines exposées au soleil ;
- l’inconfort de la position debout pour les communications de longue durée ;
- l’absence d’interface humaine susceptible d’assister les usagers ;
- la lourdeur de l’investissement qui était de 6 millions de Francs CFA par cabine (Zongo 2000 : 211-223) ;
- un fort taux d’indisponibilité dû aux actes de vandalisme ;
- une maintenance complexe à assurer.

L’installation de plusieurs centaines de cabines, menée en parallèle avec un important effort de modernisation et d’extension du réseau de télécommunications, eut pour résultat de porter la télédensité à une ligne publique pour 100 habitants en 1992, permettant ainsi au Sénégal de réaliser, avec huit années d’avance, l’objectif fixé par l’UIT aux pays africains. Cependant, l’accès universel au téléphone restait encore un rêve pour la majorité de la population et téléphoner était souvent une gageure. Afin de remédier à cette situation, l’État fixe alors comme objectif à la Sonatel de mettre un téléphone à la disposition de chaque citoyen dans un rayon de cinq kilomètres (Sagna 2006). Les solutions classiques ayant fait long feu, la Sonatel décide d’innover en expérimentant quatre télécentres à Dakar via sa filiale Télécom Plus5. Structures multifonctionnelles, ils offrent l’accès au téléphone, à la télécopie et à des services de photocopies, le tout dans des espaces agréablement aménagés. La formule rencontre un certain succès mais ne s’avère pas reproductible à grande échelle compte tenu du montant de l’investissement nécessaire à l’aménagement et à l’équipement des locaux sans parler des coûts salariaux.

En 1993, la Sonatel change alors de stratégie et décide d’autoriser la revente au détail de services de télécommunications dans le cadre de ce qu’elle décide d’appeler les « télécentres privés ». Ces derniers n’ont rien à voir avec les modèles connus jusqu’alors dans le monde ni avec celui expérimenté depuis 1992. Il s’agit en effet d’un simple agrément liant la Sonatel à une personne physique ou morale en vue de l’exploitation d’un télécentre consistant en un local d’une superficie minimale de 12 m2, comprenant un dispositif de taxation et spécialement aménagé pour la vente de services de télécommunications. L’exploitant doit s’acquitter d’une caution d’un montant de 250 000 Francs CFA6 par ligne à Dakar et de 150 000 Francs CFA dans les régions7, payer des frais de raccordement de 67 200 Francs CFA par ligne et acheter un compteur de taxes téléphoniques coûtant 100 000 Francs CFA soit un investissement minimum de 367 200 Francs CFA, sans parler des coûts d’aménagement et d’équipement du télécentre auxquels viennent s’ajouter les factures d’électricité et éventuellement les frais de loyer et les salaires. En contrepartie, l’exploitant est autorisé à revendre des unités téléphoniques dans une limite maximale de 75 % par rapport au tarif de la taxe de base qui est de 60 Francs CFA soit un prix plafond de 105 Francs CFA8. Afin de réguler leur développement, une des dispositions du contrat impose une distance minimale de cent mètres entre deux télécentres. Ce modèle, dans lequel la commercialisation des services de télécommunications est sous-traitée à des privés, préfigure la privatisation de la Sonatel qui surviendra en 1997 avec la vente de 33 % de son capital à France Télécom dans le cadre de la politique de libéralisation imposée par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI).

Dans le Sénégal du milieu des années 1990, confronté à une grave crise économique et dans lequel 67,9 % de la population vit en situation de pauvreté (Ministère de l’Économie et des finances 2004), ces télécentres privés constituent une formidable opportunité pour les jeunes sans emploi, les agents de l’État ayant quitté volontairement la Fonction publique ou encore les retraités vivant difficilement de leurs pensions. Ces groupes investissent massivement le créneau et dès 1995 le nombre de télécentres privés s’élève à 2 042, dont 65 % situés à Dakar (Barbier 1998), et totalisent 4 084 emplois soit deux fois plus que l’effectif du personnel de la Sonatel. L’opération s’avère également être une aubaine pour l’opérateur historique puisque les télécentres privés réalisent 5,5 % de son chiffre d’affaires alors qu’ils ne représentent que 2,5 % des lignes téléphoniques (Zongo 2000). Devant un tel succès, les règles d’établissement des télécentres sont assouplies et l’obligation de respecter une distance minimale entre deux installations est supprimée. Cette mesure provoque une explosion des demandes d’agrément et fin 1997, on dénombre 6 796 télécentres dans l’ensemble du pays. Au fil des années, leur nombre ne cessera d’augmenter atteignant un maximum de 24 284 télécentres en 2005. Un bilan établi l’année suivante faisait état de 18 500 télécentres totalisant 23 000 lignes téléphoniques, employant 30 000 personnes et générant un chiffre d’affaires de 50 milliards de Francs CFA, représentant 33 % du chiffre d’affaires de la Sonatel9, sans parler de l’important bénéfice social apporté à des milliers de citoyens qui virent ainsi leur accès au téléphone facilité.

