La fracture numérique dans la cité : état des "lieux" de la recherche francophone

Les technologies de l’information et de la communication ont, jusqu’à une période très récente, contribué à alimenter l’idée que le monde ne serait plus qu’un espace des flux, et donc que le territoire, traditionnellement siège des identités, de la mémoire, des appropriations et du politique, serait totalement aboli. La diminution géographique des distances physiques, voire l’interchangeabilité des lieux, vaudrait dans le « virtuel » réduction des distances sociales. Nous souhaiterions ici déconstruire ce mythe, et restituer ce faisant, la matérialité de l’espace social (et non pas seulement physique) dans la façon dont un certain nombre d’études, principalement francophones, ont abordé récemment la question des inégalités face aux TIC . Notre propos s’appuie sur un bilan scientifique réalisé pour le compte de l’Action Concertée Incitative Ville du Ministère français de la recherche et des nouvelles technologies intitulé « TIC, sociétés et espaces urbains » . La première partie distingue les postures technologiques et les grands paradigmes dominants des chercheurs qui tentent d’établir des passerelles entre lien social et cohésion territoriale. Les deux autres parties s’attardent plus particulièrement sur les connaissances acquises dans ce domaine. Dans un premier temps, on verra comment sont posés les fondements culturels et sociaux des réseaux ou communautés « médiatées ». Puis, nous nous intéresserons ensuite à la manière dont sont perçues aujourd’hui les inégalités d’accès à l’espace public, de la civilité, de la citoyenneté et de la gouvernance via les TIC.

LA FRACTURE NUMERIQUE DANS LA CITE : ETAT DES « LIEUX » DE LA RECHERCHE FRANCOPHONE

Les technologies de l’information et de la communication ont, jusqu’à une période très récente, contribué à alimenter l’idée que le monde ne serait plus qu’un espace des flux, et donc que le territoire, traditionnellement siège des identités, de la mémoire, des appropriations et du politique, serait totalement aboli. La diminution géographique des distances physiques, voire l’interchangeabilité des lieux, vaudrait dans le « virtuel » réduction des distances sociales. Nous souhaiterions ici déconstruire ce mythe, et restituer ce faisant, la matérialité de l’espace social (et non pas seulement physique) dans la façon dont un certain nombre d’études, principalement francophones, ont abordé récemment la question des inégalités face aux TIC. Notre propos s’appuie sur un bilan scientifique réalisé pour le compte de l’Action Concertée Incitative Ville du Ministère français de la recherche et des nouvelles technologies intitulé « TIC, sociétés et espaces urbains » [1]. La première partie distingue les postures technologiques et les grands paradigmes dominants des chercheurs qui tentent d’établir des passerelles entre lien social et cohésion territoriale. Les deux autres parties s’attardent plus particulièrement sur les connaissances acquises dans ce domaine. Dans un premier temps, on verra comment sont posés les fondements culturels et sociaux des réseaux ou communautés « médiatées ». Puis, nous nous intéresserons ensuite à la manière dont sont perçues aujourd’hui les inégalités d’accès à l’espace public, de la civilité, de la citoyenneté et de la gouvernance via les TIC.

