Le système des brevets n’est pas adapté au vivant et aux processus biologiques

Le Docteur Tewolde Berhan Gebre Egziabher est un universitaire de Addis Abéba, Doyen de la Faculté des Sciences, et responsable de l’Herbarium national d’Éthiopie. Il a été négociateur représentant l’Ethiopie lors de plusieurs forums sur la biodiversité et la biosécurité. Il a obtenu la récompense du Right Livelihood Award en 2000 pour son rôle lors des négociations sur la biosécurité à Cartagène et Montréal. Il est actuellement Président de l’Autorité de Protection de l’Environnement d’Éthiopie.Le texte de son article a été publié par Thirld World Network dans la collection « Biodiversité, savoir et droit ». Traduit et republié par autorisation de TWN.

Introduction

L’article 27.3(b) de l’Accord sur les ADPIC (Aspect des Droits de Propriété intellectuelle qui touchent au Commerce – TRIPS Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights) permet le brevetage de toutes les formes de vie et de tous les processus biologiques, et oblige plus particulièrement les États membres de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) à adopter des législations portant sur les brevets concernant les micro-organismes et les procédés microbiologiques. Il les oblige également à breveter les variétés végétales, ou à les protéger par un « système sui generis efficace », ou encore à combiner les deux approches.

L’Accord sur les ADPIC ne fournit absolument aucune raison expliquant pourquoi les interventions humaines utiles, tant sur les machines et sur le vivant, dont tout le monde sait que ce sont deux choses différentes, devraient être traitées par le même système de brevets.

Un « brevet » n’est qu’un document autorisant le contrôle monopolistique d’un objet ou d’un procédé. Le problème n’est donc pas tant l’utilisation du terme « brevet », que le le fait que les critères pour l’obtention des brevets, qui ont été développés de façon appropriée pour les outils et les machines, soient étendus aveuglément au domaine du vivant.

Tout ceci est rendu encore plus complexe par le fait que l’Accord sur les ADPIC utilisent un grand nombre de termes importants sans les définir. Les problèmes qui résultent des différences entre les machines et les organismes vivants sont de fait exacerbés par ce manque de précision dans les clauses de l’Accord.

Les critères de brevetabilité de l’Accord sur les ADPIC

L’article 27.1 de l’Accord sur les ADPIC dit : « …un brevet pourra être obtenu pour toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques, à condition qu’elle soit nouvelle, qu’elle implique une activité inventive et qu’elle soit susceptible d’application industrielle. »

L’utilisation de l’expression « activité inventive » pour qualifier le terme « invention » frappe immédiatement par son côté tautologique. Cette tautologie est rectifiée par une note de bas de page qui dit que « activité inventive » signifie « non évident ». L’utilisation de l’expression « qui soit susceptible d’application industrielle » suggère également que seules les technologies qui peuvent être mises en application en usine peuvent être brevetées. Cette interprétation restrictive est également décodée par une note disant que « susceptible d’application industrielle » signifie « utile ».

Dans cette clause de l’Accord sur les ADPIC sur « les objets brevetables », le terme « invention » et la distinction entre « produit » et « procédé » rendent le système de brevetage inapproprié pour le vivant et les procedés biologiques. Il faut évidemment étoffer cette affirmation. C’est ce que je vais essayer de faire.

Invention et découverte

L’article 27.1 de l’Accord sur les ADPIC dit que les inventions sont brevetables. Ce qui sous-entend que les - découvertes ne le sont pas. Le terme « inventer » n’est pas défini. Il nous faut donc recourir à la définition du dictionnaire.

L’Oxford Shorter Dictionary donne comme sens possibles au mot « invention » le teme « découvrir » et l’expression « exposer à la vue ». Je ne pense pas que ce soit le sens pris en compte dans l’Accord sur les ADPIC. Sinon il y a un problème pour la totalité de l’accord. Pour illustrer, disons qu’un enfant naît avec un esprit vierge. Au fur et à mesure qu’il grandit, il « découvre » chaque chose. Chaque chose pourrait alors devenir un « objet brevetable » pour chacun. L’OMC n’a pas été créée pour faire appliquer une telle absurdité !

Une autre définition donne « invention comme mensonge ». Ce qui ferait du brevetage un système de falsification. Je suis sûr que ce n’est pas le sens voulu par l’Accord sur les ADPIC.

