Favoriser un accès collectif à la lecture et à la documentation

Claudine Belayche est conservateur des bibliothèques, en poste successivement à la Ville de Paris, à la Direction du livre et de la lecture, puis chargée de la direction des BM de Reims (1990-1994) et Angers depuis 1996. Présidente de l’ABF (1994-2000), membre du Conseil exécutif d’EBLIDA (de 1998 à 2001), elle est co-auteur de l’ouvrage Les bibliothèques de collectivités territoriales guide de gestion administrative et financière (Cercle de la librarie 2004) et d’articles divers, elle participe à des publications collectives (Les bibliothèques dans la chaîne du livre, Cercle de la librairie, 2004).

J’ai trouvé utile, pour situer et introduire cette réflexion, de rappeler que la « démocratisation » de la culture est, en France, une notion relativement récente – on en parle depuis les années 1950 – et elle n’est pas réellement atteinte, malgré des programmes et investissements considérables de la part des collectivités publiques.

De même, l’alphabétisation complète d’une population n’est pas chose aisée : après 100 ans d’application des lois de Jules Ferry pour une école laïque, gratuite et obligatoire, on cite encore des chiffres non négligeables sur l’illettrisme en France en 2005 !

Ce qui existe dans les pays développés, se retrouve –à un autre niveau– dans tous les pays moins avancés.

Le développement dans ces pays, en Afrique notamment, conditionné de façon importante vers la maîtrise de procédés industriels ou agricoles, est soumis à la nécessité de maîtriser la lecture, de disposer d’informations. Quand on sait que, selon Ignacio Ramonet (Le Monde diplomatique, décembre 2003) les pays les moins avancés représentent à peine 1% des internautes du monde, que de même le livre (et l’imprimé) sont extrêmement rares dans la majorité des pays africains, et rarissimes dans les familles, il est patent que seul le développement d’institutions collectives correctement équipées faciliteront pour une majorité de la population, l’accès à la culture et à la documentation.

D’où l’importance de programmes de développement de bibliothèques et/ou centres de documentation, complémentaires des établissements scolaires et d’enseignement, dans lesquelles les jeunes trouveront aisément – et gratuitement – textes et revues nécessaires à l’enseignement, au développement technologique ou professionnel.

Les textes et conventions internationaux affirment tous et toutes dans leurs principes que l’accès à la culture et à la formation sont constitutifs des « Droits de l’Homme » et que les organisations internationales –Unesco, Programmes des Nations Unies…– ont pour mission d’aider à leur développement. De même, tous les pays moins avancés trouvent de l’aide –souvent insuffisante– pour développer au moins des programmes d’éducation et de formation, de lutte contre l’analphabétisme pour les jeunes et plus encore les femmes.

Aujourd’hui, cette nécessité de l’accès à la formation / l’information se double de l’impérieuse nécessité de limiter la « fracture numérique ». Les problèmes inhérents à la fabrication et à la distribution du livre (transport matériel, infrastructures éditoriales et de diffusion) pourraient être contournés par le transport de l’information numérisée au moyen des réseaux satellitaires, permettant ainsi une diffusion largement répartie sur le territoire. On pourrait rêver que, avec des installations techniquement légères, les villes et même les villages d’Afrique se trouvent reliés au réseau de l’information mondiale, dans les conditions identiques ou presque à celles des européens.

Si la technologie y est prête, restent à régler deux problèmes d’importance.

– Le financement. Les budgets qui permettront ces installations dans des conditions de pérennité suffisante. Des aides de coopération et des soutiens extérieurs sont - envisageables. Ils doivent s’appliquer non seulement aux investissements de départ, mais aussi au travail quotidien, par la formation des utilisateurs, par le contrôle des moyens mis en oeuvre pour en assurer le suivi et la maintenance.

– Le droit. Alors que les efforts se portent sur une meilleure diffusion de l’information, les « producteurs d’information » numérique, depuis 1996, avec la convention de l’OMPI à Genève et ses dispositions sur « les droits d’auteurs et droits voisins dans la société de l’information », ont obtenu des conditions conduisant à une stricte limitation de la circulation des informations, notamment sous forme numérique …sauf à acquitter de « justes rémunérations aux auteurs et à leurs ayants-droit ». En quelques mots, le risque est réel aujourd’hui de voir réserver la diffusion de l’information à ceux ou celles, dans le monde entier, qui ont les moyens d’acquitter une « juste rémunération », sachant que les textes internationaux ne font que peu de différence entre un accès pour exploitation commerciale de l’information et un accès à des fins « non lucratives » telles qu’ils existent dans des établissements scolaires ou universitaires, ou auxiliaires de la recherche comme les bibliothèques et centres de documentation.

