L’expérience des C3LD est confrontée à la menace des brevets de logiciel

Cheick Oumar Sagara est chef de projet C3LD-Mali à l’Université de Bamako.

Les C3LD (Centres Linux et Logiciels libres pour le Développement) sont une intiative de l’AUF (Agence Universitaire de la Francophonie). L’Université de Bamako, que je représente ici, a choisi de mettre en place un tel centre en son sein, et de promouvoir dans notre pays et plus largement dans toute l’Afrique l’usage des logiciels libres.

Politique de l’Université de Bamako en matière de logiciels libres

Pour mesurer l’enjeu financier du choix vers des logiciels libres, il faut concevoir que le budget à la recherche de l’université de Bamako est de moins de 70000 dollars en 2004.

Celui-ci est largement grévé par les frais de logiciels et d’infrastructure réseau. Le réseau intranet de l’Université de Bamako comprend dix sites. Les principaux programmes ou logiciels installés sur les ordinateurs de l’université sont des systèmes propriétaires essentiellement constitué de produits Microsoft (Windows 2000 serveur, Exchange2000, MS Office), Norton Ghosh, McAfee… Les équipements d’inter-connection, constitué essentiellement de matériels propriétaires, qui nécessitent des licences à renouvellement périodique pour la mise à jour du système d’exploitation.

Or notre université a besoin d’investir plus particulièrement dans les ressources humaines. C’est par ce biais que la culture informatique va pouvoir s’étendre dans notre pays. Nous proposons ainsi pour aider les étudiants et les enseignants 20 administrateurs de réseau locaux, 3 administrateurs principaux et des gestionnaires de salles. Cet investissement humain nous paraît essentiel.

Atelier de planification stratégique

Le basculement de la plateforme logicielle du réseau intranet de l’Université de Bamako vers les solutions libres a été l’une des recommandations fondamentales de l’atelier de planification stratégique. Cet atelier, qui s’est tenu du 17 au 19 septembre 2003, a regroupé les représentants des structures de l’Université de Bamako : le comité de pilotage (grandes orientations en matière de NTICs ), les administrateurs principaux, le comité technique, l’administration, les webmestres, les enseignants, les étudiants, les partenaires (Campus Numérique de Bamako, Schoolnet, Peacecorps).

Un comité de gestion des NTIC, présidé par le Recteur, a été mis en place pour la mise en oeuvre des recommandations issues de cet atelier.

C’est dans cette dynamique que l’Université de Bamako a saisi l’appel à candidature lancé par l’AUF (Agence Universitaire de la Francophonie) dans le cadre de son programme « TIC et appropriation des savoirs » pour la création d’un « Centre Linux et Logiciels Libres pour le Développement » (C3LD).

Présentation du C3LD

Les C3LD (Centre Linux et Logiciels Libres pour le Développement) sont nés suite à un appel d’offre international lancé par l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF). Le dossier de candidature de l’Université de Bamako a été retenu par le comité scientifique de l’AUF et par la suite - une convention cadre a été signée du côté de notre Université par notre Recteur.

Les objectifs de cette convention conclue entre les Parties sont de :

– SENSIBILISER : fédérer les utilisateurs de solutions informatiques sous Linux issus de l’espace international universitaire francophone et valoriser leurs expériences dans le domaine des TIC, notamment afin de promouvoir les alternatives aux logiciels dont les sources sont protégées, ainsi qu’aux licences d’utilisation et contrats de maintenance coûteux ;

– FORMER : accompagner par la formation prioritairement des personnels d’encadrement des Universités dans la maîtrise de systèmes de communication et de productions logicielles, et, plus particulièrement, dans l’obtention d’une certification internationale à Linux, et ce afin d’assurer progressivement un transfert de compétences vers, et une appropriation des démarches scientifiques et pédagogiques afférentes par l’Université ;

– DEVELOPPER : communiquer, concevoir et adapter des solutions (bureautiques, pédagogiques, ou proprement technologiques) via la création, en relation avec les CAI/CNF, d’un environnement informatique (laboratoire) dédié à l’utilisation et au développement local de logiciels libres par les personnes formées, enrichis du travail équivalent fourni par les autres C3LD que fédère l’AUF, et de tout autre centre partenaire.