Postures technologiques et formes de cohésion sociale associées aux usages des TIC

L’analyse des enjeux territoriaux autour des TIC n’en est encore qu’à ses balbutiements et a encore beaucoup de mal à se départir des mythes « technophiles » et « technophobes ». Jusqu’en 2000, la majorité de la littérature a eu tendance a être très idéologique - on passe allègrement de l’exaltation au catastrophisme - et particulièrement influencé par les imaginaires techniciens. Ils ont porté au pinacle un monde sans limite vantant le don d’ubiquité (on peut être potentiellement partout dans le monde en temps réel) ou celui d’une communication électronique mondiale qui ouvrirait à l’infini le champ relationnel, en multipliant les contacts, en bouleversant les modes d’accès à la connaissance et qui, par le miracle de la transparence dans les échanges, instaurerait une révolution anthropologique modifiant nos conditions de vie en société. La face inversée de cette euphorie consiste à ne voir que des hommes-machines de plus en plus immergés dans les lieux exclusivement médiatisés par les TIC, soumis à la réduction de l’espace et du temps. On assiste là à une remise en cause de cette confusion de sens entre « réel » et « virtuel » (P. Breton, P. Flichy) mais celle-ci a encore du mal à inscrire ces réflexions générales à l’articulation de la technique et des pratiques socio-spatiales. Hormis M. Castells, peu d’auteurs se sont frottés à cet exercice périlleux qui consiste à prendre l’organisation spatiale comme un système de fonctionnement global de la société, à l’image de l’école de Chicago par exemple. Après avoir passé plus de 10 ans en France, où il est connu pour avoir été l’un des plus virulent sociologue urbain néo-marxiste (La question urbaine, Maspero, 1972), M. Castells a entrepris en 1983 aux Etats-Unis l’étude des transformations économiques, sociales et urbaines associées aux usages des technologies de l’information et de la communication. L’auteur de La société en réseaux et de La Galaxie Internet prétend que les réseaux sont le vecteur d’une nouvelle urbanité dans laquelle les « flux » de circulation des hommes, des marchandises et des informations ont pris aujourd’hui une place prépondérante. Dans ce contexte, les TIC favorisent une urbanisation sans précédent et conduisent à une concentration spatiale des hommes et des activités. « Mon hypothèse est que, dans un monde d’urbanisation généralisée, la tendance structurelle signale la fin des villes entendues comme culture ou institutions. Mais ce n’est qu’une tendance. En effet, on assiste d’un autre côté à une mobilisation de la société civile pour construire, au niveau local, identité et démocratie » [2].. Pour M. Castells, l’espace des flux est la diffusion, grâce à divers moyens technologiques, de pratiques sociales non contiguës. Il intègre « l’espace des lieux », siège des particularismes et des identités par un mouvement d’inclusion et d’exclusion dans un réseau d’activités. Ce mouvement fait émerger une élite informationnelle qui organise, sur l’ensemble de la planète, ses couloirs de communication via les transports aériens, les salles réservées dans les aéroports ou les hôtels internationaux mais qui tend simultanément à se retrancher sur des micro-espaces (de travail, résidentiels ou de loisirs comme la Sillicon Valley aux Etats-Unis). L’élite utilise Internet - soit pour M. Castells, l’équivalent de l’électricité à l’ère industrielle - comme un moyen essentiel de relation et d’organisation des échanges. Essentiellement critiquée pour avoir donné une valeur performative à la notion de réseau tout en entérinant le « village global » de Mac Luhan, l’analyse de M. Castells n’en reste pas moins la plus systématisée pour décrire l’émergence d’une nouvelle fracture numérique. Elle s’appuie surtout sur des données statistiques économiques. Un autre auteur se distingue par ailleurs sur ce terrain en France. Il s’agit de D. Boullier (Costech-Université de technologie de Compiègne), qui, avec son ouvrage L’urbanité numérique. Essai sur la troisième ville en l’an 2100 et avec l’ensemble de ses publications a tenté de poser quelques jalons pour penser globalement les transformations sociales à l’heure des TIC. La démarche diffère cependant de la précédente : elle se veut plus exploratoire et prophétique, plus « micro-sociale » et morphologique, et elle considère la ville moins comme un ensemble sociétal que comme un dispositif technique. Pour D. Boullier, le réseau n’est pas la ville, c’est le processeur (ou le numérique) qui est le moteur du changement : « la ville a déjà revêtu deux visages : de ville forte, haut lieu de pouvoir politique, elle est devenue ville marchande, siège