Le succès rencontré par les télécentres privés auprès du public s’explique par le fait que ce dispositif d’accès collectif aux télécommunications : propose une interface humaine susceptible d’assister les personnes âgées, les non voyants, les analphabètes et tous ceux ne savent pas utiliser un téléphone (Benjamin 2000 : 8)10 ; repose sur une installation surveillée en permanence d’où une grande disponibilité ; constitue un cadre permettant de téléphoner avec un relatif confort ; permet de passer des appels téléphoniques mais aussi d’en recevoir ; n’implique pas d’avoir de la monnaie ni de prépayer ses communications ; facilite l’accès aux communications nationales voire internationales pour ceux qui disposent d’un abonnement avec accès restreint.

Les télécentres étant principalement localisés dans les zones à forte densité de population, ce sont entre 60 et 70 %11 de la population qui a pu bénéficier d’un accès indirect au téléphone (Chéneau-Loquay 2001 : 126) permettant ainsi à l’accès universel de faire des progrès considérables12. Le modèle des télécentres privés sénégalais a montré que, dans certaines conditions, la privatisation de la revente de services de télécommunications pouvait accroître l’accès universel au téléphone là où les mécanismes mis en œuvre par la puissance publique montraient certaines limites. Cependant, ce constat doit être tempéré par le fait que l’analyse de leur répartition géographique révèle, qu’avec plus de 50 % de télécentres situés dans l’agglomération dakaroise, les télécentres privés ont épousé les distorsions du marché plus qu’ils ne les ont corrigées puisqu’ils se sont concentrés dans les zones les plus rentables. Contrairement à la plupart des modèles de télécentres expérimentés par les organismes d’aide au développement et même par les organisations non gouvernementales (ONG), ils ont offert une solution relativement pérenne permettant à nombre de citoyens d’accéder au téléphone. Enfin, bien que ne revendiquant aucune vocation sociale, ils ont joué un rôle clé dans l’appropriation du téléphone par de larges franges de la population, sans parler de la création de dizaines de milliers d’emplois, certes précaires et peu payés13, mais constituant un filet de sécurité sociale appréciable pour des milliers de familles.