Une troisième signification est « fonder » ou « instituer ». Comme les institutions ne sont pas brevetables, et comme, même depuis la création de l’OMC, aucune action n’a été entreprise dans cette direction, je peux également écarter ce sens. Sinon, qui breveterait l’OMC ?

Il y a également trois définitions liées : « élaborer au moyen de l’intellect ou de l’imagination », « créer, produire ou construire par une pensée originale ou de l’ingéniosité » et « concevoir ou être à l’origine d’un nouvel art, instrument, procédé, etc. ». Ces trois nuances d’ « inventer » peuvent toutes être une exigence pour la brevetabilité. Toutes utilisent comme mot-clé « élaborer » ou « créer ». Et « élaborer » - comme « créer » impliquent tous deux la fabrication de quelque chose qui n’existait pas, et dans le contexte de l’article 27.1, « quelque chose » signifie la technologie. Ils excluent donc les sens de « découvrir », même si ce qui est découvert, c’est une technologie, par exemple un outil enterré avec un pharaon égyptien il y a 7000 ans.

Est-ce qu’on invente la vie ?

Le vivant est fait de seulement quelques uns des éléments qui constituent le monde non vivant. Il est donc possible que la vie ait été « inventée ». Que nous croyions cela possible ou non n’est pas l’objet de la présente discussion. Il est cependant important de noter qu’aucune chose vivante n’a été obtenue par action humaine en se basant uniquement sur des éléments du monde non vivant. Si quelqu’un(e) avait inventé un organisme vivant de cette manière, il ou elle aurait définitivement le droit de breveter l’invention, et même de révéler qu’il-elle est un Dieu.

Alors quels sont les revendications que l’on peut déposer pour avoir inventé la vie ?

Le fait de trouver des spécificités individuelles inconnues jusqu’ici fait partie des technologies brevetables dans certains pays. « Inconnu » se réfère ici au monde « moderne », ces propriétés pouvant par ailleurs être déjà connues des communautés indigènes. Visiblement ces pays acceptent la « découverte » comme une « invention ».

Le fait de déterminer la séquence d’acides nucléiques d’un gène est également considéré comme brevetable. Que la séquence d’acides nucléiques soit connue de tous ou de - chacun ou de personne ne changera pas la moindre chose aux caractères spécifiques de l’organisme en question. Ce genre de séquençage est donc simplement une découverte. Cela ne devrait pas être brevetable.

Dans tous les cas, un grand nombre de gènes sont identiques par delà la diversité des espèces. Un gène donné est donc le même pour de nombreuses espèces. Si je détermine la séquence d’acides nucléiques d’un gène d’une bactérie et la brevète pour ça, que se passera-t-il si quelqu’un d’autre détermine la séquence d’acides nucléiques du même gène issu d’un arbre ? Lequel des deux brevets protègera le gène ? Si je devais déterminer la séquence d’acides nucléiques du même gène pour deux espèces différentes, devrais-je déposer deux brevets pour le même gène ? Ou bien le premier brevet empêchera-t-il le dépôt de brevets supplémentaires ?

Et même en supposant que j’ai séquencé un gène d’une bactérie qui n’a été séquencé dans aucune autre espèce, cela le rend-il unique ? Non. Parce que pour affirmer ça, il faut que toutes les autres formes de vies soient examinées, et que les données soient à ma disposition. Jusqu’ici, les scientifiques connaissent toutes les séquences d’acides nucléiques pour la bacterie Escherischia coli. Le séquençage du riz semble aussi en bonne voie, et on avance à grand pas dans la connaissance du génome humain. Toutefois, les estimations du nombre d’espèces de la biosphère varient de 10 à 60 millions. Sera-t-on jamais certain qu’un gène est unique ?

Quand un gène spécifique (une séquence d’acides nucléiques) est introduit dans un organisme, celui-ci peut être - exprimé (c’est-à-dire conduire à un trait spécifique dans l’organisme receveur). Mais si ce gène existe aussi dans un autre organisme, il est probable que son expression ait déjà pu conduire dans celui-ci à l’existence de ce même trait spécifique. Évidemment, la technique qu’utilise celui qui sait introduire un gène dans un autre organisme mérite d’être protégée. L’invention de la technique doit être brevetable, mais ni le gène qui est introduit, ni le trait qui est exprimé ne sont des inventions et de ce fait ne peuvent être brevetés.