du pouvoir économique. L’ouvrage s’intéresse à ce que pourrait être son troisième visage à l’heure des TIC et de la suprématie de l’information sur la force et sur l’argent (...) Cette nouvelle ville serait, comme ses aînées, fondée sur des principes d’accessibilité et de centralité ; et le matériau de cette ville serait le sillicium (ou tout matériau destiné à assumer ces fonctions). L’auteur imagine alors différentes transformations des modes de vie et des formes urbaines et dégage ainsi quatre images de nouvelle ville : la ville plastique (aux infrastructures changeantes), la ville mobile (aux activités modulables), la ville mémoire (à la traçabilité de l’information infaillible), la ville créatrice (aux savoirs partagés) [3] ». Au niveau des ressources documentaires numériques francophones, rien ne portent spécifiquement sur les relations entre la ville et les TIC si ce n’est l’ambitieux projet du GRESOC (Groupe de recherches socio-économiques) qui, sous la houlette d’ E. Eveno et dans la continuité d’un réseau baptisé Cyberpolis, a entamé avec de nombreux partenaires la réalisation d’un « Atlas Mondial de la Société de l’Information » . Pour ce qui est des revues, Netcom couvre bien le thème mais avec une forte dominante géographique (H. Bakis). Réseaux et Les Cahiers du numérique se distinguent ensuite, en nombre de contributions. Quant aux séminaires, leur importance ces dernières années témoignent que le champ est en train de se structurer (cf notre médiagraphie synthétique), malgré une grande dispersion des équipes et des laboratoires. Si l’on considère plus avant les lieux de production de la recherche portant sur relations entre espace social et TIC, l’on va retrouver en tête un pôle très structurant à l’Université de Québec à Montréal (S. Proulx), à Lausanne (L. Vodoz), à Toulouse, autour de France Télécom R&D et du GDR « TIC et sociétés » du CNRS en France. Quant aux programmes spécifiquement français autour de cette thématique, ils sont portés par la DATAR, l’ACIV et le Ministère de l’écologie et du développement durable. Au plan théorique, les problématiques sont bien couvertes par l’interactionnisme, l’ethnométhodologie et les modèles cognitivistes anglo-saxons. Ces approches évaluent comment s’opèrent concrètement des échanges virtuels sur des supports numériques, l’interaction pouvant se situer au niveau des caractéristiques graphiques, textuelles ou sonores de l’outil. Dès que la relation fonctionnelle à l’objet technique s’estompe, on retrouve les empreintes de B. Latour, L. Boltanski, et surtout M. Castells, qui reste une référence, certes contestée, mais néanmoins incontournable dans le champ considéré. Sont visés cette fois les cadres socio-techniques, qu’ils soient organisationnels ou culturels, mettant en valeur des processus d’émergence, d’appropriation, voire de contrôle des activités informatisées à distance. Au niveau des disciplines, les sciences de l’information et de la communication et les sciences politiques dominent. Les premières ont acquis une antériorité de fait dans l’étude des usages autour des outils via le téléphone fixe ou la télévision et les secondes sont très opérationnelles dès qu’il s’agit de prendre en compte la commande publique des collectivités territoriales et de l’Etat. L’éventail des outils de communication étudiés est largement tributaire du découpage disciplinaire et épistémologique précédent. Le téléphone portable a profité de l’existence d’un domaine scientifique déjà constitué depuis plus de vingt ans. Un autre pan de recherche a vu se déplacer les intérêts de la télématique vers l’analyse des forums et des messageries électroniques, activité surtout investie par les linguistes et les politistes. Plus marginales sont les études axées sur la téléréalité via Internet ou sur la vidéo-surveillance dans l’espace public. L’enjeu aujourd’hui semble résider dans les pratiques multimodales de ces différents outils. Les thématiques s’organisent logiquement autour des pôles précités avec une forte poussée, certes très fragmentaire par rapport aux anglo-saxons, de sujets qui concernent la structuration des collectifs en ligne sur Internet (communautés de pratiques ou militantes notamment) et d’enjeux autour de la démocratie technique via le numérique. Le rapport à l’espace sensible de ces collectifs est finalement très peu questionné chez les sociologues alors qu’il l’est davantage chez les géographes et les économistes. Pour autant, il se dégage de notre bilan quelques travaux empiriques qui ont une portée significative sur les conceptions des inégalités d’accès aux TIC.

2/ Le rôle des TIC dans la constitution des territoires de l’appropriation et de l’identité collective.

