Entretien avec Nicolas Douay, auteur de "L’urbanisme à l’heure du numérique"

L’ouvrage « L’urbanisme à l’heure du numérique » paru en 2018 (préface d’Antoine Picon en document joint) propose une analyse des politiques et dispositifs numériques à partir desquels la pratique urbanistique se trouve aujourd’hui bouleversée. Il s’agit d’une tentative de description et de modélisation de dynamiques qui, parfois, se présentent sous la forme d’un agencement hybride. L’auteur met en tension quatre approches caractéristiques de la planification urbaine en cours d’instauration : un urbanisme algorithmique, un urbanisme ubérisé, un wiki-urbanisme, un urbanisme open-source. Dans ces deux dernières, les Communs trouvent leur actualisation dans les processus socionumériques, polycentriques (approche contributive et communicationnelle de l’aménagement urbain ; construction pluraliste voire émancipatrice , pour les citoyens, de la conception urbaine, etc.). A chaque fois, se pose la question des rapports de force et des coopérations entre les institutions publiques, le secteur privé et les habitants.

Nicolas Douay est maître de conférences en aménagement–urbanisme à l’université Paris 7 Diderot (membre de la communauté d’universités et établissements (COMUE) Université Sorbonne Paris Cité) et chercheur à l’unité mixte de recherche Géographie‑cités (équipe CRIA)

Echanges avec l’auteur pour Vecam sur les scénarios principaux (voir les schémas en document à télécharger)

Quelles seraient les grandes évolutions de la planification urbaine dans le contexte de numérisation des acteurs, processus et méthodes de l’urbanisme ?

Les mutations technologiques ont souvent produit des changements sociaux importants qui se traduisent dans l’espace et la pratique de l’aménagement. Alors que la ville intelligente fait partie des concepts incontournables, voire dominants, les usages du numérique peuvent influer l’urbanisme selon quatre directions différentes. Ces scénarios sont représentés par une boussole composée d’un axe horizontal opposant acteurs institutionnels et non-institutionnels, et un second axe avec l’opposition ouverture et fermeture.

Scénario 1 : un urbanisme algorithmique ou le retour des experts

La première direction possible repose sur la croyance dans la technique et les données, dans la tradition de la cybernétique inventée à la fin des années 1940. La ville intelligente repose, aujourd’hui, sur un accès à des données supplémentaires dont le traitement est rendu plus rapide par le numérique, offrant de nouvelles ressources pour l’aménagement. Les acteurs privés participent à la circulation de ces modèles. C’est déjà le cas du groupe IBM et du centre d’opérations de Rio de Janeiro. Celui-ci collecte des données auprès d’une trentaine d’agences et de services municipaux, les stocke et les traite grâce à de puissants algorithmes qui vont permettre de modéliser ces données. L’objectif est de mieux gérer la mobilité et les flux d’énergie dans l’espoir de bâtir une ville plus durable. La crainte est qu’IBM, qui fournit les algorithmes, participe à un contrôle généralisé de la population sans se préoccuper de l’intérêt des citoyens ou des grands enjeux urbains, en particulier la question de la qualité et de l’accessibilité sociale des infrastructures. De plus, le centre de Rio participe à une dépolitisation des politiques urbaines : la réponse aux enjeux publics amène à la formulation de réponses techniques sans mise en débat des solutions, ce qui laisse craindre une dépossession de la production urbaine au détriment des citoyens.

Dans ce scénario, la numérisation des méthodes d’aménagement correspond au retour d’un urbanisme d’expertise avec la domination d’acteurs techniques dans la production urbaine. Cela donnerait une nouvelle jeunesse à une approche rationnelle qui apparaîtrait maintenant sous les traits d’un urbanisme durable.

Scénario 2 : un urbanisme ubérisé sous la pression d’une extension du domaine du capitalisme urbain

La deuxième direction possible renvoie à l’économie digitale - un vaste marché pour les grands groupes de services urbains - mais aussi à l’émergence de nouveaux acteurs. Concrètement, le privé devient plus présent dans l’espace urbain et fait évoluer la définition traditionnelle des services publics avec les services de mobilités partagées comme Vélib’ ou Autolib’ à Paris ou les bornes de connexion LINK à New York. Quelques start-up procèdent aussi à une « disruption » (rupture) à l’image des chauffeurs Uber ou des logements Airbnb. Sur cette dernière plateforme, Paris est la première destination avec près de 50 000 logements (contre 80 000 chambres d’hôtels). Les locations ne sont pas toujours occasionnelles et le nombre de logements retirés du marché de la location est estimé à plus de 20 000. Cela conduit à l’augmentation des prix immobiliers qui alimentent le processus de gentrification. Face à cette récupération marchande de l’économie du partage, la municipalité tente d’encadrer les locations en limitant la durée à 120 jours, en obligeant le versement de la taxe de séjour et en demandant l’enregistrement du logement.