Mais évidemment, l’effort nécessaire pour déposer un brevet ne peut être rentable que si la technique est employée souvent, comme par exemple le canon à gènes, qui peut fonctionner avec différents gènes et différentes cibles. Si la technique n’est utile que pour un cas particulier, personne ne se préoccupera de la breveter.

L’expression d’un gène introduit dans un organisme ne se réalise pas toujours comme prédit a priori. Son expression dans l’organisme où il a été introduit peut s’avérer différente de celle de l’organisme dans lequel il a été pris. Peut- on alors breveter ? En d’autres mots, s’agit-il d’une découverte ou d’une invention ? Je maintiens que cela doit être considéré comme une découverte.

Une comparaison avec le comportement de l’eau nous aidera à clarifier ce point. L’eau, comme toutes les substances, réduit de volume en refroidissant. Cependant, quand elle se transforme en glace, elle augmente de volume brusquement. C’est pourquoi une bouteille de vin oubliée dans le congélateur explose. Peut-on dire que, puisque l’eau se comporte différemment à la température de la pièce ou - quand on la congèle, elle est dans un « état naturel » dans le premier cas et que nous avons « inventé » un second état pour l’eau congelée ? Évidement non. En congelant l’eau, nous avons simplement découvert une propriété différente de l’eau.

De la même façon, le fait qu’un gène donné, dans un environnement cellulaire d’un certain type d’organisme, se comporte différemment que dans les cellules d’un autre type d’organisme ne fait pas de ce comportement une « invention », mais simplement la découverte d’une propriété complémentaire. De surcroît, que le gène s’exprime différemment de ce qui avait été attendu a priori démontre simplement une faiblesse dans la prédiction, pas une invention. Je ne pense pas que le système des brevets ait été fait pour récompenser les faiblesses.

De quelques problèmes associés au brevetage du vivant

Si nous laissons de côté les objections biologiques qui nous interdisent de penser à ce qui est maintenant réalisé par la biologie moléculaire et le génie génétique comme des « inventions », et si de ce fait nous nous mettions à soutenir l’article 27.3 de l’Accord sur les ADPIC, nous ccréerions alors des problèmes pour l’ensemble du système des brevets. Jetons un regard sur ces problèmes.

a – produit ou procédé ?

Comment distinguer un produit d’un processus dans un organisme vivant ?

Le fait d’introduire un gène dans un organisme est un procédé. Si je souhaite fabriquer un carburateur, j’utilise un ensemble de travail humain, d’outils et de machines. C’est analogue au fait d’introduire un gène dans un organisme qui ne le possédait pas auparavant. Ainsi, l’organisme transgénique et le carburateur sont tous les deux des produits.

Mon projet, en inventant le carburateur, est de mettre en oeuvre un autre processus : celui de brûler l’essence de façon efficace. De même, en produisant le produit qu’est l’organisme transgénique, mon but est de mettre en oeuvre un autre processus, par exemple de produire un vaccin contre la rougeole dans du blé.

Maintenant, le processus de la vie existe toujours dans l’organisme transgénique et lui fait donc produire d’autres organismes transgéniques par la reproduction. Ce processus n’a aucune contrepartie ou analogie dans le domaine mécanique. L’introduction de gènes étrangers n’y est pour rien. C’est un processus qui existe dans tout le règne vivant, qui n’est pas influencé par mon génie génétique. Ce processus se substitue à la main, l’outil et la machine qui sont utiles pour fabriquer des carburateurs.

Si l’introduction d’un gène est une invention, alors chaque génération ultérieure devient une « auto-invention ». Est-il alors logique ou équitable, même si nous laisson de - côté la distinction entre l’invention et la découverte, de dire que « j’invente » chaque génération qui succède à un individu particulier dans lequel j’ai introduit un gène allogène ? Si j’avais aussi inventé le processus de la reproduction, alors évidemment, toutes les générations ultérieures auraient aussi été mon invention. La reproduction, qui est nécessaire pour produire chacun des individus transgéniques mis sur le marché qui découlent de l’unique parent ayant été génétiquement modifié, élimine l’« invention » pour chaque organisme disponible.

