« Il sema, les autres récoltèrent » : la guerre secrète du capital contre la vie et nos libertés

Connaissances en communs
Knowledge Commons
Sommaire/Contents
Jean-Pierre Berlan, Ancien directeur de Recherche Inra Montpellier (France)

Il n’est pas nécessaire d’être marxiste pour comprendre la règle de base de notre système d’économie capitaliste : la production commence par l’investissement d’argent pour acheter l’équipement, les matières premières, l’énergie etc. et pour louer des ouvriers pour produire une marchandise et enfin récupérer l’argent quand la vente de la marchandise termine le processus. Un tel processus ne prend sens que si et seulement si le montant de l’argent reçu à la fin est plus élevé que le montant investi, à savoir s’il reste un profit. Une entreprise n’existe que dans la mesure où elle produit des profits.

La marchandise produite, que ce soit des automobiles, des pesticides, des armements, ou des médicaments etc., est simplement un moyen pour cette fin ; des millions de personnes sont récemment mortes de faim car il devenait beaucoup plus profitable de produire des nécro-fuels (les agro-carburants) que de la nourriture, mais pour le capital ces souffrances ne sont pas pertinentes. Non seulement ce qui est produit, mais où (Chine, Brésil ou Roumanie), par qui (par des travailleurs esclaves, des prisonniers ou par des travailleurs syndiqués), comment (dans un environnement sain ou toxique) et quand il est produit (la fraise en hiver ou en été), toutes ces questions sont non- pertinentes comme le sont les pollutions, l’épuisement des ressources naturelles, les dommages à l’environnement, la santé des travailleurs et des consommateurs, etc. Tout ceci, à cause de la compétition.

Une bête aussi féroce peut seulement être maîtrisée pendant un temps limité. Les luttes sociales pendant les années 30 et la deuxième guerre mondiale imposèrent des contraintes qui furent rapidement brisées. Dans les années 80, l’idéologie libérale dénoua les chaînes de la bête qui devint de plus en plus libre de se déplacer à travers la planète entière à la recherche de nouvelles sources de profit. Ainsi une industrie de la semence, peu concentrée (à l’exception de la semence appelée « hybride ») dans un grand nombre de petites entreprise de reproducteurs fût concentrée dans l’autoproclamée "industrie scientifique de la vie", c’est-à-dire le cartel des entrepreneurs transnationaux des pesticides, herbicides, insecticides, fongicides — autrement dit "l’industrie scientifique de la mort".

En bref, dans le monde des affaires, une entreprise produira n’importe quoi ou même rien du tout, à condition que ce soit profitable.

De ce point de vue, la Vie confronte le capitalisme à un problème difficile : les organismes vivants, les plantes ou les animaux, se reproduisent et se multiplient gratis, pour rien. Assurément, un certain nombre d’organismes vivants prennent même plaisir à se reproduire, ce qui fait que cette injustice de la Nature est doublement scandaleuse

Aussi longtemps que le grain récolté est semé l’année suivante, les reproducteurs, les semenciers et leurs proches n’ont pas de marché qui vaille la peine. Pas de marché, pas de profit. Plus généralement aussi longtemps que les plantes et les animaux se reproduisent et se multiplient gratis dans le champ du fermier, aucun profit ne peut être fait. Ce fut reconnu il y a très longtemps, en fait dès qu’apparurent les premiers hommes d’affaires de ce secteur.

« Prenez, par exemple, Ephraïm Bull, qui donna au monde le raisin Concord, variété standard maintenant cultivée dans des milliers d’exploitations vinicoles…Il créa de la richesse, du luxe, du rafraîchissement, et de la nourriture pour un très grand nombre…Ephraïm Bull mourût dans la pauvreté…à l’age de 89 ans, et les passants sont informés par l’épitaphe de la sobre dalle de sa tombe :

« Il sema, les autres récoltèrent »

La loi de la vie va à l’encontre de la loi du profit. La Vie, alors doit être fausse. C’est ceci que l’infâme technologie transgénique du « contrôle de l’expression du gène », surnommé Terminator par ses opposants, revéla en mars 1998 . Ses semences germent normalement, la plante croît normalement, ses fleurs comme ses grains se développent normalement et la plante produit une récolte normale — sauf qu’un dispositif transgénique a tué le germe de la graine. Si elle est semée, elle ne germera pas. Elle est stérile. Pour nous, Terminator — la stérilisation de la vie — apparaît comme le plus grand triomphe de deux siècles de reproduction de plantes et de génétique appliquée. Ainsi c’est le véritable but que les éleveurs de plantes et d’animaux ont poursuivi avec constance, depuis l’apparition des premiers éleveurs semenciers commerciaux , durant les dernières décades du XVIIIe siècle pour les animaux des fermes, et environ un siècle plus tard, pour les plantes.