Ainsi, le numérique fait apparaître de nouveaux acteurs dans la production urbaine qui viennent remettre en cause la légitimité et la capacité d’action des acteurs institutionnels. Il s’agit d’une poursuite de la privatisation de la ville que l’on peut rapprocher de l’approche stratégique de l’aménagement avec des acteurs privés dont l’influence augmente en doublant les acteurs publics.

Scénario 3 : un wiki-urbanisme à la recherche d’une ville alternative

La troisième direction correspond aussi à un contournement des acteurs publics mais par la société civile. En effet, en suivant l’esprit des créateurs du réseau Internet, des citoyens plus ou moins organisés, mais agissant toujours en réseau, s’emparent des questions urbaines. Ces « hackeurs » ou « codeurs » civiques participent au mouvement des « Civic Tech » en développant des dispositifs socio-techniques au service d’un renouveau démocratique. Ce wiki-urbanisme correspond à différents registres d’action allant de la contestation avec les sites de pétition en ligne (par exemple à Marseille, en 2013, une pétition a permis le retrait du projet de casino) à des formes plus élaborées de contribution et de délibération. Bien souvent, la cartographie sert de base à ces échanges comme pour Carticipe qui propose de localiser de nouvelles idées, de les commenter et de voter.

Dans ce cas, les acteurs de la société civile participent à la même dynamique que les acteurs privés du numérique en remettant en cause la légitimité et la capacité d’action des acteurs publics à faire la ville en contournant les acteurs institutionnels. Cette dynamique n’est pas nouvelle, il s’agit de l’influence des mouvements sociaux qui s’appuient maintenant sur le numérique et viennent ainsi renforcer l’approche communicationnelle de l’aménagement. De même que l’urbanisme ubérisé, le wiki-urbanisme constitue une remise en cause des acteurs publics.

Scénario 4 : un urbanisme open-source par le renouveau des pratiques des institutions de l’aménagement

Enfin, la quatrième possibilité s’appuie sur les institutions. Pour celles-ci, la numérisation renvoie à la circulation et l’ouverture des données publiques (open data) et aux nouvelles ressources offertes par la technologie pour mettre en dialogue les acteurs de la ville avec une évolution des instruments de la participation. Ces dispositifs socio-techniques peuvent prendre différentes formes en fonction de la nature des objets discutés, de leurs spatialisations et des degrés d’ouverture de la décision. À Paris, la numérisation a débuté avec la carte participative « Imaginons Paris » lors de la révision du PLU avec 22 838 visites et 2 268 contributions. Ensuite, le budget participatif a rassemblé 5 115 idées en 2015 et 3 358 en 2016. Pour cette dernière année, 92 809 votes ont permis de départager les 219 projets lauréats qui bénéficient de 94 millions de budget. La participation change donc de nature en devenant moins conflictuelle et plus balisée. Le pouvoir décisionnel citoyen est plus important même si la dimension de délibération collective est peu présente car les processus sont largement encadrés politiquement et administrativement. Par ailleurs, le nombre de citoyens mobilisés est plus large mais il n’est pas certain que cela réponde à l’enjeu de diversification des publics.

Le numérique vient ainsi donner des ressources supplémentaires pour rendre plus tangible le tournant collaboratif dans l’urbanisme. Celui-ci a pour objectif de parvenir à des consensus par l’intermédiaire d’une interaction réussie entre un grand nombre d’acteurs. Dans ce sens, les technologies numériques offrent de nouvelles possibilités pour rendre ce tournant plus effectif et réduire le décalage entre théories et pratiques.

Jeanne Menjoulet CC By
Ville de Toulon
Vue du Mont Faro
Jeanne Menjoulet CC By

Des configurations locales forcément hybrides et inédites

Ces quatre directions qu’emprunte l’urbanisme numérisé sont davantage complémentaires que contradictoires. Localement, l’une ne va pas éclipser toutes les autres. Ainsi, dans la plupart des villes, il est possible de repérer des interactions dans des configurations locales forcément inédites et hybrides. Elles mettent en avant différentes catégories d’acteurs (techniques, privés, citoyens et institutionnels) qui illustrent la diversité des effets du numérique.

À Paris, on retrouve ainsi l’usage du big data pour les grands opérateurs de services urbains, les enjeux de régulation des plateformes comme Uber ou Airbnb, les mobilisations citoyennes en ligne contre des grands projets dits « inutiles » et le développement de plateformes participatives. L’avenir dira si la numérisation progressive des villes sera à la hauteur des promesses mais nous pouvons déjà faire l’hypothèse qu’il s’agira d’un élément central de l’évolution de la pratique de l’urbanisme.

