Les médias participatifs et citoyens au coeur de la communication Nord-Sud

Les médias de masse se sont imposés dans la société contemporaine en faisant des journalistes les intermédiaires incontournables dans la chaîne de production et de diffusion de l’information. Le journalisme, en tant que relais des événements et des faits sociaux, subit aujourd’hui de nombreuses transformations inhérentes aux mutations sociales ayant affecté les espaces et territoires de l’information, les usages de cette information, le statut de ses acteurs et la multiplicité des discours sociaux. Ces bouleversements débouchent inéluctablement sur ce que Jean François Têtu , Enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, qualifie de « dispersions du journalisme ».

Bien que le journalisme ait acquis depuis plus de deux siècles une certaine forme de monopole sur la production de l’information médiatique, il semble qu’aujourd’hui les règles changent laissant un espace participatif disponible pour d’autres producteurs d’information tels que les citoyens, les bloggueurs ou encore les médias privés appartenant à des acteurs économiques et politiques. Cet article n’a pas la prétention d’aborder de façon exhaustive les différents et multiples aspects du débat sur les transformations du journalisme. L’angle d’approche, ici, sera plutôt centré sur l’émergence des médias participatifs sur Internet et sur l’apport de ces tribunes d’expression citoyenne dans le rééquilibrage de la communication entre les internautes du Nord et du Sud.

• Contexte historique : L’information à sens unique Selon le Vénézuélien Antonio Pasquali (ancien Sous-Directeur Général de l’UNESCO, secteur de la Communication), « Informer connote pour l’essentiel la circulation de messages unidirectionnels, causatifs et ordonnateurs, visant à modifier le comportement d’un récepteur passif, tandis que communiquer fait référence à l’échange de messages bidirectionnels, donc relationnels, dialogiques et socialisants entre des interlocuteurs pourvus d’une même capacité, libre et simultanée, d’émission/réception… ». Cette distinction entre information et communication pourrait être utilisée pour démontrer que le Nord ne "communique" pas véritablement avec le Sud. En effet depuis les années 70, la circulation verticale de l’information à sens unique et des produits culturels du Nord vers le Sud, caractérise une société hégémonique de l’information dans laquelle les grands groupes de presse ou conglomérats médiatiques multinationaux (chaînes de télévision, radios, journaux, magazines,…) ont exercé un quasi-monopole en écartant les pays du Sud. La quasi-totalité des circuits d’informations et le quasi-monopole de l’information mondiale sont détenus par les grandes Agences de presse telles que Reuters, AFP, Associated Press, AOL-Time-Warner, qui diffusent au monde entier une vision uniforme de la planète et des pays pauvres du Sud en particulier. (Lire à cet effet l’étude de Feriel Belchadi intitulée : "L’image de la Côte d’Ivoire dans le quotidien Le Monde, 1960-2005"). C’est sans doute ce constat qui fait dire à Ozan Serdareglu que « les émetteurs du Nord assignent une identité à ‘‘l’autre’’ tandis que pour “les autres” (les pays du Sud), l’enjeu n’est pas de communiquer avec le Nord. ».