Pour ces dernières, la tâche était impressionnante. Elle impliqua de séparer les composants de la vie, de séparer la production de la reproduction. La première peut rester aux mains des fermiers, la seconde doit devenir le monopole des investisseurs reproducteurs. Cela signifie l’expropriation de la pratique fondatrice de l’agriculture, le semi des grains que l’on a récoltés. Cela signifie la création d’un privilège sur la reproduction, au dépend non seulement des fermiers mais de la société tout entière. La vie doit être « enclose » exactement comme l’avait été la terre commune en Angleterre, créant alors une nouvelle figure sociale révolutionnaire, le prolétaire libre, entièrement dépouillé de tout moyen de production, sauf de sa force de travail. Ce processus a laissé la place libre pour la révolution industrielle et pour le monde industriel d’aujourd’hui.

Exproprier la vie est même un projet encore plus révolutionnaire. Il affectera toutes les dimensions de nos existences, l’économie, le social, le politique, le symbolique. Il séparera l’humanité d’elle-même. Notre déposition sera totale et notre aliénation absolue. Les fermiers furent la catégorie sociale la plus nombreuse ; ils ont été éliminés en quelques décades. C’est seulement par une habitude paresseuse que nous appelons leurs survivants "fermiers" car ils sont maintenant les simples rouages - les "technoserfs"- d’un immense complexe agro-industriel-financier. La vie qui était sacrée a été réduite à des brins ordinaires d’ADN.

Jusqu’à récemment nul semencier/reproducteur pouvait déclarer : mon but est de stériliser la vie. Un tel objectif devait être soigneusement mis au secret pour être poursuivi. Un vocabulaire corrompu et trompeur devint le meilleur moyen de protéger le grand secret des reproducteurs et des généticiens agricoles. Si Terminator le révéla enfin c’est parce que "l’industrie scientifique de la mort" sentait qu’elle avait maintenant le poids politique suffisant pour exprimer son privilège sur la vie.

Dans les pages suivantes je vais traiter deux questions : comment le système a organisé l’expropriation de la reproduction et comment son vocabulaire corrompu a masqué ses agissements.

***

Les fermiers paysans cultivaient des variétés dans le sens original de "caractère d’être varié, diversité, le contraire de l’uniformité". En fait, dés 1880, les Vilmorin utilisaient en France indifféremment le mot "variété" et "race" pour décrire les meilleurs blés cultivés en France. Une variété de blé est faite de plantes qui partagent un certain nombre de caractères particulièrement visibles tels que la hauteur, la forme de l’épi, la couleur, la précocité etc.. Cela rend possible l’identification d’une série de plantes de variété X. ou Y. Mais si on regarde de plus près, à l’intérieur d’une telle variété il existe de grandes variations. C’est le cas pour les humains et pour les races animales.

Les fermiers industriels cultivent aussi des "variétés". À présent la loi exige que de telles variétés soient homogènes (toutes les plantes d’une variété donnée doivent être identiques) et stables (les plantes doivent rester identiques à leur modèle originel). Il existe un troisième critère, la distinction : le clone A est distinct du clone B dans la mesure où toutes les plantes du clone A diffèrent des plantes du clone B, selon le même groupe de caractères. Toutes les variétés vendues dans les pays industriels doivent répondre aux trois critères de Distinction, Homogénéité, Stabilité ( DHS). La tâche d’un producteur de semences est de faire des copies exactes d’une plante telle qu’elle a été déposée auprès d’un organisme officiel, à savoir de la cloner. Les variétés modernes sont des clones – quel que soit leur mode de reproduction.