Pourquoi le choix des logiciels libres ?

Les critères qui nous poussent à choisir les logiciels libres pour la formation dans les pays en développement sont multiples :

– coût ;

– accès au code source, donc possibilité d’innover à partir d’un existant. Il ne sert à rien de réinventer la roue ;

– pas de problèmes de licences ;

– pas de brevets sur les logiciels.

Brevetabilité des logiciels : vers une menace pour les C3LD ?

Comme vous l’avez constaté plus haut toute l’activité des C3LD est basée sur les logiciels libres des sensibilisations au développement, en passant par la formation. Cela explique en grande partie notre implication et notre inquiétude face à la menace de brevetabilité des logiciels.

Quels impacts sur la vie des C3LD

La conclusion de la Commission de la Culture, de la Jeunesse, de l’Éducation, des Médias et des Sports au Parlement de Strasbourg, souligne, je cite :

–« La brevetabilité risque d’instaurer une instabilité génératrice d’une explosion de litiges. Seules les très grandes entreprises pourraient maîtriser une telle situation. »

–« 97% des brevets appartiennent aux pays développés et 3% à ceux du Sud. Rendre brevetable cette nouvelle forme du savoir humain que sont les logiciels risque fort - d’aggraver les difficultés d’accès des pays du Sud et de poser un problème politique grave. »

Pour prétendre à faire breveter une invention, il faudrait d’abord avoir un budget conséquent et solide, et malheureusement ce n’est pas le cas dans nos pays. Donc ça veut dire tout simplement que nos pays ne pourront pas faire passer de brevet car manquant crucialement d’investissement de départ pour encourager la recherche qui est la clé de l’invention. Et je ne sais pas quand nous aurons enfin la chance d’avoir suffisamment d’argent à mettre à dispositions de nos chercheurs pour encourager et avoir suffisamment d’inventions, donc prétendre à des brevets. Ce sera pour quand ?

Même si aujourd’hui les pays émergents disposaient de suffisamment de ressources pour financer leur recherche et développement, je pense que dans un monde frappé par les brevets, dans le sens mercantiliste du terme, il serait toujours difficile voir impossible, pour nos pays, d’innover. Pour innover dans un monde marqué par un maquis de brevets, il nous faut nous appuyer sur des inventions déjà protégées. Négocier les droits pour des innovations complémentaires, des améliorations et une exploitation adaptée à nos pays coûterait particulièrement cher. Cela est encore plus marqué dans le cas des logiciels, qui sont de la connaissance enregistrée. Cela aurait des conséquences immédiates sur nos capacités à utiliser, améliorer et adapter les logiciels libres à nos projets et aux conditions de nos pays.

Les logiciels libres sont des logiciels dont le code source est ouvert et accessible. Le code source sert de base à toute - la communauté pour développer de nouvelles innovations dans l’intérêt plus large de toute la communauté mondiale. Cela permet aussi de créer de nouveaux emplois dans nos propres pays, et permet aux jeunes de stimuler leurs capacités créatives de façon générale. Un des avantages du libre est aussi que le nouveau développeur peut se servir du code source existant sans frais qu’il peut l’améliorer et l’adapter à de nouvelles situations.

Et si on brevète les logiciels demain, cela va entraîner du coup l’augmentation du coût de production des logiciels, décourageant ainsi de nouvelles initiatives dans le sens de l’innovation. Selon le Monde Informatique, l’estimation du coût de dépôt d’un brevet pour 8 pays européens est en moyenne de : dépôt et recherche 1 342 euros, examen 1431 euros, délivrance 715 euros, entretien 16790 euros, traduction 12600 euros, mandataire 17000 euros, soit, au total, environ 50000 euros.

De quoi décourager les petits inventeurs et renforcer du coup la position dominante des grandes société comme Microsoft.

C’est comme l’a dit Ha-Joon Chang, « enlever aux pays du Sud l’échelle » qui leur avait permis de commencer à se développer.