On voudrait insister maintenant sur la façon dont les fondements culturels et sociaux des communautés ou réseaux techniques sont perçus comme étant à la source de nouvelles inégalités sociales qui affectent l’appropriation et les identités territoriales. Un pas qualitatif a été franchi pour mesurer ces phénomènes (E. Guichard) qui, il y a encore quelques années se contentaient de présentations descriptives à partir des taux de connexion ou des niveaux d’équipement.

La fin de la co-présence revisitée. Jusqu’en 2000, beaucoup d’essayistes voyaient les TIC comme un monde déshumanisé où régnait une décorporalisation des échanges, tel un univers dépourvu d’altérité et habité par des consciences vouées à jouir d’elle-même indéfiniment. P. Breton y a détecté l’essor d’un « individualisme interactif synchronisant » où la toute puissance de l’individu relève d’une capacité d’expansion de soi, sorte de clone pouvant fonctionner comme un double de nous-mêmes. Ainsi, pour tous ceux qui travaillent sur cette recomposition symbolique du territoire personnel, le statut du corps dans l’échange social devient un enjeu important, dans ce qui le relie notamment au sacré et au religieux, dans ce qui influe sur sa faculté d’exposition ou de protection, mais aussi dans ce qui le ramène au temps et à l’espace des contacts réels. L’intérêt récent du monde francophone pour les communautés virtuelles ouvrent des perspectives plus approfondies sur la nature des relations entre action individuelle et action collective et sur la nature de la médiation sociale dans les réseaux techniques. En France, l’on a cru longtemps que seuls les objets techniques pouvaient formater les « collectifs » de façon relativement neutre et transparente jusqu’à ce que certains chercheurs examinent plus avant ce qui poussent des individus à se lier et à se délier virtuellement, en particulier à partir des forums de discussions et du courrier électronique (J. Jouet, Y. Toussaint, P.A. Mercier). Des éléments de réponses sont trouvés dans un maniement différencié des fonctionnalités des messageries ou dans la spécificité ergonomique de l’outil. Plus récemment encore, on s’est interrogé sur le rôle de la coopération et de la solidarité technique dans la genèse et la permanence de communautés en ligne. Dans ce contexte, la présence (et pas seulement l’information), même distanciée, est une ressource dans la coordination des actions. Parmi les communautés médiatées par ordinateur les plus étudiées, on trouve les hackers (N. Auray), les adeptes du logiciel libres (B. Conein, G. Dang-Nguyen), ceux des jeux de rôle interactifs (F. Casalégno), les spécialistes des échanges de fichiers (J.-S. Beuscart). Les résultats ont déjà permis d’identifier un certain nombre de facteurs d’équilibre au sein des groupes : modération adaptée, homogénéité et clarté thématiques, évidence des bénéfices pour les membres, cohérence et persistance identitaire, inscription de la communication dans une continuité chronologique, rituels sophistiqués, système de surveillance et de sanctions, droit de propriété, archives enregistrant l’histoire de la communauté, interaction décontractée avec des éléments de risque léger. Les consommateurs en ligne constitue une autre cible privilégiée par la recherche, surtout en économie et en marketing (C. Licoppe, E. Brousseau, P. Moatti, P.J. Benghozi). Comportement d’achat, structuration de l’offre et de la demande et modèles économiques sont passés au crible des problématiques. Il en ressort que la communauté de marché sur laquelle reposait les circuits marchands traditionnels, avec son circuit descendant du producteur au consommateur en passant par les canaux des médias de masse et des distributeurs est remis en cause. Il se développe un modèle « Peer to Peer » à partir d’une relation directe entre consommateurs, qui ont des structures d’interaction originale se caractérisant par une quasi absence de lien social interpersonnel et par la construction et l’utilisation solitaire d’un objet informationnel commun. Selon P. Moatti, les cyberconsommateurs pourraient constituer des niches communautaires avec des profils bien spécifiques que les producteurs pourraient exploiter au plan marketing. A l’inverse, certains auteurs tels M. Gensollen n’hésitent pas à comparer les échanges marchands sur Internet à des modèles anthropologiques, soit une vision