Les fermiers industriels et bien sûr tout un chacun, donc aussi les scientifiques (qui habituellement sont extrêmement pointilleux sur la précision du vocabulaire) utilisent le mot « variété » pour désigner son exact contraire, les clones, c’est-à-dire un ensemble de plantes DHS. Je soutiens que cette confusion sémantique est délibérée. Car le terme de clonage rend lumineuses les force qui conduisirent la course séculaire de la reproduction et de la génétique agricole, depuis les clones homozygotes (la "ligne pure", les variétés en ligne directe du XIXe et XXe siècle (Partie I ci-après) jusqu’au clone hétérozygote (variété dénommée « hybride » du XX°) (Partie II), et les dénommés OGMs, c’est à dire les Clones Pesticides Chimériques Brevetés, ou CPCB du XXI°(Partie III). De même qu’un clic de souris change instantanément ce qui apparaît sur un écran d’ordinateur, le mot clone dissipera un siècle de confusion et de mystification en matière de reproduction et de génétique, particulièrement sur « l’hybridisation », la méthode de reproduction dominante du XXe siècle.

Ainsi, dans cette perspective historique, Dolly. étend simplement aux mammifères ce que les semenciers et les généticiens ont fait ou tenté de faire aux plantes pendant deux cents ans. Comment peut-on expliquer cette longue dévotion vouée au clone par les semenciers et les généticiens ?

I - Le clonage homozygote ou la reproduction en ligne directe.

Au début du XIXe siècle, les gentlemen farmers anglais réalisèrent que leurs céréales, blé, orge et avoine se reproduisaient "true to type", c’est-à-dire que chaque plante gardait ses caractéristiques individuelles d’une génération à la suivante. Ils n’avaient pas d’explication de ce phénomène mais cela ne les empêcha pas de l’utiliser. Quand ils découvraient une plante naturellement originale (isolée) qui semblait porter quelque caractère intéressant, ils la cultivaient et la multipliaient, c’est-à-dire qu’ils la clonaient. Si ce clone confirmait ses qualités, ils le cultivaient année après année.

La seconde phase du développement de la méthode débuta en 1831 lorsque John Le Couteur, gentleman farmer de Jersey, emmena son visiteur, le botaniste espagnol Mariano La Gasca dans ses champs de blé. La Gasca souligna que le champ, que Le Couteur considérait comme d’une "pureté tolérable", était en fait un mélange de vingt trois sortes de blé. Plus tard Le Couteur., investiguant ses champs isola des plantes prometteuses très rares — avec un ensemble de caractères favorables (racine, tige, épi, couleur, tenue). Il les cultiva une à une et les multiplia - les clona- et finalement sélectionna les meilleures d’entre elles. La Gasca et Le Couteur inventèrent ainsi la technique moderne d’amélioration de la reproduction : le clonage.

Nous devons noter ici que cette amélioration prend deux voies : a) la sélection visuelle (leur isolement) de plantes très rares possédant un ensemble de caractères favorables ; et b) la sélection des meilleurs clones parmi les clones extraits de la variété.

Trois raisons expliquent cette dévotion au clonage vieille de deux siècles

- la première raison est sa logique. Il y aura toujours un gain (quel que soit le critère choisi) à remplacer une variété "d’une chose donnée" par des copies de la meilleure des choses extraites (ou par une copie de quelque chose de supérieur à la moyenne de cette variété d’une chose) d’une variété donnée. Cette logique a une conséquence extrêmement importante : l’amélioration par clonage est indépendante du système de reproduction d’un organisme. Le reproducteur doit être capable d’extraire des clones supérieurs d’une variété donnée. Ceci apparaît tautologique à ce stade, mais cette évidence, comme nous le verrons plus loin, s’oppose à un siècle d’enseignements en génétique. Par conséquent tout essai de justifier la reproduction par clonage par des considérations biologiques ou par quelque considération que ce soit cache un certain type de malhonnêteté ou d’escroquerie.

Je dois ajouter que ce qui est inéluctable logiquement peut être faux bio-logiquement. Les fermiers agriculteurs ont été de plus en plus rejoints par des fermiers plus éclairés, des agronomes et des biologistes redécouvrant l’importance de la diversité biologique. En outre, il est évident qu’une telle méthode, le clonage, contribue à la destruction de la biodiversité. Des critiques se sont concentrées sur la monoculture industrielle tout en ignorant que notre monoculture industrielle est monoclonale. Il est probable que l’usage du mot variété au lieu de clone a contribué et contribue encore à retarder la reconnaissance du danger majeur du clonage pour la diversité.