• La contestation des pays du Sud Le diktat médiatique de l’Occident, accompagné des discours sur la construction stéréotypée de « l’étrangéité », semblaient ne pas tenir compte de la notion de Droit à la communication telle que publiée par Jean d’Arcy en 1969. Est alors né un sentiment de frustration qui a amené les pays du Sud par la voix de certains chercheurs et de représentants à l’UNESCO à dénoncer les déséquilibres transfrontaliers inhérents à la communication internationale (silence autour du Tiers-Monde, déformation dont les informations le concernant font l’objet dans les médias des pays du Nord, propagande culturelle du Nord en direction du Sud). La Conférence Générale de l’UNESCO organisée à Nairobi (Au Kenya) en 1976 aboutira finalement à l’adoption du rapport Sean McBride « Voix multiples, un seul monde », un rapport qui mettait l’accent sur « l’élaboration de politiques nationales de la communication » incluant pour les pays en développement des stratégies de développement de la radiodiffusion, des capacités de production des programmes, des télécommunications et réseaux de téléphone, sans oublier le développement d’agences de presses nationales... (cf. BOURGES Hervé, Décoloniser l’information, Paris, Editions CANA, 1978, p.134.). Mais l’élimination des effets négatifs des monopoles publics ou privés excessifs liés à la circulation à sens unique de l’information aurait entraînée de nombreux préjudices et des manques à gagner pour ceux qui profitaient de ce système, en premier les Etats-Unis. Ainsi, les pays occidentaux restèrent-ils attachés au principe de free flow of information) et le rapport McBride n’a pas été à la hauteur des attentes des pays du Sud car il n’a pas su établir un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication. Trois décennies plus tard, l’apparition des médias participatifs sur Internet et les nouvelles formes de publications collaboratives impliquant les citoyens, annoncent-t-elles la fin des stéréotypes sur la distinction entre "infos riches" et "infos pauvres", la fin de la désinformation banalisée, caractéristiques de la communication internationale ? (cf. Infos riches et infos pauvres : « fossé numérique et solidarité numérique dans la cyberpresse en Afrique, Annie Lenoble-Bart, professeure à l’Université de Bordeaux 3)

• Médias participatifs et communication Nord-Sud

Médias,…objets de médiation

Les médias en général et les médias de masse (presse écrite, radio, télévision et cinéma) en particulier sont considérés comme la pierre angulaire de la société de l’information…et de la communication. Ces médias contemporains, abondamment utilisés, consommés et étudiés se retrouvent au cœur des débats sur la liberté d’expression. Au-delà de la caractérisation par des supports matériels et des rapports contenants/contenus, l’avènement des technologies de l’information et de la communication renforce les médias dans leur rôle de médiation et de transformation des relations entre les producteurs (énonciateurs) et les consommateurs (usagers) de l’information. Ce qui importe, selon Marshall McLuhan, ce n’est plus le contenu du message lui-même, mais le moyen ou le canal par lequel il est transmis : le medium.(“The medium, or process, of our time —electric technology— is reshaping and restructuring patterns of social interdependence and every aspect of our personal life. It is forcing us to reconsider and reevaluate practically every thought, every action, and every institution formerly taken for granted. Everything is changing —you, your family, your neighbourhood, your education, your job, your government, your relation to « the others ». And they’re changing dramatically”. McLuhan Marshall, The Medium is the Massage, p. 8). (Lire aussi l’article de Gaëtan TREMBLAY "De Marshall McLuhan à Harold Innis ou du village global à l’empire mondial")

Médias, …espaces de participation Selon François-Bernard Huyghe (Auteur de Médias, pouvoirs et stratégies), « le pouvoir le plus étonnant des médias est peut-être de faire croire en leur pouvoir ». Les médias participatifs donnent ainsi la possibilité, l’illusion du pouvoir ou le pouvoir aux lecteurs d’exprimer leur feed-back en commentant des articles écrits par des journalistes, en rédigeant certaines rubriques, ou en rédigeant leurs propres billets de blog. « Aux Etats-Unis, les Weblogs d’information d’actualité [...] ont pris une ampleur considérable dans le paysage médiatique depuis les attentats du 11 septembre 2001. La guerre en Irak, [...] les élections présidentielles américaines [...] ont tous représenté, par la suite, des périodes particulièrement riches en informations, terrains fertiles de production d’opinions, qui ont permis à des individus aux situations diverses de se lancer dans la diffusion d’information d’actualité, de chez eux ou en partant sur le terrain. (Le Cam, 2006, 143) ». Les journaux qui se basent sur ces nouveaux modes de publication en ligne sont bien au cœur des nouvelles formes de construction du social à travers des espaces en ligne de participation et de contribution illimitée, de plus en plus ouverts à tous. Les noms de ces journaux ou médias sont parfois évocateurs du rôle engagé et de la mission citoyenne que les journalistes se confient ou qu’ils confient à leur lectorat (« Libération » « l’écho », « la voix du peuple » (AgoraVox, Voices of Africa,…)