tribale de la communauté basée sur les rituels de dons et de contre-dons. Pour d’autres (M. Storper), la poignée de main résistera à Internet car ce médium permet la conversation mais pas le face-à-face, indispensable dans les négociations économiques par exemple. On va trouver ensuite toutes les communautés d’apprentissage, amalgamé sous le terme générique de « formation à distance ». Dans ce domaine, il existe une grande antériorité des questions problématiques touchant aux inégalités d’accès socio-cognitives aux TIC. On a admis déjà depuis plusieurs années, et surtout au Québec, que le « tout virtuel » avait fait long feux et qu’il s’agissait désormais de coupler des méthodes en « ligne » et en « présentiel ». Et d’insister aussi sur le rôle des tuteurs pour une meilleure efficacité pédagogique. Hors connexion, on insiste sur les facteurs de socialisation à la technique, telles l’école ou la famille, qui démontent quelques préjugés sur la soi-disant solitude du branché et sur son incapacité à nouer des liens avec autrui (I. Breda). TIC et permanence des identités. Globalement, pour de nombreux chercheurs travaillant sur les collectifs « médiatés », la technologie de base Internet se présente souvent comme un support externe à l’extension des coordinations au delà du face-à-face, de la résidence et de l’espace. Sortir du cadre instrumental des interactions suppose d’explorer ce qui relève d’une condition commune de l’échange et d’opter pour des modèles plus constructivistes que structuraux. Il s’agit ici de travailler davantage les effets de contexte du fonctionnement communautaire ou réticulaire. Comment relier par exemple la texture des échanges électroniques au système relationnel qu’ils composent dans la réalité ? Peu de passerelles théoriques et pratiques ont été établies jusqu’alors avec l’analyse structurale ou sociométrique des réseaux humains. Les rares chercheurs qui se sont essayé à cet exercice (D. Cardon, F. Granjon, M. Grossetti) remarque que, à l’image des moyens de communications traditionnels, il existe une corrélation étroite entre densité et intensité relationnelles et maintien de la communication. Il en résulte cependant différents rapports à la proximité physique de ces relations selon les publics. Vu sous l’angle économique, les TIC favorisent le plus souvent la concentration d’activités (F . Ascher, M. Guillaume, A. Rallet, M. Castells) et non la distance, comme on pouvait le croire à l’aune du télétravail par exemple. Pour mériter l’appellation de communauté virtuelle, un ensemble d’acteurs doit-il encore posséder des propriétés telles qu’une mémoire, des rituels, des institutions, un pouvoir d’intervention dans le reste du champ social ? Le concept « valise » d’identité, qu’il soit posée en terme culturel, politique ou territorial a toujours été le pendant de la communauté. La question de l’identité dans un contexte informationnel mondialisé est aujourd’hui cruciale. J. Perriault précise que le développement des techniques numériques s’accompagne de pléthore d’informations, d’une complexité et d’incertitudes accrues qui peuvent générer ou accroître les phénomènes d’exclusion et entraîner aussi des pratiques d’affirmation identitaire. Mais cela suppose de considérer la fin des références à des appartenances fixes et immuables dans l’espace et le temps. Les travaux qui portent sur la mobilité et la mémoire à travers les usages des TIC poussent aujourd’hui les jeunes chercheurs à devenir plus innovants que leurs aînés. Sur la mobilité, le courant dominant rapporte aujourd’hui que les individus, grâce aux TIC, portent et transportent avec eux les signes de leurs réseaux d’appartenances. D. Boullier et F. Audren posent les jalons d’une « théorie de l’habitèle » en étendant les concepts d’habit, habitat, habitacle à notre capacité générale d’appareiller notre identité sociale et notre statut de sujet en disposant sur soi « d’ancre matérielle » (nos téléphones comme objets transitionnels, de même que nos cartes diverses comme terminaux d’accès à nos milieux, porteurs d’informations, mobilisables en permanence dans l’espace public). D. Diminescu affirme pour sa part que le téléphone mobile a apporté un assouplissement incontestable des contraintes spécifiques rencontrées par les populations migrantes sans papier et souvent sans domicile fixe. Hier, il s’agissait pour elles de couper