Participants : Luc Arasse, Michel Authier, Laurence
Delmotte, Sylvie Guichard, Véronique Kleck, Olivier Lescurieux, Eric
Marchand, Denis Pansu, Valérie Peugeot, Vincent Renaud, Bruno Schultz,
Jean-Pierre Worms.
- TIC et organisation sociale : au coeur d'une
mutation de civilisation
La technologie paraît effacer le pouvoir. La volonté
de participation étant très diffuse, on voit de plus en plus d'agents
sociaux entrer dans la sphère technique, où le jeu des positions sociales
paraît suspendu. Pourtant on sait très bien que les relations de pouvoir
n'ont pas disparu, et que c'est la pensée du pouvoir qui s'estompe par
l'illusion techniciste (ce qui n'est pas sans produire des effets sociaux).
On peut donc s'interroger sur la sociologie des technologies, de leur
fabrication à leurs usages, en passant par les codes sociaux formant
l'environnement de ces usages. Qui maîtrise la fabrication ? Comment
se répartit la connexion entre les différentes couches sociales (ce,
à l'intérieur même des "structures", telles les associations) ? Les
codes d'usage des nouvelles technologies sont-ils discriminants ? Assiste-t-on,
en fait, à une recomposition des réseaux de pouvoir dans la société,
à la faveur de ces technologies ? Rappelons que le cadre associatif
n'est pas neutre et qu'il connaît une forte évolution : le développement
du monde associatif au XIXème siècle a accompagné l'affirmation sociale
de la bourgeoisie montante ; la loi 1901 a renforcé cet état de fait,
le statut associatif, libéral, étant dès lors utilisé par la bourgeoisie
pour la plupart de ses mobilisations politiques. "En face", les organisations
ouvrières avaient une structure beaucoup plus intégrée et pyramidale.
Le statut associatif n'est pas neutre, en terme de mobilisation politique
; on peut même distinguer deux modes de fonctionnement : 1/ le fonctionnement
en réseau, où chacun apporte quelque chose aux autres, où la régulation
de l'espace public est fondé sur la liberté... mais où l'accès est fermé
par des codes sociaux (compétence, équipement...) 2/ le fonctionnement
pyramidal, tel qu'on le trouve avec les organisations ouvrières, où
l'accès à l'espace public n'est pas conditionné par un privilège, mais
où l'on sacrifie son individualité (au collectif) pour participer à
cet espace public. Le libéralisme du fonctionnement associatif, ajouté
à l'illusion techniciste d'un pouvoir effacé peuvent conduire l'analyse
à passer à côté des enjeux réels de pouvoir qui sont travaillés par
les nouvelles technologies. Ajoutons que les associations changent :
foisonnement, développement de la mobilisation sur des objets concrets
et ancrés territorialement. Les TIC peuvent jouer à cet égard dans le
sens d'un renforcement identitaire. Renforcement qui ne peut-être positif
que si simultanément les outils servent à construire des passerelles
entre ces espaces.
Aussi, si l'on ne connaît pas la sociologie d'Internet, si l'on ne sait
pas "qui maîtrise la diffusion", au moins peut-on saisir l'enjeu de
sa diffusion : un moyen de production est accessible, mutualisable.
En effet, la rencontre entre associations et TIC peut contribuer au
développement d'un tiers secteur d'utilité sociale, hors marché. Notamment
tout le mouvement de développement des logiciels libres opère une rupture
radicale en mettant pour la première fois dans l'histoire un instrument
de production de richesse à disposition gratuitement, donc en le sortant
du marché.
Simultanément, le mouvement de concentration dans l'industrie des nouvelles
technologies est dangereux pour les associations, puisqu'il supprime
des fournisseurs (d'accès Internet, de logiciels...) qui ne sont pas
dans la logique de surenchère technologique. Sans prétendre à ce que
le monde associatif puisse " faire barrage " à lui seul à ces mouvements
de concentration, et sans oublier les nouvelles missions de service
public que l'État doit aujourd'hui assumer en la matière, il convient
d'encourager ,ceux qui dans le monde associatif constituent des " vannes
" d'accès pour les citoyens, non contrôlées par les grands groupes,
des " noeuds " non commerciaux (ex : Mygales, Globenet, etc.)
L'accès gratuit doit être encouragé, pour éviter d'en
faire une nouvelle source d'exclusion. Mais également parce que sa mise
à disposition est une occasion de travail social, d'une construction
de liens... Aussi le libre accès ne se suffit pas à lui même. Aux projets
qui préconisent le seul libre accès, il convient de préférer ceux qui
mettent en avant le collectif. Il faut s'assurer que : - soit ce libre
accès va faciliter le développement d'un projet spécifique. Dans le
cas contraire, les cyber cafés sont aujourd'hui suffisamment peu coûteux
et remplissent bien la fonction de point d'accès grand public. Mais
ils ne permettent ni une animation du lieu autour d'un projet, ni un
usage régulier et collectif autour du réseau ; un accès long est indispensable
pour travailler sur le projet. - soit la personne qui s'initie à ces
technologies sera accompagnée d'un (tout particulièrement pour des publics
adultes) capable d'en expliquer usage et utilité.
Il nous faut développer des contenus spécifiques, simples,
en nous appuyant sur les " ignorants " pour adapter ces contenus. Un
énorme travail d'accompagnement est nécessaire pour aider les gens à
dépasser leur peur de ces outils et les mythes qui s'y attachent, sans
compter la formation elle-même car au final ces pratiques ne sont pas
si simples qu'on veut bien le dire. Le facteur temps joue également
un rôle clé : il faut du temps et pour l'apprenant qui doit s'approprier
l'outil et pour le formateur/médiateur.