- la seconde raison est que la révolution industrielle ne s’est pas limitée au charbon, aux machines à vapeur, au textile, à l’acier, aux chemins de fer, et que ce qui fût un modèle pour toutes les activités y compris l’agriculture. Les gentlemen farmers étaient Ricardiens ; ils partageaient les valeurs implicites de la révolution industrielle, la manière de produire des produits de manière normalisée, standardisée, homogène et stable dans le temps, pour des marchés anonymes et lointains.

- La troisième raison concerne les droits de propriété. Ces fermiers Ricardiens étaient intéressés à l’augmentation du profit de leur domaine. Ils comprirent plus tard que la reproduction pouvait être une source directe d’immenses profits, dans la seconde partie du XIXe siècle. Avec quelque sagesse, le lien entre l’uniformité industrielle et les droits de propriété est évident. Aucun droit de propriété ne peut être défini sur une variété car elle est hétérogène et changeante ou instable. Un clone est homogène et stable dans le temps. Il suffit de le décrire avec assez de détail pour distinguer un clone d’un autre. Dans les dernières années 1920, les reproducteurs de céréales français (essentiellement du blé) adoptèrent les trois critères D. H. S. pour organiser le premier système de droits de propriété sur les plantes.

Deux observations peuvent être faites sur ces critères ; premièrement, ils décrivent les étapes de la reproduction de céréales de petits grains (autogames) : le croisement de deux plantes ayant des caractères complémentaires qui, lorsqu’ils se trouvent ensemble dans la plante la distinguent des autres plantes, et la sélection de ces caractères présents dans les générations successives issues du croisement, jusqu’à atteindre l’homogénéité et la stabilité globale désirée. En deux mots, le D. H. S. donna une base légale à la méthode de clonage de La Gascia/Le Couteur. - et de fait, de tels droits mirent hors-la-loi les variétés. Seuls des clones pouvaient être offertes à la vente. Deuxièmement, de tels droits de propriété étaient dirigés contre des semenciers vendant des clones de leurs compétiteurs sous un nom différent. À cette époque, nul n’était sûr de ce qui était négocié. Du point de vue d’un marché anonyme, il était légitime de définir exactement ce qui était vendu. En 1961 les six pays fondateurs du Marché Commun adoptèrent le système des droits du reproducteur avec le traité de l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV). À présent soixante pays l’ont adopté mais il est actuellement menacé par des brevets qui non seulement protègent un reproducteur de la compétition des autres semenciers mais met fin au dénommé "privilège du fermier".

Le privilège du fermier désigna l’usage du grain récolté comme semence pour l’année suivante. C’est sur lui que fut fondée l’agriculture. De manière surprenante, ni les "landlords" de l’ancien régime, ni nos actuels "moneylords" capitalistes ne tentèrent de détruire ce privilège permettant à des paysans de développer lors récolte par eux-mêmes.

Si bien que "l’industrie scientifique de la mort » et ses alliés dénoncent un inexistant privilège du fermier dans le but de détruire le privilège de reproduction des plantes et des animaux ! Et cette demande est faite au nom du "libre" marché », du libéralisme — encore une imposture.

II – Vingtième siècle ; le clonage hétérozygote

Les producteurs du XIXe siècle inventèrent le clonage pour des plantes à transmission directe, telles que le blé, l’orge ou l’avoine. Les éleveurs du XXe siècle s’efforcèrent d’appliquer la même méthode à des plantes qui n’ont pas cette caractéristique, à des plantes qui perdent leurs caractères individuels au cours de leur développement. Comme les mammifères, elles sont à fertilisation croisée ; on les appelle plantes hétérozygotes. Avec une conséquence évidente : les fermiers auront à acheter de nouveau leurs semences chaque année.

Au début du XXe siècle, en 1908, George Shull découvre, aux États-Unis, une méthode pour extraire des clones de variétés de maïs, basée sur une redécouverte nouvelle des lois de Mendel. La route vers le succès commercial fut longue, tortueuse, avec des retours en arrière et elle nécessita une intervention décisive (rappelant la démarche de Lissenko) de l’État pour imposer, en février 1922, le clonage aux reproducteurs traditionnels de maïs qui se montraient récalcitrants. La mobilisation de la recherche publique et de larges dépenses publiques en faveur de la nouvelle technique de reproduction s’imposa finalement : au milieu des années 30, les reproducteurs avaient réussi à extraire des clones qui étaient nettement meilleurs que les variétés fermières non sélectionnées dont elles étaient issues.

