Quarante ans après : mais qui donc créa l’internet ?

Ce mois-d’octobre 2009, on célèbre les anniversaires de faits qui ont bouleversé le monde : les 80 ans de la précédente crise financière, les 70 ans de la déclaration de la deuxième guerre mondiale ou les 20 ans de la chute du mur de Berlin. Le 29 octobre, jour de publication de cet article, est aussi celui des 40 ans de la mise en service du réseau de l’ARPA (Agence des projets de recherche du département de la Défense américain)

Ce mois-ci, on célèbre les anniversaires de faits qui ont bouleversé le monde : les 80 ans de la précédente crise financière, les 70 ans de la déclaration de la deuxième guerre mondiale ou les 20 ans de la chute du mur de Berlin.

C’est aussi l’anniversaire de la mise en service du réseau de l’ARPA (Agence des projets de recherche du département de la Défense américain) : ce jour là, le 29 octobre 1969, dans la salle de calcul du département informatique de l’Université de Californie à Los Angeles, il n’y avait ni journaliste, ni photographe, ni homme d’affaire. Simplement une bande d’étudiants, doctorants, leurs professeurs et un ingénieur de la société BBN à qui avait été confié le développement du logiciel des commutateurs de paquets du réseau.

Le professeur Léonard Kleinrock raconte sobrement cette discrète éclosion [1] : il est aux commandes, entouré des étudiants membres du groupe de travail sur le réseau (NWG ) : il tape sur un simple terminal un premier caractère de l’ordinateur Sigma 7 (commercialisé en France par la CII sous le nom de 10070) vers celui du Stanford Research Institute (SRI) près de San Francisco, puis un second. Au troisième le logiciel « plante ». C’était il y a exactement quarante ans. J’étais le seul européen de la bande.

Un projet utopique, animé par des universitaires, sans participation industrielle, prenait corps. Tous nous avions plus ou moins conscience de participer à l’émergence d’un projet riche en promesses. Aucun n’aurait pourtant osé imaginer l’avenir qu’a connu et que connaît l’internet. A travers maints rebondissements, du réseau de l’ARPA (le nom d’Arpanet n’apparaît qu’en 1972) au « web 3.0 », l’internet s’est depuis imposé comme un outil incontournable du monde d’aujourd’hui et de demain si l’on en croit les projections de Joël de Rosnay pour le web 4.0 [2]. Quels caractères génétiques ont donc permis à cette petite pousse de devenir un tel baobab ?

Sa chance a bien sûr été la mise en œuvre des technologies de communication numériques, de la miniaturisation des circuits et l’enclenchement du cercle vertueux, d’une technologie reproductible et de plus en plus dense, proposée à un public de plus en plus large, et donc de moins en moins coûteuse. Sa chance a aussi été la déréglementation des télécommunication et la mondialisation de l’économie dont il a par ailleurs été un outil stratégique.

Mais pourquoi l’Arpanet et son successeur l’internet a-t-il finalement balayé les projets concurrents ? Les ingrédients du succès étaient déjà dans l’embryon du réseau ARPA né de la rencontre de visions, d’objectifs et de personnalités diverses, voire contradictoires : militaire, universitaire ou libertaire.

Le souci d’inspiration militaire était l’invulnérabilité : d’où le choix pour le réseau de transmission, de la technique de la commutation de paquets : l’information peut passer par n’importe quel chemin d’un réseau maillé de commutateurs de paquets ( les IMP) ; si l’un d’eux est détruit les communications ne sont pas perturbées.

Les universitaires ont fourni les premiers sites, développé des spécifications en toute indépendance des constructeurs et des grands opérateurs de télécommunications, inventé les premières applications . Les contrats de l’ARPA leur assuraient l’indépendance financière nécessaire. Le partage des ressources, en matériel, logiciel, données ainsi que des ressources humaines disponibles sur le réseau était un objectif majeur. S’y ajoute une culture de l’échange et du partage. Le réseau devient vite aussi un moyen de soumettre à la communauté des utilisateurs des algorithmes à vérifier, des programmes à tester, des données à archiver. Il deviendra un levier pour les promoteurs du logiciel libre. Il a su galvaniser des énergies et des intelligences désintéressées, individuelles et collectives.