Plus spécifiquement quelle pourrait être la place des communs dans les approches émergentes de planification urbaine ?

Les acteurs de la sphère civique font souvent le constat d’un niveau de défiance dans le système politique en notant, par exemple, le niveau élevé de l’abstention aux élections (plus de la moitié des inscrits aux dernières élections européennes de 2014). En s’appuyant sur différents travaux de sciences politiques et de philosophie (Gauchet, 2007 ; Przeworski et al., 1999 ; Rosanvallon, 2006) [1], ils pointent l’existence d’une « crise de la démocratie » comme élément de base motivant la promotion d’autres pratiques politiques comme les communs grâce aux usages du numérique.

Dans leurs discours, de nombreux acteurs ou groupes font le constat de l’insuffisance des pratiques actuelles, dont ils soulignent le manque de transversalité, d’ouverture et finalement d’efficacité. La vision portée par le partenariat pour un gouvernement ouvert [2] qui vise la transparence, la collaboration et la participation peut donc être vue comme le contre-miroir de la situation actuelle. Le groupe de codeurs civiques Code for America utilise aussi cette figure du contre-modèle [3].

Finalement, les acteurs civiques du numérique proposent de refonder les pratiques d’aménagement, mais dans un contexte différent, où les institutions publiques n’auraient plus forcément la même position. Dans ce sens, même s’ils utilisent une trajectoire différente, ils rejoignent une partie de la vision des acteurs privés, qui proposent eux aussi un modèle alternatif (Purcell, 2009) à la situation actuelle.
Si cette logique se trouve poussée à l’extrême, cela peut alors se rapprocher de la pensée libertarienne. Cela renverrait à une vision de la société où les institutions publiques ne régulent et ne gèrent pas tout pour laisser les entrepreneurs et les citoyens s’approprier et développer l’espace urbain, qui est abandonné au marché et surtout aux appropriations communautaires. On retrouve donc ici une filiation avec les origines libérales et libertariennes d’Internet, qui ne voit pas l’État au centre de toutes les dynamiques. Cette vision d’un cyberespace auto-organisé et autorégulé, notamment par la technologie des blockchains, correspond à l’idéal démocratique présenté par Pierre Lévy (2002) sous le nom de « cyberdémocratie ». Celle-ci est constituée d’un « État transparent » à l’échelle mondiale, où l’intelligence collective est au centre des mécanismes démocratiques.

Cette vision qui propose de réduire la place des institutions publiques dans la ville afin de les rendre « transparentes » n’est pas complètement neuve. Ainsi, nous pouvons nous interroger sur un retour, sous une forme contemporaine, de l’école du public choice (Tiebout, 1956). Apparue dans les années 1960, cette approche se place dans la tradition libérale et pointe les défaillances de l’action des institutions publiques (nationales comme locales). L’entrée principale de cette analyse critique passe par le modèle de comportement des décideurs publics, élus et techniciens, qui cherchent avant tout à maintenir leurs positions de pouvoir. De ce fait, ils n’auraient pas que des actions désintéressées pour l’intérêt général. Aujourd’hui, les critiques apportées par les acteurs citoyens du numérique participent à la remise en cause de la légitimé des grands groupes privés du numérique et, bien sûr, des institutions publiques, dans un contexte de néolibéralisation et de crise de la représentation politique. Ainsi, même si la sphère civique propose un modèle alternatif basé sur la communication, l’intelligence collective et la participation, le constat à la base de cette proposition participe à la dénonciation des formes actuelles de la démocratie et de la planification, et peut aussi conduire à l’émergence de nouvelles régulations qui ne correspondent pas à ce modèle de cyberdémocratie auto-organisée.

Comment créer les conditions d’une délibération plus ouverte ?

Les ressources à la disposition des acteurs civiques engagés dans les mouvements sociaux urbains augmentent par l’intermédiaire des plateformes numériques. Cela pose forcément la question du design de ces plateformes technologiques à la base de ces nouvelles capacités. Cette définition conditionne en effet les formes de communication et d’interaction. Dans ce sens, il s’agit d’instruments de pouvoir permettant aux concepteurs de favoriser un certain type d’actions qui viennent souscrire à une vision particulière. Lawrence Lessig (1999) a résumé cet enjeu avec la formule « le code c’est la loi » ; en effet, la maîtrise des règles de l’environnement numérique, c’est-à-dire le code informatique, permet d’imposer une conception de l’action.