Dans ce qui suit, je ne vais pas me livrer à la riche hagiographie qui sous le terme trompeur de céréales « hybrides » et « d’hybridization » célébra de manière extravagante le triomphe de cette méthode de clonage mais je vais me concentrer sur ce qui est la mystification scientifique la plus persistante, la plus lucrative, la plus subtile du XXe siècle. Elle est d’autant plus brillante qu’elle repose sur un léger glissement de vocabulaire, l’usage de l’expression « hybride » plutôt que « clone » ou quelque chose d’équivalent, à la manière de la "ligne pure" de Le Couteur. Ce fût suffisant pour égarer les reproducteurs et les généticiens de l’agriculture pendant un siècle dans le trou noir des mystères de l’hybridité, de la vigueur de l’hybride, de l’héterosis, de la dominance, de la sur-dominance, de la pseudo- surdominance, de l’epistasy…et ainsi de suite

Nous avons vu que la reproduction par clonage est basée sur un inéluctable principe logique. Les variétés de maïs développées dans la Corn-Belt montraient depuis les années 30 de très larges variations individuelles. Appliquer le principe de la méthode d’isolation et de clonage de La Gasca/ Le Couteur pouvait avoir du sens. Ce ne fut pas le choix de Shull dans son article séminal de1908.

La théorisation de Shull est que le maïs étant une espèce à fertilisation croisée, un champ de maïs est composé d’hybrides complexes. Son expérience avec des céréales lui avait montré que la self-fertilisation réduit la vigueur de la céréale (c’est la "détérioration") et que croiser (hybridiser) des plants de céréales self-fertilisées restaure cette vigueur. Selon les lois de Mendel, chaque self- fertilisation diminue de moitié le pourcentage de gènes à l’état hétérozygote, c’est-à-dire diminue de moitié l’hybridité ou l’hétérozygotité du maïs, alors que le croisement restaure l’hybridité. De cette corrélation, Scull sauta sur la conclusion que l’hybridité est la cause de la vigueur. La tâche de l’éleveur est alors de garder le maïs à son plus haut état possible d’hybridité et la seule méthode pour ce faire, et donc pour développer la céréale, est la technique d’hybridisation des céréales - argument imparable en faveur de son invention.

Si Shull avait été un scientifique honnête il aurait parlé dans les termes de la méthode de clonage antérieure, et en exposant sa manière mendelienne d’étendre cette dernière au maïs, chacun aurait pu se rendre compte qu’il était improbable qu’elle délivre autre chose que des gains improbables.

Nous avons vu que l’amélioration apportée par la méthode antérieure de clonage (isolation) est issue de deux sources : la sélection visuelle des plantes rares, et la sélection de leurs meilleurs clones. La méthode de Shull élimine la phase de sélection visuelle et c’est comme si le reproducteur entrait dans le champ de maïs avec des œillères et prenait au hasard quelques plants de maïs, comme futurs clones. Les chances d’extraire, par une telle méthode, un clone supérieur d’une variété de maïs donnée sont nulles.

Si les clones de Shull ne peuvent pas améliorer le maïs, que peuvent-ils améliorer ? Le profit du reproducteur. Le plant de maïs est le résultat d’un croisement. Comme un mammifère, il a, pourrait-on dire, une mère qui diffère de son père. Une telle plante ne peut pas garder ses caractères individuels d’une génération à l’autre, qu’elle soit cross-fertilisée ou self- fertilisée. Si un clone a été sélectionné pour ses qualités exceptionnelles, ses rejetons ne garderont pas ses qualités sélectionnées. Ainsi, s’exprime Shull : « quand le fermier veut dupliquer le résultat splendide qu’il a obtenu une année donnée avec un maïs hybride, son seul recours est de retourner chez le même semencier dont il avait acquis le produit l’année précédente et d’obtenir de nouveau la même combinaison hybride » La méthode de clonage de Shull ne conduit pas à l’amélioration du maïs pour les fermiers, mais à créer un droit de propriété pour les semenciers. Il est tourné contre les fermiers. C’est le premier Terminator.