Un secteur organisé et en quête de régulation

À la fois clients de la Sonatel et revendeurs de services, les exploitants de télécentres ont très tôt ressenti la nécessité de s’organiser. C’est ainsi que l’Union nationale des exploitants de télécentres (Unetel) verra le jour dès 1995 même si son existence sera plutôt éphémère (Barbier 1998). Après un vide de quelques années, l’Association pour la redynamisation des télécentres (Arts) prend la relève à partir de 1998 mais doit rapidement s’accommoder de l’existence d’une organisation concurrente, le Syndicat national des télécentres privés du Sénégal (Synts), créé en 1999. Ce dernier finira par s’imposer et sous la pression « amicale » de la Sonatel, qui n’apprécie guère le terme « syndicat », il changera d’appellation en 2001 pour devenir l’Union nationale des exploitants de télécentres et téléservices du Sénégal (UNETTS). Une des premières batailles menée par l’UNETTS fut d’exiger une meilleure qualité de service de la part de la Sonatel car pour ces clients particuliers, tirant l’intégralité de leurs revenus du téléphone, les lignes en dérangement et les longs délais de rétablissement étaient synonymes de perte de clientèle et donc de baisse de leur chiffre d’affaires. De plus, ils demandèrent à l’opérateur de faire preuve de tolérance en cas de retard de paiement afin de ne pas voir leurs lignes téléphoniques suspendues comme n’importe quel abonné ordinaire. Enfin, ils réclamèrent que les unités téléphoniques leur soient vendues en gros et non au de détail comme pour les autres abonnés. Autant la Sonatel consentira des efforts sur les deux premiers points, autant elle n’acceptera jamais de pratiquer des prix de gros, trop heureuse de disposer de milliers de lignes fortement rentables, notamment dans les zones rurales où les télécentres privés polarisaient l’essentiel du trafic14. Elle préféra pratiquer des ristournes, en fonction du volume d’unités vendues, récompensant ainsi les télécentres les plus rentables15. Au fil des années, la rentabilité des télécentres privés diminuera régulièrement du fait de leur multiplication notamment suite à la suppression de la distance minimale obligatoire. En effet, si dans un premier temps la mesure avait été appréciée car facilitant le développement du secteur, ses contrecoups se firent rapidement sentir. L’augmentation du nombre de télécentres privés dans les zones les plus rentables entraîna une guerre des prix qui fit passer progressivement le prix l’unité téléphonique de 105 Francs CFA à 65 Francs CFA, avec pour conséquence une marge bénéficiaire réduite à 6 Francs CFA par unité en lieu et place des 46 Francs CFA de naguère. L’UNETTS se mobilisera afin d’obtenir le rétablissement de cette clause, mais en vain, la Sonatel se contentant de geler la délivrance de nouveaux agréments dans les zones urbaines pour de courtes périodes16. Cette mesure s’avérera cependant sans effet de même que les actions de sensibilisation organisées par l’UNETTS auprès de ses membres en vue de tenter d’organiser une sorte de contrôle des prix17.

L’UNETTS se tourna alors vers l’Agence de régulation des télécommunications (ART)18 qui en réponse présenta, en octobre 2002, un projet de cahier des charges qui restera sans suite. Relancée par l’UNETTS, l’ART remania le projet initial afin de prendre en compte l’activité de la société Digital Net, commercialisant des terminaux GSM destinés aux télécentres, ainsi que l’arrivée d’un troisième opérateur. Lors d’un atelier de validation du nouveau projet de cahier des charges, organisé en septembre 200419, deux positions s’affrontèrent qui bloquèrent son adoption. Pour l’UNETTS, le télécentre devait être défini comme une activité de distribution de services de télécommunications, quelle que soit la technologie utilisée, dans un local aménagé disposant d’une superficie minimale et dans le cadre duquel il devait être vendu uniquement des services de télécommunications. Elle réclamait également à ce que soient définis les droits respectifs des exploitants de télécentres privés et des opérateurs de télécommunications. L’UNETTS souhaitait également que soient institués des prix de gros et revendiquait l’établissement d’une fourchette de prix encadrant la revente des unités téléphoniques20. Enfin, elle demandait la création d’un fond de consignation destiné à recueillir les milliards de Francs CFA déposés en caution par les exploitants de télécentres auprès de la Sonatel21. De son côté, Digital Net souhaitait que l’activité télécentre soit définie comme une activité de distribution de services de télécommunications, quelle que soit la technologie utilisée et quel que soit le lieu de vente (local fermé, lieux ouverts au public, voie publique, etc.)22. Prétextant le manque de consensus entre les acteurs, arguant du fait que le Code des télécommunications ne prévoyait pas de régime juridique spécifique pour la revente des services téléphoniques et s’interrogeant sur l’opportunité de réguler et/ou de réglementer cette activité compte tenu des options libérales de l’État, l’ART décida finalement de geler le processus. Ces réticences à établir un cahier des charges furent encore renforcées lorsque la Sonatel l’informa qu’elle avait déposé la marque « Télécentre », auprès de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) depuis le 14 juillet 2004, et en détenait désormais le droit d’utilisation exclusif23. Rejetant ces arguments, l’UNETTS poursuivit cependant son combat en faveur de la régulation des télécentres privés, estimant que c’était le meilleur moyen de stabiliser le secteur.