Des interprétations et applications législatives de ce traité ont été mises en place, en Europe et aux États-Unis, qui renforcent ces tendances. Par exemple en Europe, la directive de la Commission européenne du 22 mai 2001. Sa future transposition dans le droit français, le projet de loi PL1206, ne fait par exemple aucune différence dans son état actuel entre une diffusion commerciale et une diffusion dans des établissements de lecture publique ou une bibliothèque universitaire.

Bien entendu de fortes pressions exercées par les dits producteurs d’information (généralement des sociétés multinationales capitalistiques) sur les gouvernements européen et américain font que les droits exigés pour telle ou telle reproduction, visualisation, impression, d’informations décisives pour la recherche et le développement technologiques dépassent de très loin les capacités financières des pays en voie de développement.

On irait donc vers une structuration de la présence / absence de l’information sur des critères exclusivement financiers, et les fournisseurs d’information étant largement implantés dans les pays du « Nord », ceux-ci resteraient propriétaires de plus en plus exclusifs de l’information.

Certes, on peut comprendre que le producteur d’une base de données, souhaite rentabiliser son investissement, mais que ce soit au prix d’un accès qui de fait interdit la lecture de cette information est certainement discutable, et à terme contradictoire.

Comment donc concilier l’aide au développement, nécessaire politiquement, démographiquement, des pays les moins avancés avec les limitations juridiques et financières portées sur la diffusion d’une information mise à jour ? Comme pour les brevets sur les produits pharmaceutiques, il faut imaginer des conditions dérogatoires, qui faciliteraient la diffusion de l’information, en modérant les coûts, adaptant les conditions de « vente » de ces produits dans certaines limites.

Notamment, l’un des aménagements qui devrait être apporté aux traités internationaux serait de faciliter l’accès à l’information dans le cadre d’établissements de culture, d’éducation et de recherche, qui par leur statut « non lucratif » devraient bénéficier d’exemptions sur telle ou telle application de dispositions trop restrictives.

Les organisations internationales de bibliothécaires comme l’International Federation of Librarian Associations (IFLA-FIAB), ou l’American Librarian Association (ALA), ont étudié ces sujets et proposent des mesures concrètes d‘aménagement à l’Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle (OMPI).

On ne pourra que considérer comme de bon sens des prises de position telles que :

– Un domaine public solide est nécessaire pour produire des conditions favorables à la recherche et à l’innovation. Des oeuvres produites par des autorités gouvernementales sont dans le domaine public.

– Des oeuvres et travaux résultant de recherches soutenues financièrement par des autorités publiques doivent être disponibles largement, dans des délais raisonnables.

– En conformité avec le Traité de Berne–Genève, les droits d’auteur sont limités à 50 ans.

– Des programmes de bibliothèques et de services (documentaires) sont un moyen de faire avancer la connaissance…

Il est nécessaire aujourd’hui que les gouvernements prennent la mesure du fait que la diffusion de connaissances, dans la société de l’information, passe par une facilité faite - aux étudiants, aux chercheurs, dans des cadres non commerciaux, d’accéder aux informations les plus à jour, dans des conditions financièrement acceptables par les institutions publiques d’éducation et de recherche.

Faute de quoi, on peut, sans risque de se tromper, augurer d’une détérioration des conditions sd’accès au savoir et à l’information, qui ne pourrait que renforcer le fossé entre Nord et Sud, et ajouter la « fracture cognitive » aux déjà pesantes « fracture économique » et « fracture numérique ».

Références des textes cités.

– Deuxième traité de la Convention de Berne du 20 décembre 1996 : http://www.wipo.int/documents/fr/di...

– Directive du 22 mai 2001, 2001/29/CE, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (JOCE 22 juin 2001) : http://europa.eu.int/smartapi/cgi/s... lg=fr&numdoc=32001L0029&model=guichett Sites des associations professionnelles.

– Association des Bibliothécaires Français : http://abf.asso.fr/

– Site interassociatif pour s’opposer à la transposition, telle qu’elle est actuellement rédigée, de la Directive européenne EUCD http://www.droitauteur.levillage.org/

– Fédération internationale des Association de Bibliothècaires International Federation of Library Association (IFLA-FIAB) : http://www.ifla.org

– American Library Association : http://www.ala.org

– Eblida (European Bureau of Library, Information and Documentation association) : http://www.eblida.org

Posté le 16 avril 2008

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