Nous devons nous arrêter ici pour méditer sur la crédulité de la communauté scientifique dans son entier, des biologistes, des agronomes, des sociologues, et des économistes, quand ils se tournent vers la génétique. Comment chacun a pu se tromper en pensant que l’amélioration du maïs passait par la non-reproduction dans le champ du fermier ? Comment se fait-il qu’aucun biologiste n’ait suspecté une supercherie ? La reproduction n’est-elle pas le caractère fondamental de la vie ? Au moins, les fermiers l’ont suspectée : ils ont surnommé la céréale "terminale" révolutionnaire « la céréale mule » (la mule est stérile). Mais comme ces clones produisaient plus que leurs variétés non sélectionnées, ils n’eurent pas d’autres choix. Qui peut croire qu’une céréale terminale peut aider les fermiers et servir le bien-être de l’humanité ? Certains économistes orthodoxes ont défendu cette idée. Mais ce n’est pas seulement une affaire de crédulité. C’est aussi une affaire de pouvoir ; avec, dans un camp, tout un arsenal institutionnel, économique, scientifique, idéologique et politique. C’est aussi une question de dévotion à la méthode scientifique cartésienne comme nous avons vu plus haut. Les quelques voix qui s’opposèrent furent traitées « d’obscurantistes ». Ceci va se reproduire avec les OGMs

III - Le XXIe siècle : un nouveau tour de mystification, les OGM

Les dénommés Organismes Génétiquement Modifiés poursuivent le processus séculaire d’industrialisation de l’agriculture et de la privatisation de la vie ; ils introduisent une forme nouvelle et irréversible de pollution, la pollution génétique, accélérant ainsi le rythme de destruction de la biodiversité, rendant impossible tout retour en arrière et achevant le processus historique de notre dépossession. L’orientation vers le profit et le contrôle social prend place, comme d’habitude, derrière un écran de fumée philanthropique — lutter contre la faim, soigner les maladies, protéger l’environnement, dépolluer les rivières etc.. Comme il est de coutume, deux armes opèrent derrière l’écran de fumée : la corruption du vocabulaire et une puissante idéologie scientifique, le DNA

Corruption du vocabulaire

Tous les organismes vivants étant constamment génétiquement modifiés, le terme OGM a une signification réduite. Il a été choisi pour éviter le terme de "chimère" qui était utilisé par les scientifiques au début de l’ère transgénique. La biologie cellulaire définit une chimère comme un organisme composé de deux types de cellules génétiquement distinctes. Dans un organisme transgénique, une construction de gêne venant de différentes espèces, genres, royaumes, a été ajoutée à l’organisme de base. Les plantes transgéniques par exemple portent à un gène "promoteur" (dans la majorité des cas le gène du virus mosaïque du chou-fleur ), un gène provenant de n’importe quel type d’organisme (insecte, mammifère, virus, plante, poisson, homme etc.) conférant un caractère ou une fonction particulière et un gène "marqueur" (initialement, un gène de bactéries conférant une résistance antibiotique) permettant de trier les cellules qui ont été transformées. Le terme de "chimère génétique" désigne alors exactement une construction artificielle comprenant des gènes d’origines variées. Mais d’un point de vue marketing, chimère génétique n’aurait pas été présentable, d’autant plus que les consommateurs sont particulièrement méfiants quand il s’agit de nourriture. Monsanto proposa ou plutôt imposa le terme OGM (GMO en anglais). Le fait que l’immense majorité des biologistes accepta de sacrifier la précision scientifique au marketing en dit long sur la marchandisation de la biologie.

Une expression plus précise pour désigner les plantes O G. M. aurait été Clones Pesticides Chimériques Brevetés, ou CPCB. De tels plantes sont maintenant cultivées sur quelques 100 millions d’hectares, et sont comme d’habitude, des clones. Plus de 99 % des plantes CPCB étant actuellement cultivées sont soit insecticides, soit tolérantes à l’herbicide, ou les deux ; le terme pesticide n’a pas besoin d’explication. Même Nicolas Sarkozy, le président français, a exprimé des critiques vis-à-vis des plantes pesticides, mais son gouvernement est encore en train d’essayer de les glisser furtivement dans l’agriculture française