Téléphonie mobile qui rit, télécentres qui pleurent

Outre la concurrence exacerbée s’exerçant entre les télécentres, le développement de la téléphonie mobile est peu à peu devenu la principale cause de leurs problèmes. Apparue en septembre 1996, avec le lancement du réseau Alizé24 par la Sonatel, sa croissance a été stimulée à partir d’avril 1999 avec l’arrivée de Sentel et l’est encore un peu plus depuis la venue d’Expresso sur le marché en janvier 2009. À ses débuts, la téléphonie mobile a fonctionné sur un modèle économique, reposant sur la réalisation d’une marge importante résultant de prix élevés imposés à un faible nombre d’abonnés, qui ne constituait pas une menace sérieuse pour les télécentres privés. À partir des années 2000, les téléphones portables de seconde main et les terminaux bon marché ont fait leur apparition en même temps que la concurrence entre les opérateurs faisait baisser le prix des abonnements et des communications. Dès lors, un nouveau modèle économique, basé sur la réalisation d’une faible marge sur un nombre élevé d’abonnés, s’est imposé dans le cadre duquel la téléphonie mobile s’est développée à un rythme que même les opérateurs n’avaient pas prévu. Elle a ainsi franchi le cap des 500 000 abonnés en 2002, celui du million d’abonnés en 2004 pour atteindre 5 983 639 abonnés en mars 2009 soit un taux de pénétration de 49,16%25. En une dizaine d’années, la téléphonie mobile est donc passée du statut de produit de luxe réservé aux plus aisés à celui de produit de consommation courante à la portée d’un grand nombre de Sénégalais au point qu’en 2007, avec un chiffre d’affaires de 282 milliards Francs CFA et une croissance annuelle de 39,6 %, elle générait 53 % des revenus des télécommunications26.

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Évolution du nombre de lignes publiques

Chiffres reconstitués par l’auteur d’après diverses sources : ARTP, Sonatel, etc.

Outre la baisse des tarifs d’abonnements et des communications, la téléphonie mobile s’est appuyée sur l’accroissement de la couverture de ses réseaux ainsi que sur des innovations techniques et des opérations commerciales pour conquérir la clientèle des télécentres privés. Ainsi, l’introduction par Sentel, en novembre 2005, puis par la Sonatel, novembre 2006, de la taxation à la seconde (TAS) et des systèmes de recharge de crédit à partir de 100 Francs CFA, combinés à la possibilité de transférer du crédit à un tiers, ainsi que le lancement de cartes prépayées ayant une valeur faciale de 1 000 Francs CFA ont porté un rude coup aux télécentres. En effet, nombre de possesseurs de téléphones portables qui se rabattaient sur les télécentres privés lorsque leur crédit était épuisé se sont alors massivement détournés de cette option puisqu’il leur était désormais possible de recharger du crédit avec une somme dérisoire où de s’en faire envoyer par un tiers. À ces nouveautés, sont venues s’ajouter les nombreuses opérations de promotion commerciales offrant des bonus de 50 % lors de l’achat d’une carte prépayée qui ont contribué à fidéliser, voire à étendre, la clientèle de la téléphonie mobile. Par ailleurs, l’introduction de la téléphonie fixe prépayée, le lancement des cartes internationales prépayées, la baisse des tarifs des communications internationales et mobiles, l’harmonisation des tarifs de communications entre le fixe et le mobile et, dans une moindre mesure, le développement de la téléphonie sur Internet (VoIP) ont également contribué à détourner le public des télécentres privés d’autant plus que, durant toute cette période, ces derniers n’ont bénéficié d’aucune innovation technologique ni de promotion commerciale. Enfin, les progrès réalisés en matière de téléphonie rurale, avec la couverture téléphonique de 13 000 des 14 000 villages du pays par la Sonatel, a étendu la couverture des réseaux de téléphonie mobile et grignoté les parts de marché détenues par les télécentres dans ces zones. La baisse de rentabilité qui a découlé de cet ensemble de facteur a poussé certains télécentres à réduire le nombre de lignes qu’ils exploitaient voire à cesser leurs activités. Conséquence directe de cette situation, le nombre de lignes de téléphonie publique, essentiellement constitué par les lignes de télécentres a chuté de 68,71% passant de 19 261 en mars 2005 à 6 027 en mars 2009.