- Ressources humaines / matériel
Les ressources humaines constituent un des besoins
principaux si ce n'est le besoin essentiel. Il s'agit tout à la fois
de :
- informaticiens, ingénieurs réseaux capables d'adapter
le matériel à des exigences technologiques toujours plus grandes (diversification
des logiciels, usage des réseaux, développement de progiciels...)
- formateur, médiateurs cités précédemment, capables d'accompagner
les individus dans leur apprentissage des outils.
Les compétences requises sont très diversifiées et
une seule personne ne peut les cumuler. De fait faute de trouver ou
de pouvoir financer ces compétences, certains projets dont l'utilité
ne sont pas à démontrer sont abandonnés.
En revanche, les associations arrivent relativement bien à se procurer
du matériel informatique, grâce à des sponsors, des dons d'entreprises
privées, des entreprises d'insertion qui récupèrent et reconvertissent
le matériel et ces logiciels... Mais la question du matériel ne doit
pas être pour autant évacuée : d'une part l'information sur des accès
privilégiés au matériel est mal diffusée (organiser cette information,
c'est déjà répondre en partie à cette demande) ; d'autre part une "montée
en régime" appelle des investissements importants (équipement d'une
salle, montage d'un réseau, paiement des logiciels protégés, coût des
connexions...) pour lesquels la "débrouillardise" ne suffit plus.
Au final, dans un budget proposé, la part prioritaire accordée aux ressources
humaines (une proportion de 1 à 4?) peut constituer un bon critère de
sélection.
- Coopérations et mutualisations.
Une des logiques permettant de dépasser le problème
de rareté est celui de la mutualisation :
- mise en commun de matériel.
- acquisition en commun de logiciels
De même que se répandent de plus en plus de logiciels libres (ex : Linux),
portés par des logiques associatives et non marchandes, d'autres associations
peuvent se regrouper pour acheter du matériel performant qui n'existe
pas encore en free ware. Les logiciels libres contribuent à une maîtrise
de l'obsolescence technologique.
- partage de techniciens et accompagnateurs
Les TIC lancent un véritable défi culturel : celui du partage des ressources
et des connaissances. Elles nous obligent à apprendre le partage et
la frugalité, qui ne sont pas aujourd'hui dans nos pratiques. D'où un
regard particulièrement positif sur les projets qui vont dans ce sens.
L'adoption de logiques de coopérations et de mutualisations devient
ainsi une condition à l'apport d'un soutien financier (chaque projet
suscite un questionnement du type "dans quelle mesure est-il ouvert
à son environnement, met-il à disposition son service, utilise-t-il
des ressources existantes... ?). Lorsqu'on se trouve dans la situation
ou ces outils vont servir à renforcer une communauté, ou un " territoire
", quelle que soit sa forme (réseau, fédération...), il pourrait être
demandé à cette communauté quels moyens elle compte mettre en oeuvre
pour diffuser à l'extérieur son expérience, dans une logique de construction
de passerelles avec d'autres communautés ou " territoires ".
Il est impossible d'apprécier l'outil par ses caractéristiques
propres (sa dimension, ses performances techniques, son prix...) mais
par l'usage qui en est fait. L'objectif étant l'usage solidaire, il
faut à chaque fois apprécier les effets sociaux (en aval), et les conditions
de fonctionnement (en amont : c'est là que l'on trouve la coopération
et la mutualisation).
Il faut se méfier des usages qui apparemment répondent aux critères
d'innovation technologique mais qui en réalité ne répondent pas au critère
de plus-value sociale, culturelle ou autre.
Ex : une association se dote d'un Intranet, mais n'est pas capable de
l'irriguer.
Ex : une association se dote d'une base de données, mais dont l'usage
est accaparé par certains.
Ex : un site qui n'est qu'une vitrine, ce qui est une pratique courante,
y compris dans les municipalités les plus dynamiques sur le sujet des
nouvelles technologies.
La production d'outils utiles à l'ensemble du monde associatif (ex :
CR de CA en ligne, moteurs de recherche, base de données spécifiques...)
doit également être encouragée.
Simultanément, il est nécessaires de laisser des espaces de respiration
pour encourager l'émergence de nouvelles pratiques. Il faudrait éviter
de limiter trop les " cases " possibles, alors même que nous sommes
sur un terrain ou tout est encore à découvrir, à inventer en termes
d'usages. A cet égard, l'Observatoire des usages de l'Internet peut
jouer un rôle positif pour mettre en valeur ces usages émergents. De
plus des usages limités (type site vitrine) peuvent ouvrir la voie à
une deuxième étape plus interactive. Dans ce cas là, il s'agit de vérifier
si derrière le site vitrine, il y a à moyen terme un projet éditorial,
une production de contenus. L'interactivité entre le site et les membres
de l'association est un autre critère essentiel.
Enfin des projets de type événementiel doivent être soutenus dans la
mesure ou ils contribuent à familiariser avec ces outils, à casser des
mythes et à diffuser ces nouvelles pratiques des technologies de l'information.
Au final, il s'agit de soutenir des projets qui s'inscrivent dans une
démarche précise, déjà amorcée. Deux critères de sélection peuvent être
alors retenus :
- un projet déjà initié, même modestement, de
manière à éviter le foisonnement de projets théoriques
- un projet porté par une dynamique collective, avec une communauté
d'intérêt, et pas seulement par un individu.
En continuité avec l'enquête, deux groupes de projets
peuvent être distingués :
1/ Les projets associatifs dans lesquels les TIC
ne sont qu'une facette d'un projet global. La sélection de ces projets
implique alors une grille de critères avec un corps de doctrine bien
affirmé.
2/ les projets dans lesquels les TIC jouent un rôle central et spécifique.
Il s'agit alors de soutenir les projets qui mènent une réflexion sur
les usages de ces technologies et sur leurs conséquences sociales.