L’adjectif de chimérique a été expliqué plus haut. Le dernier terme "breveté" rend compte des développements légaux récents : en Amérique du Nord ; cela signifie que le fermier ne peut plus semer le grain qu’il a récolté, ni l’échanger avec ses voisins comme semence. Les plantes brevetées deviennent des "Terminators par la loi", sans les coûts, les tracas, et l’incertitude des solutions biologiques telles que l’hybridisation ou le Terminator biologique. En Europe, la directive 98/44 sur le "brevetage des inventions biotechnologiques" prépare la fin du "privilège du fermier" au nom du libéralisme ! Ainsi l’expression CPCB désigne précisément ce que la science et l’industrie de la mort et ses bio-techniciens essaient de pousser à l’achat. Une seule compagnie, Monsanto, détient quelque 90 % du marché et est devenue le fer de lance du gouvernement américain pour s’assurer, grâce aux brevets génétiques, le monopole sur la vie et le contrôle sur l’offre de nourriture à l’échelle du monde.

L’idéologie de l’ADN

L’écran de fumée de l’ADN est difficile à dissiper non seulement parce que les scientifiques mais aussi chacun de nous est enfermé dans un point de vue sur le monde mécanique, réductionniste et déterministe, si bien exprimé par Descartes il y a quatre siècles. C’est ainsi que la propagande sur les biotechnologies résolvant les problèmes de faim et de maladies de l’humanité sont écoutées avec autant d’angoisse et de crédulité.

La découverte de la structure de la double hélice de (1953), ouvrit le défi de la compréhension du code génétique. En 1957/58, Crick formula deux hypothèses qui simplifièrent la tâche : "l’hypothèse de la séquence" et le "dogme central" : un gène (une séquence de nucléotides) détermine exactement et de manière univoque la séquence des acides aminés d’une protéine. Le diagramme gène => protéine, où la flèche va du gène à la protéine encapsule le paradigme de la biologie moléculaire

Paradoxalement, le triomphe de l’élucidation du code génétique à la fin des années 60 eût plusieurs conséquences perverses. En premier lieu, puisque les hypothèses de Crick fonctionnaient, la quasi-totalité des acteurs conclurent qu’elles étaient vraies. Et ceci malgré un éditorial plus récent de la revue Nature notant une "sur-simplification considérable" de la réalité. Deuxièmement, il enferma l’ADN dans l’image de" molécule de la vie", le "code des codes" dont procède la vie comme la Création procède du Créateur. La doctrine de l’ADN devenait une idéologie Troisièmement la tâche restant aux biologistes était de déchiffrer, de "séquencer" le « livre de la vie » (le génome) du plus grand nombre d’organismes possible. La biologie devint une question d’organisation industrielle, d’investissement, de finance, de marketing, de division du travail, de propagande. Des biologistes de haut niveau se transformaient en entrepreneurs et en propagandistes et leurs laboratoires furent intégrés dans des firmes. Quatrièmement la première manipulation génétique, en 1973, ouvrit l’ère de la "Biotech". Après l’apaisement des premiers tracas, un nouvel Eldorado apparût à portée de main puisque de nombreux gènes disponibles rendaient possible la production de protéines et des fonctions correspondantes. La faim et les maladies deviendraient des fléaux du passé. Cinquièmement, puisque les gènes étaient des entités définies produisant des protéines bien définies, ils pouvaient être brevetés. De cette euphorie scientifique et financière naquit le projet Génome Humain. Au sommet de déclarations dithyrambiques, on trouve celle de W. Gilbert, lauréat du prix Nobel : "nous saurons ce que c’est que d’ être humain"

Un important dirigeant de la firme DuPont déclara en 1999 devant le Sénat américain : l’ADN (les molécules du top management) dirige la formation de l’ARN (les molécules du middle management) qui dirigent la formation des protéines (les molécules ouvrières). Après tout, dans un temps de capitalisme triomphant, il ne devait pas être surprenant que la Vie elle-même soit une entreprise capitaliste.

Hélas la célébration mondiale extravagante du séquençage du génome humain ne pouvait pas cacher que "la bulle avait explosé" : l’espèce humaine détient environ 30 000 gènes (sans doute plus, pense-t-on aujourd’hui) et de 3 à 10 fois plus de protéines. Aussi un mécanisme précis de transfert d’informations de l’ADN vers les protéines n’existe pas. Le "splicing" alternatif — la possibilité pour un gène d’être impliqué dans la fabrication de plusieurs protéines —, bien documentée au début des années 80, apparut comme la règle. Beaucoup d’autres "anomalies" mettent en question le paradigme moléculaire biologique. Elles furent et sont encore largement ignorées. Les développements technologiques se poursuivent sans discontinuer tandis que la fondation scientifique qui les rend possibles a disparu. C’est une situation menaçante. Il ne semble pas que l’expérience passée du nucléaire ait enseigné quoi que ce soit. Le seul espoir est que l’opinion publique en Europe et ailleurs s’organise pour stopper le mouvement Biotech avant qu’il ne soit trop tard et impose une approche raisonnable de l’agriculture et de la nourriture.