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Evolution du nombre de télécentres au Sénégal

Source : Agence nationale de la statistique et de la démographie et SONATEL

Parallèlement, après avoir atteint un maximum de 24 285 en 2005, le nombre de télécentres a rapidement diminué à partir de 2006 pour atteindre 4 246 télécentres en décembre 2008. D’aucuns estimeront que la disparition des télécentres est un phénomène inéluctable dans la mesure où ils ont rempli le rôle historique qui était le leur jusqu’au moment où les conséquences des changements intervenus dans le secteur des télécommunications (Sagna 2008) leur ont fait perdre toute raison d’être. Cela étant, le développement de la téléphonie mobile n’est pas forcément synonyme de disparition des télécentres puisque dans certains pays, tels le Maroc où l’Afrique du Sud, où son taux de pénétration est beaucoup plus élevé qu’au Sénégal, ceux-ci continuent à prospérer (Ndao 2008 : 8). Par ailleurs, il faut bien voir que les télécentres ne peuvent être considérés comme un simple dispositif d’accès collectif aux télécommunications comme pouvaient l’être les cabines publiques dans la mesure où ils assument une fonction économique et sociale vitale pour des milliers de familles. Dès lors, l’État peut difficilement laisser ce secteur s’effondrer et voir disparaître des milliers d’emplois sans tenter de lui venir en aide au nom de la cohésion sociale. De plus, la disparition progressive des télécentres ne signifie pas que la question de l’accès universel au téléphone soit devenue une question caduque.

Évolution de l’environnement des télécentres privés au Sénégal (1992-2009)
1992 Télécom-Plus, filiale de la Sonatel expérimente quatre télécentres multifonctionnels
1993 La Sonatel autorise la revente de services téléphoniques par des télécentres privés
1995 Création de l’Union nationale des exploitants de télécentres (UNETELS)
1996 Lancement du réseau de téléphonie mobile Alizé, devenu Orange, par la Sonatel
1997 Privatisation de la Sonatel
1998 Création de l’Association pour la redynamisation des télécentres du Sénégal (ARTS)
1999 Lancement du réseau de téléphonie mobile de Sentel devenu Tigo Création du Syndicat national des télécentres privés du Sénégal (SYNTS)
2000 Le nombre d’abonnés à la téléphonie mobile franchit le seuil des 200 000 abonnés et dépasse celui des abonnés à la téléphonie fixe
2001 Le Synts devient l’Union nationale des exploitants de télécentres et téléservices du Sénégal (UNETTS)
2002 La téléphonie mobile franchit le cap des 500 000 abonnés
2004 La téléphonie mobile atteint le million d’abonnés Digital Net introduit les télécentres GSM fixes et mobiles
2005 Sentel lance la taxation à la seconde ainsi qu’une formule de recharge et de transfert de crédit. La Sonatel lance la téléphonie fixe prépayée et les cartes internationales prépayées
2006 La téléphonie mobile atteint le seuil des trois millions d’abonnés La Sonatel introduit la taxation à la seconde et une formule de transfert de crédit
2007 La téléphonie mobile atteint le seuil des quatre millions d’abonnés Une licence fixe, mobile et Internet est attribuée à Sudatel
2008 La téléphonie mobile atteint les cinq millions d’abonnés
2009 La téléphonie mobile atteint le seuil des six millions d’abonnés Lancement du réseau de téléphonie mobile 3G de Sudatel sous le label Expresso

Source : Agence nationale de la statistique et de la démographie et SONATEL

En effet, les chiffres officiels publiés par l’ARTP sur le taux de pénétration de la téléphonie sont quelque peu surestimés du fait de biais liés à son mode de calcul. Tout d’abord les chiffres rendus publics par l’ARTP correspondent au nombre cumulé de cartes SIM vendues et non au nombre de puces effectivement actives. Ils incluent notamment les puces achetées par des personnes de passage au Sénégal ainsi que celles devenues inactives pour être restées trop longtemps sans avoir été rechargées. Enfin, ils comptabilisent les détenteurs de téléphones portables qui, pour des raisons personnelles ou professionnelles, possèdent plusieurs puces. L’ARTP est d’ailleurs consciente de ces phénomènes puisqu’en septembre 2008, elle estimait le nombre réel de puces actives à 4 135 000 sur les 5 000 960 officiellement déclarées par les opérateurs27 soit une différence de 17%. Si l’on ajoute à ces considérations le fait que la plupart des abonnés à la téléphonie fixe possède au moins un abonnement à la téléphonie mobile, il apparaît clairement que le taux de pénétration globale de la téléphonie est bien loin des 51,13%28 résultant de l’addition des taux de pénétration de la téléphonie fixe et mobile. Ces chiffres prouvent ainsi que la question de l’accès universel au téléphone reste d’actualité malgré les progrès considérables réalisés grâce à la téléphonie mobile. Dès lors, il apparaît qu’il existe toujours un rôle à jouer pour les télécentres à conditions que ceux-ci s’adaptent au nouvel environnement.