Les blockchains offrent une première illustration d’une technologie au service de la transparence et de la décentralisation. Les applications concrètes ont d’abord mis en avant le domaine de la finance collaborative, mais les perspectives de délibération collective sont présentes. Dans ce sens, l’encyclopédie Wikipédia s’inscrit dans cette dynamique d’une « cognition distribuée ». Celle-ci permet d’agréger les contributions de chacun par l’intermédiaire d’un processus délibératif qui vise le respect des individualités sans avoir recours à une structure centralisée. Ainsi, chaque participant produit du contenu et participe à la régulation du groupe dans une dynamique que Dominique Cardon et Julien Levrel (2009, p. 60) qualifient de « vigilance participative ».

Dans le domaine de l’urbanisme, il est possible d’observer une multitude de dispositifs sociotechniques qui tentent de créer les conditions d’une cognition distribuée. Concrètement, cela correspond à différents degrés d’ouverture, avec la tension entre la plateforme-support à la participation et la plateforme-produit de la participation, ou encore à différents niveaux de spatialisation de la représentation du projet (Douay, 2014). Au-delà de la forme des dispositifs eux-mêmes, la question des effets sur les processus de fabrication de la ville est posée. En effet, la sphère civique des acteurs du numérique ne peut contribuer à enrichir les processus menés par les institutions publiques que si celles-ci décident de changer leurs modes d’interaction. Cela revient à poser la question des rapports de pouvoir dans la planification et de l’articulation entre les pratiques militantes en ligne et hors ligne. Les situations locales peuvent être très différentes et finalement, la capacité transformationnelle serait plutôt à observer du point de vue du processus politique – pris au sens large –, avec la possibilité de faire évoluer les représentations collectives et de faire émerger de nouveaux référentiels dans le débat public. De plus, cette capacité transformationnelle peut aussi s’observer à travers les parcours militants ou professionnels. Les plateformes numériques évoquées peuvent ainsi s’envisager comme des espaces de socialisation et de mise en réseau donnant lieu à des engagements militants successifs, qui se transforment ensuite en carrières professionnelles (Douay et Prévot, 2014).

Quelle est votre perception quant aux évolutions des tensions qui traversent ces scénarios ?

On ne peut envisager la réalité du numérique sous le sceau de l’unité mais plutôt « comme un foisonnement de dispositifs et de protocoles contradictoires ou convergents, dont il s’agit de dégager les dynamiques structurantes au-delà du bruit et de la fureur des divergences idéologiques » (Sadin, 2015, p. 36).

Ces quatre directions qu’emprunte l’urbanisme numérisé sont donc davantage complémentaires que contradictoires. Localement, l’une ne va pas éclipser toutes les autres. Ainsi, dans la plupart des villes, il est possible de repérer des interactions dans des configurations locales forcément inédites et hybrides. Elles mettent en avant différentes catégories d’acteurs (techniques, privés, citoyens et institutionnels) qui illustrent la diversité des effets du numérique.

Elles traduisent surtout des configurations locales où la complexité des organisations territoriales et politiques peut expliquer laquelle des quatre figures domine dans une configuration forcément hybride. En d’autres termes, la réalité de la ville numérique va différer de Paris à Hong Kong en passant par Dubaï ou Istanbul. Finalement, elles illustrent des processus largement inachevés et visent plus à expliciter des enjeux et poser des questions qu’à apporter des réponses définitives.

Par rapport à d’autres pays que vous connaissez, comment selon vous, les villes françaises se caractérisent-t-elles ?

Pour prendre le cas de Paris que je connais mieux, on retrouve ainsi l’usage du big data pour les grands opérateurs de services urbains, les enjeux de régulation des plateformes comme Uber ou Airbnb, les mobilisations citoyennes en ligne contre des grands projets dits « inutiles » et le développement de plateformes participatives. On retrouve donc l’ensemble des dimensions avec la domination des enjeux liés aux plateformes privées et aussi les appropriations par les acteurs institutions publiques. À l’inverse dans le cas de Singapour, on peut noter la domination des appropriations « smart ».

L’avenir dira si la numérisation progressive des villes sera à la hauteur des promesses mais nous pouvons déjà faire l’hypothèse qu’il s’agira d’un élément central de l’évolution de la pratique de l’urbanisme.

- A télécharger : la préface d’Antoine Picon, l’interview avec les schémas et le sommaire
- Plus d’infos :
https://iste-editions.fr/products/l-urbanisme-a-l-heure-du-numerique

[1Cité dans l’étude du think tank Renaissance numérique (Mabi, 2016).

[2Voir le collectif, democratieouverte.org/.

[3Voir la présentation du groupe, www.codeforamerica.org.