En France, AgoraVox, le site de journalisme citoyen dont le fonctionnement et le modèle éditorialiste s’inspirent du site Coréen Ohmynews, connaît un fort succès comme en témoigne le nombre des « citoyens-reporters » (environ 3 330 en 2005) et comme l’illustrent par ailleurs les statistiques de visites et de connexions (500 000 connexions et presque 400 000 utilisateurs uniques, seulement 11 mois après son lancement). Le succès de ce type de média est justifié par le fait qu’il s’affranchit des contraintes géographiques de diffusion, qu’il a un coût de production quasiment nul, des contenus variés, instantanés, mis à jour et enrichis par les discussions ou commentaires liés aux articles. Rue 89, Média citoyen, Médiapart sont d’autres exemples de médias participatifs français se distinguant par les spécificités de leurs modèles économiques (tout gratuit, publicités, ou abonnement premium,…), de leurs principes de modération et d’évaluation des articles et des commentaires…Au Canada, Now Public est souvent cité comme référence.

En Afrique, le projet Voices of Africa (initiative d’Africa Interactive Media Foundation et de deux journalistes néerlandais), s’inscrit dans cette même lignée de médias participatifs mais avec la particularité que les reporters ont comme principal outil de travail un téléphone portable (l’appareil NOKIA N95). Avec ce téléphone, ils sont capables de tourner des vidéos, d’enregistrer des audios, de faire des photos, de rédiger du texte et de se connecter pour mettre en ligne une dizaine de reportages vidéos chaque mois. Ils perçoivent en contrepartie 175 dollars par mois (75 dollars pour leurs frais, et 100 dollars à titre de gratification). Ailleurs, en Amérique du nord, le groupe Gannett, l’un des plus grands groupes de presse au monde, a investi dans des « mojos », journalistes mobiles, pratiquant le même type d’activités que les reporters de Voices of Africa. L’apparition de tous ces nouveaux capteurs et producteurs d’information concoure à un profond rééquilibrage de ce que Armand Mattelart nommait "la communication-monde". Au milieu de ces transformations de la société et des communautés constituant l’espace public dans lequel le journaliste doit s’exprimer, c’est finalement le lecteur et le simple citoyen qui s’exprime et qui prétend aux fonctions de « journaliste ». Mais devons-nous pour autant considérer tous les producteurs d’information comme des journalistes ?

« Tous journalistes ? »

Même si dans son rapport « La presse face au défi du numérique » ( remis au gouvernement en février 2007), Marc Tessier, ancien président de France Télévisions, soulignait la qualité et la démarche quasi-professionnelle des internautes sur certains médias citoyens, la question reste posée quant aux frontières permettant d’accéder au statut de journaliste. Cette question a fait l’objet de nombreux débats lors des colloques ou conférences sur les transformations et l’évolution du journalisme. (L’un des débats les plus récents sur ce thème s’est tenu le 9 octobre dernier à la bibliothèque municipale de Lyon avec des intervenants comme François Bonnet de Mediapart, Laurent Mauriac de Rue89 et Iannis Pledel d’AgoraVox). Il en ressort que le journalisme actuel semble se faire en dehors du cercle des journalistes « professionnels » car tout le monde a la possibilité d’être « capteur de l’information ». Le rôle du lecteur s’est amplifié. Son statut a changé car de passif, il est devenu actif. Etant souvent même la source ou le détenteur du scoop, ou de l’exclusivité, c’est lui qui parfois impose les règles du jeu aux journalistes et entreprises médiatiques qui, ainsi devancées, se retrouvent dans la peau de récepteurs et sont obligés de négocier ou parfois de céder aux chantages de tout genre.