Les télécentres privés à la croisée des chemins

Anticipant ou non la nécessaire mutation des télécentres privés, de nombreuses actions de renforcement de capacité ont été organisées à leur intention dans le cadre de projets financés par la coopération internationale29. Cela étant, bien peu ont réussi à faire le saut qualitatif leur permettant de passer du statut de télécentre monofonctionnel à celui de télécentre multifonctionnel et ce pour diverses raisons. Tout d’abord, la majorité des télécentres privés étant des entreprises familiales, gérées par des personnes ayant peu voire pas de formation professionnelle (Barbier 1998) ni les compétences techniques et managériales nécessaires, il n’a pas été possible de dépasser certaines limites objectives. S’agissant du cadre d’accueil, la plupart des télécentres privés évoluant dans des locaux répondant strictement à la norme des 12 m2 édictée par la Sonatel, il n’était guère réaliste de vouloir les transformer en des structures multifonctionnelles possédant des équipements bureautiques et informatiques destinés à être utilisés par une clientèle nombreuse (Candelier et Lemoine 2001)30. Enfin, l’acquisition de nouveaux équipements, leur maintenance, leur alimentation électrique et leur fonctionnement, sans parler de l’aménagement des locaux ni des coûts récurrents additionnels (personnel supplémentaire et/ou plus qualifié, frais d’abonnement à l’ADSL, facture électrique, etc.) nécessitaient un investissement et des disponibilités financières hors de portée de la majorité des exploitants de télécentres privés. Dès lors, la mutation souhaitée des télécentres monofonctionnels en des télécentres multifonctionnels s’est trouvée hypothéquée par le profil même de leurs exploitants. À cela s’est ajouté le fait que durant des années, les exploitants de télécentres privés ont mené un combat auprès de la Sonatel afin d’interdire le couplage de l’activité télécentre avec toute autre activité commerciale (salon de coiffure, vente de produits cosmétiques, boutique, etc.). Ils ont certes obtenu gain de cause mais avec pour résultat l’émergence d’un modèle de télécentre reposant sur la « monoculture » de la téléphonie fixe avec les terribles conséquences qui en ont découlé suite au développement exponentiel de la téléphonie mobile. Confirmant cette difficulté à évoluer vers un autre modèle, il est significatif de constater que les cybercentres, apparus à partir de 1996, ont généralement été créés par de nouveaux entrepreneurs et non par les exploitants de télécentres privés.

La gravité de la situation a amené l’UNETTS à tirer la sonnette d’alarme en vue de faire prendre conscience, aux autorités gouvernementales et à l’opinion publique, de l’ampleur du phénomène ainsi que de ses conséquences économiques sociales. Elle a notamment organisé, en juillet 2007, une journée de réflexion sur le thème « Les télécentres et les innovations TIC : Quels enjeux pour le Sénégal ? » à laquelle ont participé des représentants de l’État (ADIE, ARTP, etc.), du mouvement consumériste (SOS consommateurs), de la société civile (OSIRIS) et des professionnels du secteur des TIC. Les différents intervenants ont été unanimes à reconnaître que la survie des télécentres privés dépendait essentiellement de leur capacité à s’adapter au nouveau contexte, à travers une diversification de l’offre de services et une nouvelle organisation du secteur. La nécessité de diversifier leurs partenariats afin de réduire leur dépendance vis-à-vis de l’opérateur historique a également été mise en exergue compte tenu de la présence de Sentel sur le créneau de la téléphonie mobile et de l’arrivée de Sudatel dans le cadre de l’attribution de la licence globale lui permettant de fournir des services de téléphonie fixe, mobile et Internet (FMI)31. La professionnalisation du secteur, avec ses corollaires que sont la mise à niveau des acteurs et le recrutement de nouvelles compétences, a également été identifiée comme une priorité sans parler de l’amélioration des conditions d’accueil de la clientèle. La prise de mesures isolées ne saurait cependant suffire à résorber la crise que vivent les télécentres privés tant les problèmes posés sont nombreux et complexes et leurs limites intrinsèques importantes. Dès lors, il est nécessaire d’envisager une véritable stratégie de sauvetage du secteur adossée à une vigoureuse intervention de l’État.

