Relancer la recherche et développement de médicaments contre les maladies négligées

Bernard Pecoul est directeur de la Fondation DNDi Drug for Neglected Diseases Initiative.

Jean-François Alesandrini est administrateur de la Fondation DNDi.

Des millions de personnes dans les pays en développement, pauvres et victimes des maladies dites « négligées » meurent dans l’indifférence générale, isolées et ignorées de tous, sans médicaments et sans associations pour défendre leur droit de… vivre !

Certaines populations atteintes de paludisme ou de la tuberculose ont droit à un peu d’attention. Pour elles, la recherche et le développement de médicaments se sont lentement remis en marche parce qu’il existe un marché de consommation potentiel dans les pays riches. Pour les autres, le développement de médicaments a cessé depuis longtemps, en dépit de l’engagement de nombreux scientifiques qui n’ont jamais renoncé à étudier ces maladies. Pour les victimes des maladies « les plus négligées » comme la maladie du sommeil, la maladie de Chagas, la Leishmaniose, l’ulcère de Buruli, ou encore la Dengue, la plupart des médicaments encore utilisés sont très anciens, très mal tolérés, difficiles à produire, tandis que des résistances importantes sont apparues pour plusieurs d’entre eux.

Moins de 10 % de la recherche médicale mondiale est aujourd’hui orientée vers les maladies majoritairement prévalentes dans les pays en développement qui affectent près de 90% de la population mondiale. C’est le gouffre communément appelé « 10/90 ». À peine 1% des 1400 nouveaux médicaments mis sur le marché ces 25 dernières années concerne ces maladies. 15 au total1 !

Le bilan de la recherche de nouveaux médicaments pour des maladies est donc effroyablement maigre. Sans argent ni volonté politique, pas de médicaments !Telle est la triste réalité pour plusieurs millions de personnes atteintes par ces maladies négligées.

À cet égard, il est intéressant de noter qu’aux États-Unis entre 1983 et 2003, et grâce à la mise en oeuvre de l’Orphan Drug Act qui offre des avantages fiscaux et une protection de marché pour les inventeurs de nouveaux médicaments destinés aux maladies orphelines, 231 médicaments nouveaux étaient enregistrés et près de 11 millions de malades en bénéficiaient. Ce seul bilan exprime d’une manière différente, le désintérêt pour le sujet des maladies transmissibles négligées et indique dans le même temps la capacité de mobilisation des pays du Nord lorsque les intérêts de leurs propres malades sont en jeu.

Le constat étant posé, reste à savoir comment il est possible d’utiliser les avancées scientifiques actuelles pour progresser vers la découverte et la mise au point de molécules efficaces contre ces maladies dites « négligées » ? Comment imaginer des mécanismes adaptés pour le développement des médicaments destinés à des populations pauvres et non solvables ?

Les mécanismes actuels d’aide au développement, d’incitations fiscales mis en place par les gouvernements et la communauté internationale ont largement montré leurs insuffisances. En 1994, 30 milliards de dollars étaient consacrés à la recherche médicale. Or, si les investissements s’élèvent aujourd’hui à 106 milliards, dont 44% proviennent du secteur public, les problèmes prioritaires de santé publique des pays en développement ne sont toujours pas traités à la hauteur des besoins.

Selon la Commission MacroEconomie et Santé de l’OMS, 3 milliards de dollars seraient en effet chaque année nécessaires en Recherche et Développement pour réellement inverser la tendance. Or, les fonds supplémentaires additionnels, bien que substantiels, fournis ces dernières années par les grandes fondations caritatives comme Gates, Rockefeller ou Médecins Sans Frontières sont loin de pouvoir corriger le déséquilibre « 10/90 » existant, alors même que le contexte sanitaire est marqué par une croissance inquiétante des pandémies. De surcroît, est-il admissible que la responsabilité publique sur un enjeu aussi majeur de santé publique puisse ainsi durablement se défausser sur des organisations caritatives et la générosité publique ?

Plus que jamais, faire émerger un système plus efficace exige un engagement politique réel des gouvernements des pays riches et l’élaboration indispensable de solutions et de règles du jeu nouvelles.

L’émergence de nouveaux modèles.

Des partenariats publics et privés offrent depuis quelques années des réponses nouvelles, originales, afin de relancer la recherche et développement pour les maladies négligées. Telle est l’ambition de la fondation Drugs for Neglected Diseases Initiative (DNDi) créée en 2003 par deux organisations privées Médecins Sans Frontières et l’Institut Pasteur, les quatre organisations de recherche bio-médicale publique du Brésil, d’Inde, de Malaisie et du Kenya2, avec le soutien du programme OMS/TDR pour concevoir et développer de nouveaux médicaments contre les maladies infectieuses affectant les populations les plus pauvres dans le monde. Le DNDi entend développer dans les dix prochaines années entre 6 et 8 nouveaux médicaments contre la Trypanosomiase Africaine, la Leishmaniose Viscérale, la maladie de Chagas et le paludisme. Dès 2006, deux médicaments contre la malaria seront mis à la disposition des patients en Afrique et en Asie.

La fondation Drugs for Neglected Diseases initiative agit comme un laboratoire sans mur et construit ses priorités de recherche selon les besoins réels des populations oubliées. Son portefeuille de Recherche et Développement comprend en 2005 quinze projets, du stade initial de la recherche pour certains, au développement clinique pour les plus avancés d’entre eux. Le DNDi entend favoriser le transfert de connaissances généralement issues des laboratoires publics vers le développement effectif de médicaments dont le savoir-faire relève des entreprises pharmaceutiques. Ce modèle, à but non lucratif, pourrait raccourcir le long et périlleux processus de développement d’un médicament et en réduire substantiellement le coût. Dés 2006, le DNDi devrait apporter deux nouveaux médicaments pour la lutte contre la malaria répondant à deux conditions essentielles pour être efficaces, un protocole thérapeutique très simplifié et un prix bas.