Si je m’entête et que j’ai le droit d’exproprier la biosphère et de proclammer que cette « auto-invention » de mon organisme transgénique est aussi ma création, je dois dans ce cas être aussi responsable de tout ce qui peut arriver dans ce processus. Par exemple, je dois être responsable pour : – la perte de qualité qui se produit à chaque fois qu’une génération comporte de plus en plus d’invididus ne possédant pas le gène que j’ai introduit ; – les changements qui ont eu lieu sur des individus qui n’étaient pas la cible de mon « invention », mais qui l’ont croisée au cours de leur processus habituel de reproduction ; – tous les comportements imprévus de la variété transgénique ; – et tous les impacts, fussent-ils positifs ou négatifs, et devenir ainsi condamnable pour tous les dommages ou manifestations de traits ou de comportement accidentels qui pourraient en découler. Le système des brevets n’est pas adapté au vivant et aux processus biologiques

On voit souvent breveter l’usage de biomolécules spécifiques, qui sont les résultats de processus biologiques. Par exemple, si l’aspirine avait été découverte récemment, elle aurait été brevetée.

Il y a actuellement des milliers de biomolécules brevetées. L’extraction de biomolécules des organismes vivants est d’évidence une découverte et non une invention, puisque les biomolécules existaient avant d’avoir été extraites. La méthode d’extraction peut cependant être une invention, et de ce fait être brevetable.

Mais comme les biomolécules existaient avant leur extraction, leurs propriétés existaient aussi avant l’extraction. Le processus d’extraction n’ajoute rien, ou n’enlève rien à leurs propriétés. L’usage d’une biomolécule est le résultat de notre capacité à reconnaître et utiliser une propriété utile de cette biomolécule.

Breveter cet usage est dès lors inconsistant avec le critère d’inventivité. Quand l’article 28 de l’Accord sur les ADPIC donne un monopole pour « fabriquer, utiliser, offrir la vente, vendre ou importer » un produit, une telle règle peut s’appliquer aux molécules qui auraient été contruites par les humains, pas à celles qui sont extraites.

De même, une biomolécule qui aurait été « construite » ne pourrait devenir une invention uniquement si elle n’existe pas dans un organisme ou une partie de cet organisme, qu’il soit vivant ou mort. Sinon, cela devient la synthèse d’une molécule qui existe déjà. Bien sûr la technique pour effectuer une telle synthèse devrait être inventée, et pourrait à ce titre être brevetée.

b – la recherche de la justice

L’usage que l’on peut faire d’une biomolécule est souvent le même que celui que faisaient auparavant les communautés indigènes avec l’organisme complet ou ses parties. Serait-il équitable de breveter une telle biomolécule principalement parce qu’on connaît son usage, alors que ceux qui connaissaient cet usage auparavant l’ont cédé gratuitement, et n’ont conçu aucun bénéfice pour cela ?

Admettons que l’usage soit entièrement nouveau, est-il équitable que ceux qui découvrent des vérités scientifiques, par exemple la nature des quarks, ne puissent pas le breveter, alors que celui qui découvre un usage pour un enzyme naturel le pourrait ?

Si je brevète un gène dans un organisme, est-il équitable que ce seul gène me permette d’interdire à tous d’utiliser les milliers d’autres gènes qui sont dans cet organisme ? En notre ère de destruction de la biodiversité, l’organisme breveté pourrait s’évérer être la seule source de ces gènes. Et même si l’extinction n’était pas un problème, pourrais-je étendre mes droits sur tous ces autres gènes ? J’ai le droit de chasser quelqu’un de chez moi… je n’ai pas celui de l’exclure de toute la ville dans laquelle je vis.

Conclusion

Il me semble que la société connaît très bien la distinction entre l’invention et la découverte. Seul l’appât du gain conduit des personnes à distordre cette distinction pour monopoliser des découvertes en les nommant inventions.

Mais les découvertes doivent aussi mériter reconnaissance. Un système permettant une telle reconnaissance doit être mis en place. Cependant, distordre le sens du brevetage pour le faire s’appliquer au vivant ne peut produire qu’un rejet de tout le système. Qui se préoccupait de la légitimité des brevets avant les années quatre-vingt-dix ? Mais maintenant une opposition grandit continuellement. Une opposition qui met en cause non seulement à la légitimité du brevetage, mais aussi à sa légalité.

Posté le 16 avril 2008

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