Compte tenu du rôle économique et social joué par les télécentres privés et des potentialités qu’ils recèlent en matière de vulgarisation des TIC, la puissance publique se doit d’aider ce secteur en difficulté. D’ailleurs, à l’heure où le gouvernement sénégalais vient d’élaborer la Stratégie de croissance accélérée (SCA), dont l’une des grappes porteuses est celle des TIC et des Téléservices32, il ne serait guère cohérent qu’il assiste passivement à la disparition des télécentres privés identifiés comme un des leviers essentiels de toute politique en la matière. En effet, les télécentres constituent un réseau pouvant être utilisé pour le développement de l’accès à Internet ainsi que le déploiement de toute une série de services liés au développement de la société de l’information (téléprocédures, paiement en ligne, etc.). Or, les dispositifs d’accès collectif à Internet ont de beaux jours devant eux car il est tout à fait illusoire de penser que la connexion individuelle à Internet fera des progrès majeurs dans les prochaines années comme en témoigne son faible taux de pénétration qui est de 0,45 %33 après douze années d’existence ! À ce niveau, la barrière principale reste le coût de l’équipement (ordinateurs comme téléphones permettant d’utiliser l’Internet mobile) et celui des services qui restent hors de portée de la majorité des Sénégalais. Dès lors, il est légitime de penser qu’il existe des perspectives de survie pour les télécentres privés dans la mesure où ils seront capables de se transformer radicalement pour s’adapter au nouvel environnement. L’État, en concertation avec les exploitants télécentres privés et les opérateurs de télécommunications devrait donc s’impliquer dans la conception d’une stratégie de sauvetage du secteur. Les discussions qui ont déjà eu lieu en diverses occasions indiquent que la transformation des activités des télécentres privés pourrait s’organiser autour de quatre grandes directions à savoir :
- la vente de produits et services de téléphonie (cartes SIM, recharges téléphoniques, accessoires de téléphonie, etc.) ;
- la transformation des télécentre actuels en des télécentres multifonctionnels offrant connexion à Internet, services de traitement de texte, impression de documents, photocopie de documents, numérisation de documents, services de recherche d’information sur Internet, gravure de cédérom et de DVD, l’initiation à la bureautique et à la navigation sur Internet, etc.
- l’encaissement des factures des sociétés concessionnaires (eau, électricité, téléphone) et de certains impôts et taxes, la vente de timbres postaux et fiscaux, l’exécution partielle ou totale de procédures administratives dématérialisées, la prise de rendez-vous médicaux dans les hôpitaux, l’organisation d’évaluations dans le cadre de certaines formations à distance, l’intermédiation pour les activités de commerce électronique, la fourniture de divers services aux entreprises du secteur informel, etc. ;
- le couplage de l’activité télécentre avec d’autres activités commerciales.

D’autres mesures, certes plus difficiles à mettre en œuvre compte tenu de la nature des entreprises du secteur, ont également été envisagées telles :
- La création d’une centrale d’achat pour l’acquisition du mobilier, de l’équipement bureautique et informatique ainsi que des consommables ;
- L’utilisation systématique des logiciels libres pour supprimer les frais récurrents liés au paiement des licences ;
- Le regroupement des télécentres au sein d’enseignes franchisées en vue de mutualiser les ressources et les compétences.

Enfin, les télécentres privés étant dans leur grande majorité des entreprises familiales de petite taille, disposant de peu de moyens financiers et d’un personnel généralement peu qualifié, il est indispensable que l’État prenne des mesures d’accompagnement d’ordre structurel. Parmi les dispositions qui ont été suggérées figurent notamment :
- La création d’un fonds d’appui aux télécentres privés alimenté par les cautions déposées jusqu’alors par les exploitants auprès de la Sonatel ;
- L’appui à la mise en place de filières de formation courtes préparant aux métiers exerçables dans les télécentres (gestionnaire, animateur, etc.) ;
- L’élaboration d’un statut de télécentre agréé autorisant la fourniture d’un certain nombre de services particuliers ;
- Le développement de procédures administratives dématérialisées dont l’exécution pourrait se faire dans les télécentres agréés ;
- La mise en place d’une réglementation stricte imposant aux opérateurs de téléphonie mobile de commercialiser leurs abonnements et les recharges de crédits à travers des circuits de distribution commerciale officiels.