***

La courte histoire de la reproduction industrielle révèle que les reproducteurs et les généticiens se sont constamment trompés eux-mêmes, tout en nous trompant, sans jamais décevoir les intérêts qu’ils avaient à servir. Tel est le rôle de la science. D’importants aspects de la biologie, appliquée et théorique, émergent au sein du capitalisme industriel : l’orientation vers la marchandisation de l’hérédité et du contrôle social, mystifiée par des construits scientifiques basés sur un usage systématique d’un vocabulaire Orwellien corrompu ; la réduction drastique de nos libertés dans la continuité historique des « enclosures » de la vie par des brevets ; la Vie mise à disposition de l’industrie scientifique de la mort ; le déni de démocratie consistant à prendre des décisions s’appuyant "sur la science solide" (à savoir la science concoctée par l’industrie scientifique de la mort, telle que la souhaite le gouvernement US, les compagnies internationales et nos élites complaisantes) ; tout ceci ayant lieu dans une ruine générale des sols, des mers, des eaux fraîches, de la biodiversité et de la santé. J’ai peu de doute que ceci soit également vrai pour la plupart, sinon tous, les champs scientifiques sous le régime du capitalisme industriel.

L’idée qu’un autre savoir scientifique peut être développé a été ridiculisée pendant des décades. Et ceci pour une fausse raison : la science prolétaire et la science bourgeoise furent essentiellement la même, poursuivant le même but de domination de la Nature et de mise en esclavage des humains. Comme Hannah Arendt l’a montré, l’entreprise scientifique se tient, par nature, en dehors de notre humanité. Ainsi poursuit-elle sa course, aveugle à ses conséquences destructives. Son entreprise a trait à des entités qui n’appartiennent pas au monde qui nous a formés comme humains, et pour ce faire, elle utilise un langage spécial, les mathématiques. Pour prendre un exemple : plusieurs paradoxes d’Enstein ne sont compréhensibles qu’avec la langue mathématique. Mais Hannah Arendt néglige le fait que les scientifiques ont à résoudre des problèmes de la société dans lequel ils vivent. Ils sont partie prenante de cette société et, comme tels, sont soumis à sa structure de pouvoir. Que sont alors des problèmes de société, sinon des problèmes que rencontre la classe dominante. Les problèmes que les scientifiques ont à résoudre sont des problèmes que la classe dominante veut voir résolus. Par des solutions qui accroissent ses profits et le contrôle qu’elle exerce sur la société, non pas qui accroissent notre autonomie et nos libertés. Ainsi, je ne connais pas d’innovations importantes qui ne soient pas reliées au militaire.

En dépit de l’argument d’Hannah Arendt, je pense qu’une autre science est possible, une science qui ne servirait pas la classe dominante mais qui renforcerait nos libertés et notre autonomie. Je définirais celle-ci comme agronomie ou agro-écologie : la science et l’art de la coopération amicale avec la Nature pour que celle-ci produise gratuitement, pour nous libérer de ce que notre complexe agro-industriel capitaliste fait avec les intrants basés sur le pétrole, les fertilisants, l’irrigation, les pesticides, machinerie qui est économiquement, socialement et sur le plan environnemental, ruineuse.

Posté le 11 janvier 2009

©© Vecam, article sous licence creative common

1 commentaire(s)
« Il sema, les autres récoltèrent » : la guerre secrète du capital contre la vie et nos libertés - 29 janvier 2009, par michaël

Belle épistémologie du grain ! Merci Jean-Pierre pour cette réflexion.

Votre propos illustre et rejoint les préoccupations exposées par Michel Serres dans au moins deux de ses ouvrages : le Contrat naturel (François Bourrin, 1990) et la Guerre mondiale (Le Pommier, 2008). Lecture chaudement recommandée ;-)