Il reste clair que la brevetabilité des logiciels nuira sans nul doute aux efforts entrepris par-ci par-là pour la promotion du libre, et par delà, pourrait compromettre dangereusement les efforts de développement des pays émergents comme le Mali.

Recommandations

En partant de notre expérience à l’Université de Bamako, et des réflexions qui sont exposées ci-dessus, nous pourrions établir quelques recommendations pour que les pays en développement puissent pleinement bénéficier de l’innovation technologique en matière de logiciels.

Nous devons sensibiliser les pouvoirs politiques pour leurs faire comprendre les enjeux autour du libre et particulièrement sur les conséquences néfastes qu’aurait la brevetabilité des logiciels. Comme à l’image de la France, où les partisans du libre ont su saisir Jacques Chirac pour qu’il étudie le dossier sur la brevetabilité des logiciels, les C3LD doivent susciter l’intérêt national des pays du Sud sur les menaces de brevetabilité des logiciels. La réponse de Président Chirac à la question sur la brevetabilité de logiciel est : « le projet de directive européenne sur la brevetabilité des logiciels n’est pas acceptable ». Il faut que les C3LD, par des efforts de sensibilisation arrivent à convaincre et à faire adopter par les pouvoirs politiques de nos pays une position ferme dans les négociations internationales.

Il faut que les C3LD arrivent à regrouper les développeurs de logiciels ainsi que les PME travaillant sur le développement et à les sensibiliser pour qu’ils puissent percevoir le danger de la brevetabilité des logiciels. Ceci leur permettrait de prendre position pour se faire entendre auprès des pouvoirs politiques. Le tissu même de l’industrie logicielle de nos pays en dépend.

Nous pouvons promouvoir et faire apppliquer les Recommandations de Bamako 2002 (Conférence régionale - Afrique préparatoire au Sommet mondial sur la Société de l’Information ; Bamako, 27 au 30 Mai 2002). Parmi ces recommandations, deux me paraissent très intéressantes en ce qui concerne la brevetabilité des logiciels ; il s’agit :

– Du rejet de la brevetabilité des logiciels par les pays africains ;

– le contrôle accru des offices de brevets d’Afrique et les représentants africain au sein des organismes internationaux de propriété intellectuelle afin qu’ils ne puissent, de leur propre chef, décider d’élargir les champs de la brevetabilité, en particulier aux logiciels, sans l’accord explicite des gouvernements et parlements.

– Il faut encourager la création de Centres Linux dans tous les pays, particulièrement dans les pays émergents comme le Mali.

– Il faut soutenir les actions des C3LD ;

– inscrire les logiciels libres dans les programmes de formation dans le milieu universitaire ;

– mettre en place une mutualisation des pratiques entre les C3LD. Les concevoir comme des espaces d’échange de connaissance et de savoir.

Les pouvoirs publics dans les pays d’Afrique doivent tenir compte des recommandations issues de la première édition des Rencontres africaines des Utilisateurs de Logiciels libres qui s’est tenue à Ouagadougou du 4 au 7 octobre 2004. parmi celles-ci, on peut citer :

– La mise en place une stratégie nationale pour les logiciels libres ;

– l’adaptation des mesures législatives et réglementaires sur l’utilisation des logiciels libres et des formats libres dans les administrations publiques africaines. Nous allons travailler au succès des C3LD pour inciter d’autres pays, qui ne font pas partie de l’AUF, à s’inspirer des C3LD pour participer plus activement au développement de leur pays.

La majorité de l’économie des logiciels est détenue par les grandes firmes des technologies de l’information et de la communication, ou les fabricants d’électronique. C’est une menace pour l’indépendance et les capacités de développement de nos pays.

Pour éviter que notre avenir ne soit hypothéqué, levons- nous pour défendre la logique de partage qui est celle des logiciels libres. Le premier pas de cette démarche est de faire barrière commune pour éviter la mise en place dans le monde de brevets de logiciels, qui détruiraient les capacités d’innovation et de développement des logiciels libres.

Posté le 16 avril 2008

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