* * *

Concurrencés par le développement de la téléphonie mobile et affaiblis par les pratiques commerciales des opérateurs de télécommunications, les télécentres privés sont fortement menacés de disparition s’ils n’opèrent pas rapidement de profondes mutations. Créés puis couvés par la Sonatel lorsqu’ils lui apportaient jusqu’à un tiers de son chiffre d’affaires, ils sont aujourd’hui abandonnés à leur sort, le curseur de la rentabilité s’étant déplacé vers la téléphonie mobile. Cette situation n’est d’ailleurs pas pour déplaire à la Sonatel qui voit ainsi s’affaiblir des partenaires avec lesquels elle était liée par un contrat et qui, au fil des années, s’étaient organisés pour défendre leurs intérêts. Par contre, rien de tout cela avec les milliers de jeunes évoluant dans le secteur informel et qui revendent, à la sauvette, cartes SIM et recharges de crédit dans les rues des principales agglomérations du pays. Ironie de l’histoire, les télécentres privés, qui avaient été mis en place dans le cadre des politiques de libéralisation de l’économie afin de pallier les lacunes de la puissance publique en matière d’accès universel à la téléphonie fixe, sont aujourd’hui victimes de cette même libéralisation. Leur déclin illustre bien une des caractéristiques de la société capitaliste en réseau mise en évidence par Manuel Castells, à savoir l’extrême flexibilité d’un système qui peut à un moment établir des connexions avec tout ce qui est précieux au regard de la valeur et des intérêts dominants et à un autre se déconnecter de tout ce qui ne l’est pas ou qui est dévalué (Castells 1999). Rétrospectivement, le constat qui s’impose également est que tant l’État, à travers l’opérateur historique que le secteur privé, à travers les télécentres, se sont montrés incapables, à eux seuls, de résoudre correctement la question de l’accès universel. Dès lors, il faudrait songer à se tourner vers d’autres politiques, centrées sur l’intérêt public, et combinant régulation par l’État et autorégulation par le marché afin de tirer profit des avantages de l’un et de l’autre tout en limitant leurs inconvénients respectifs, comme le suggère fort justement Caes Hamelink (1999)..

Dans cette perspective, il serait légitime que les télécentres privés puissent bénéficier, sur la base d’un cahier des charges défini par l’Agence de régulation des télécommunications et des postes, de subventions alimentées par le Fonds de développement du service universel des télécommunications (FDSUT)34 afin de continuer d’offrir aux plus démunis un dispositif d’accès aux services de télécommunications qui soit à leur portée. En effet, dans la société de l’information et de la connaissance partagée qui se met peu à peu en place, l’accès à l’infrastructure d’information et l’utilisation des services qui lui sont associés peuvent être légitimement considérés comme faisant partie des droits universels des citoyens car déterminant la possibilité de bénéficier ou non de toute une série d’opportunités économiques et sociales sans parler du rôle croissant qu’ils jouent dans les conditions d’exercice de la citoyenneté (Raber 2004). Cependant, quelle que soit l’ampleur des efforts que les télécentres privés feront pour s’adapter au nouvel environnement et l’efficacité des mesures de sauvetage qui pourraient être prises par l’État, le régulateur et les opérateurs de télécommunications, il est certain qu’ils ne réussiront pas à reconquérir les parts de marché perdues face à la téléphonie mobile. On voit mal, en effet, les consommateurs abandonner leurs téléphones portables et les avantages qui leur sont associés (confort personnel, mobilité, prestige social, symbole de modernité, etc.) pour revenir massivement vers ces dispositifs d’accès collectifs aux télécommunications. Après avoir connu un développement impressionnant du début des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000, il apparaît clairement que « l’âge d’or des télécentres » est bel et bien révolu. Désormais il faudra donc s’habituer à parler au passé de ce qui fut longtemps considéré comme une « success story ».

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Posté le 15 novembre 2009

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