Le journaliste professionnel garde toutefois toute sa crédibilité car les exigences déontologiques de sa profession l’amènent à suivre une démarche de recherche, d’investigation, de veille, de tri et de sélection de l’information crédible. La concurrence des nouveaux prétendants aux fonctions de journaliste fait que le véritable professionnel de l’information se retrouve dans la contrainte perpétuelle de situer son propos, de démentir les rumeurs (recherche de l’authenticité), de dénoncer les dérives de certains médias participatifs et/ou citoyens et d’éclairer l’opinion par rapport à tout ce qui surgit de nulle part. N’est pas journaliste qui veut. Et il ne suffirait pas d’être la source d’une information pour prétendre au statut du journaliste, sans quoi, tous les auteurs d’auto-publication sur les blogs peuvent s’autoproclamer en toute légitimité « journalistes ». Toujours est-il que des bloggueurs « formés sur le tas », ou des autodidactes font d’excellents journalistes au moment où certains diplômés d’écoles spécialisées en journalisme ne parviennent pas à réussir dans ce métier. Entre conflits de producteurs d’information et conflits de canaux de diffusion d’information, il urge de trouver un équilibre et des points de convergence. La mise en place, en 2006 par Agoravox d’un wiki permettant à tout membre de participer à la rédaction d’enquêtes collectives d’investigation sur des sujets précis, en collaboration avec des experts ou des journalistes (professionnels) d’investigation, témoigne de la nécessité pour les citoyens, les bloggueurs et les journalistes « professionnels » de travailler ensembles.

En définitive, les défis du journalisme semblent tantôt simples à l’image de l’information personnalisée, spécifique, sélective et utile et tantôt complexes face au partage équitable de l’information vraie pertinente, mais surtout divertissante au sein des nombreuses communautés virtuelles émergentes, en quête d’ « extimité » (Serges Tisseron, "Cet obscur désir de s’exposer") au sein d’un espace public mosaïque (Erik Neveu). Quoi qu’il en soit, on admet tous que dans un contexte pareil, l’information brute n’a plus de valeur ; seul son enrichissement en a une. Mais aujourd’hui encore, la communication internationale cherche toujours son équilibre et sa régulation entre individualisation des médias de masse, lobbying politique et dérives médiatiques, droits de diffusion et de retransmission de programmes du Nord dans les pays du Sud, pouvoirs et influence des médias transnationaux,...

Quelques éléments bibliographiques

BOUGNOUX Daniel, L’Information contre la communication ?, Paris, Hachette, 1995.

FIEVET Cyril et TURRETTINI Emily, Blog story : onde de choc, Eyrolles, Paris, 2004.

GILLMOR, D., We the media : Grassroots journalism by the people for the people, 2006.

O’Reilly MediaMATTELART Tristan, La mondialisation des médias contre la censure, de Boeck, 2002.

Mc LUHAN Marshall, Comprendre les Médias, traduit de l’anglais par Jean Paré, Points Civilisation, Mame/Seuil, Paris 1968, 410 p.

PELISSIER Nicolas, RUELLAN Denis, « Le journaliste pris dans la toile : les réseaux numériques, accélérateurs paradoxaux ? », Actes du 16e Congrès International de l’Association Française de Marketing, Montréal, Canada, 18-20 mai 2000, pp. 645-655.

RAMONET Ignacio, La tyrannie de la communication, coll.Folio actuel, Paris, 2001, Gallimard, 290p.

RINGOOT Roselyne Ringoot & Utard Jean-Michel (dir.),Le journalisme en invention : Nouvelles pratiques, nouveaux acteurs, 2006.

SERDAREGLU Ozan, « TV5, quand le Nord et le Sud se recentrent en français : on n’habite pas un pays, on habite une langue », pp. 187 et s., in Gilles Boëtsch et Christiane Villain-Gandossi (sous la direction de), Les stéréotypes dans les relations Nord-Sud, Hermès, n° 30, CNRS éditions, 2001.

Posté le 16 décembre 2008

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