Enfin les jeunes chercheurs de l’UCLA n’étaient pas insensibles à l’air du temps libertaire qui y régnait : l’hiver 1969-1970 fut aussi celui de la contestation dans les universités américaines : une sorte de mai 68 sur fond de guerre du Vietnam de plus en plus mal supportée par les étudiants et de révolte des minorités ethniques. C’est à l’UCLA qu’enseignait Angela Davies, militante communiste sympathisante des Black Panthers. La philosophie qu’ils ont inoculé au réseau à travers ses spécifications était fondée sur l’indépendance, la liberté, la transparence, le partage et le pragmatisme. Dès le départ, en mai 1968, ils ont institutionnalisé un système de spécifications ouvertes et publiques, basé sur la compétence, la reconnaissance mutuelle et le consensus qui s’est révélé par la suite être l’un des facteurs de succès majeurs du projet. Les « request for comments » (RFC) ont défié le temps : 5689 RFC ont été publiés en 40 ans et toujours avec la même sobriété de présentation. L’ensemble des RFC aujourd’hui disponible sur l’Internet constitue une extraordinaire "mémoire" du processus collectif de construction et d’évolution du réseau. La liberté d’expression deviendra un cheval de bataille des pionniers de l’Internet : sur le réseau, tout doit pouvoir se dire, il est " interdit d’interdire " ; à chacun de faire montre d’esprit critique, de filtrer et de recouper l’information. L’usage exclusif au départ de la langue anglaise par contre montre combien ces gènes étaient monoculturels…

Vingt ans après sera introduit par une équipe de recherche européenne le world wide web, la Toile sur laquelle ont peut naviguer en suivant des liens qui relient les informations où qu’elles se trouvent. Cette application viendra compléter les atouts de l’internet et lui permettra de faire son entrée au début des années 90 sur la scène politique, économique, sociale et sociétale mondiale, et d’éliminer les réseaux industriels concurrents.

Leur pragmatisme enfin est bien caractérisé par la célèbre affirmation : « nous récusons rois, présidents et vote. Nous croyons au consensus et aux programmes qui tournent » [3].

Le succès de l’internet, nous le devons aux bons choix initiaux et à la dynamique qui en est résultée : la collaboration de dizaine de milliers d’étudiants, ou de bénévoles apportant leur expertise, tels par exemple ces centaines de personnes qui enrichissent continuellement des encyclopédies en ligne telles que Wikipédia. En France certains avaient détecté la jeune pousse prometteuse, avaient vu dans l’Arpanet un signal faible, porteur d’avenir. Malheureusement ceux qui perçoivent ne sont pas ceux qui décident et ceux qui proposèrent une approche calquée sur l’internet, ne furent pas suivis : en s’en tenant à des arguments techniques économiques, ou d’indépendance nationale, avec Transpac puis Teletel, et tout en marquant des points sur le court terme, on a choisi le repli sur notre pré carré et ignoré les ressorts humains qui ont permis à l’internet de finalement l’emporter.

L’internet a été au fil des ans une création continue qui a su minimiser les contraintes d’usage. Il offre des outils puissants et accessibles à tous, ce qui a largement profité à des organisations ne disposant pas de moyens financiers importants pour communiquer : ainsi le secteur associatif en a-t-il été un grand bénéficiaire quand il a su se l’approprier. Aujourd’hui l’internet, puissant levier pour l’action de la société civile, est devenu un outil stratégique de la solidarité mondiale, peut être la source d’une citoyenneté plus participative. Il permis la chute du mur de la communication mondiale. Ne soyons pas naïfs : peuvent s’y exprimer le bien comme le mal, le narcissisme comme la convivialité, l’ordre comme le désordre.

Néanmoins pourquoi ne pas dédier ce quarantième anniversaire à ces très nombreux contributeurs passionnés mais restés obscurs qui au fil des années ont consacré leur temps libre, jour et nuit, à tisser cette toile, à lui apportant un élément de structure, ou de contenu, la gorgeant de leur savoir faire et de leurs connaissances, l’animant et l’imposant comme l’outil du savoir et de la communication universels. En reconnaissance de ce rôle pionnier, l’usager doit pouvoir conserver un droit de regard sur l’internet et ses évolutions dont il est codétenteur. Au moment où l’internet devient un pilier incontournable de l’organisation de notre société, où le développement d’une culture démocratique sur l’internet pourrait être menacé et où leur accessibilité sur l’internet pourrait être le prétexte pour des entreprises à but lucratif de s’approprier des composants de ce qui jusqu’à maintenant était considéré comme des biens communs, l’outil l’internet doit être reconnu comme un bien public, et la liberté d’y accéder comme un droit fondamental.

Notes

UCLA’s Leonard Kleinrock on the first Internet connection
http://newsroom.ucla.edu/portal/ucla/electron­icplay.aspx?fid=28176

http://www.dailymotion.com/video/x7g070_joel-de-rosnay-devoile-le-web-40_tech

We reject kings, presidents and voting. We believe in rough consensus and running code

Posté le 29 octobre 2009

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