Comme le DNDi, le Global Alliance pour la Tuberculose, Medecine Malaria Venture pour le paludisme rassemblent des moyens significatifs pour relancer la recherche et le développement sur les maladies négligées. Structure souple et réactive, le DNDi entend également favoriser des transferts de technologies Nord/Sud grâce aux collaborations avec les pays du Sud affectés par ces maladies comme le Brésil, l’Inde, le Chine ou le Kenya. Ces nouveaux réseaux pourront ainsi solliciter les importantes capacités de recherche de ces pays, construire des plate- formes durables et délivrer des médicaments adaptés aux besoins.

Toutefois ces nouveaux modèles innovants dans le domaine de la recherche et développement ne pourront faire leur preuve qu’à la condition de bénéficier d’un environnement plus favorable.

1/ La volonté politique des pays riches est indispensable. Malgré les bonnes intentions affichées au cours des cinq derniers G8, les recherches restent très majoritaire- ment le fait de quelques pays (USA, Europe, Japon), là où précisément 80% du marché mondial du médicament se trouve concentré.

La responsabilité politique consiste à ce que ces pays riches placent au premier rang de leurs priorités la relance de la Recherche et Développement de médicaments pour les maladies négligées - et notamment une Europe à la recherche de nouvelles initiatives. Le rapport de l’OMS, remis en novembre 2004 à la Présidence Hollandaise de l’Union Européenne3, le suggère explicitement. Si « seulement », 20% des 4 à 5 milliards que celle-ci entend investir dans sa recherche médicale jusqu’en 2010, étaient orientés vers les maladies négligées, le déséquilibre structurel commencerait à s’inverser.

Il ne s’agit pas de créer ex nihilo un nouveau dispositif mais d’encourager la recherche publique européenne vers ces maladies et de soutenir durablement les initiatives qui voient le jour. Le prochain G8 organisé en Grande-Bretagne en juillet prochain pourrait être une opportunité pour l’Europe et la communauté internationale de concrétiser l’effort de solidarité envers les plus faibles qu’attendent les patients comme les pays du Sud.

2/ De nouvelles règles du jeu s’imposent pour lever les principaux obstacles structurels qui ont nourris les échecs actuels. L’industrie pharmaceutique est souvent tenue pour responsable de l’absence de véritable recherche en faveur de ces maladies oubliées. Pourtant, son rôle n’est pas d’assurer la santé du monde dans une économie compétitive et dans laquelle la conquête des marchés reste la règle. En revanche, cette industrie est détentrice d’une expertise et de bibliothèques de molécules sous-utilisées pour ces maladies négligées. Mises à la disposition de la recherche en faveur des maladies négligées, ces molécules contribueraient à dessiner une dynamique de succès. Un cadre juridique qui inciterait les industriels à ouvrir une partie de leur savoir-faire non exploité dans le domaine des maladies négligées est indispensable.

L’élaboration de nouvelles règles du jeu consiste aussi à s’interroger avec objectivité sur les conséquences des évolutions réglementaires promues par des agences telles que le FDA (Food and Drug Adminstration) aux États-Unis et l’EMEA (European Medicines Agency) en Europe. Dans la logique sécuritaire qui prévaut dans les pays riches, les standards qui règlent la recherche, le développement, la production et la diffusion des médicaments et des vaccins sont sans cesse relevés. Appliquées aveuglement aux maladies négligées, ces mêmes règles engendreraient des conséquences humaines dramatiques et éthiquement insupportables. Il faut revenir à la balance bénéfices/risques qui varie selon les maux et leur gravité. Ainsi, la maladie du sommeil tue à 100%. L’objectif des études actuelles est de remplacer l’usage des dérivés de l’arsenic qui, injectés aux patients traités, en tuent un sur vingt ! Le cas du sida est aussi exemplaire. Les associations de patients ont fait corps avec les laboratoires pour accélérer et assouplir les procédures d’autorisation. Il nous faut donc repenser les transactions éthiques entre les bénéfices individuels et les bénéfices collectifs, en fonction des besoins des patients dans leur contexte actuel. Si l’on avait appliqué les « règles » de précaution qui prévalent aujourd’hui dans les sociétés riches, il est fort probable que le vaccin contre la poliomyélite –qui fut pourtant l’une des grandes révolutions de la médecine– n’aurait pas été développé.

Bernard Pecoul et et Jean-François Alesandrini

1 Ce sont l’halofantrine, la mefloquine, l’artemether et l’atovaquone pour le paludisme, le benzdinazole et le nifurtimox pour la maladie de Chagas, l’albendazole pour les maladies helminthintiques, l’eflornithine pour la maladie du sommeil, l’ivermectine pour l’onchocercose, l’oxamniquine et le praziquentel pour le traitement des schisostomiases. À cela s’ajoutent deux formulations nouvelles de médicaments existants, l’isethionate de pentamidine et l’amphotericine B liposomale, enfin deux médicaments nouveaux pour la tuberculose, la pyrazinamide et la rifapentine.

2 Institut Pasteur, Médecins Sans Frontières, Kenya Medical Research Institute (KEMRI), Indian Council for Medical Research (ICMR), Fondation Oswaldo Cruz (Brésil), Ministère de la Santé de Malaisie, Organisation Mondiale de la Santé/TDR.

3 Priority medicines for Europe and the World (Les priorités médicales pour l’Europe et le Monde), Richard Laing et Warren Kaplan, nov. 2004, Ed. de l’OMS, 154 p. http://whqlibdoc.who.int/ hq/2004/WHO_EDM_PAR_2004.7.pdf.

Posté le 16 avril 2008

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