les racines, aujourd’hui, les TIC leurs permettent de circuler, voire de résister et de garder le contact avec leurs communautés d’origine. Il découle de ces recherches sur les migrants que le nomadisme contemporain ne saurait être comparé aux anciens régimes caractérisés par les ethnologues. Les études qui portent sur le thème « mobilité et identités », encore trop rares s’agissant des TIC, s’appuient généralement sur l’anthropologie culturelle et cognitive (les appartenances sont distribuées sur des artefacts tout comme la cognition, Hutchins), l’interactionnisme (espace urbain, sociabilité, Goffman), voire sur les théories des réseaux sociaux (Mitchell, Granovetter, Rogers). Celles qui portent sur la mémoire sont encore plus marginales. Elles relèvent davantage de la tradition historiciste européenne et partent souvent du principe que la communication électronique mondialisée accentue la perte des repères usuels d’identification à l’autre (le corps et le nom sont absents par exemple sur Internet). Dans un contexte global marquée par l’indétermination et l’incertitude de nos marquages sociaux, la relation aux objets techniques ignore l’ancrage dans le passé et la projection dans le futur au profit d’une obsession du temps réel. La majeure partie des recherche portent sur la construction de l’identité individuelle mais très peu aborde la dimension collective de cette problématique. P. Schmoll ou F. Casalégno défendent l’idée que communiquer avec d’autres sur Internet par exemple, c’est se prêter non à l’anonymat des relations mais au « je » des masques, qui est vécu soit comme une contrainte, soit comme un attrait des TIC. L’identité présentée sur le réseau est un échantillon de soi-même, constitué de multiples appartenances sociales, et la pertinence d’un sujet vrai ou authentique est remise en question. Dans sa version optimiste, l’ouverture au réseau, celui du téléphone portable y compris, permet de se poser la question : « où suis-je » ou « que suis-je » ? D’autres études portent spécifiquement sur la contrainte et sur l’incertitude que représente cette situation identitaire. B. Conein souligne qu’il existe un lien entre la gestion de l’incertitude cognitive (assez proche de celle qui est requise dans les situations d’expertise) et la dimension coopérative de l’échange sur des listes de discussion. F. Granjon mentionne pour sa part que les qualités de médiateurs dans la fabrication d’un réseau de militants font appel à une compétence sociale qui consiste à savoir gérer l’incertitude et à canaliser les différents flux d’information sur Internet. Pour d’autres, l’absence de traces et d’indices de présence sur les supports électroniques renforcent les inégalités d’accès aux outils et la déshérence du lien social. C’est le cas de tous les chercheurs qui travaillent sur la place des TIC dans la fabrication du savoir (G. Berthoud) et de la pédagogie à distance. (J. Perriault), de tous les sémiologues qui portent une attention sur la structure mémorielle des hyperdocuments (E. Souchier), de tous les sociologues qui s’interrogent sur la nature des compétences sociales requises dans les formes de collaboration collective. S. Proulx invoque à cet endroit des « trajectoires d’usage », C. Brossaud une traçabilité des marqueurs géographiques et sociaux.

Les catégories de population les plus étudiées. Lorsque l’on s’intéresse aux fondements culturels des inégalités d’accès aux TIC, les populations les plus étudiées sont les groupes qui revendiquent ou expriment une certaine idée de la cyberculture : les techniciens, voire certains artistes, bref tous ceux pour qui les TIC symbolisent une forme de religiosité et de socialité spécifique. Il n’existe peu d’études ethnographique sur les pratiques des TIC par des populations défavorisées, voire extrêmement désocialisées. Quid des exclus de la nouvelle économie donc sauf lorsque la fracture numérique a des implications géographiques, dont on fait le préalable du développement territorial ou des migrations internationales. Les travaux sur les communautés culturelles qui ont une base empirique territoriale ou a-territoriale ne manquent pas à l’appel. Communautés nationales - les italiens (M. Chiaro-L. Fortunati) - ou communautés locales - beaucoup de travaux prennent pour cadre anthropologique une métropole d’un pays en voie de développement comme Touba au Sénégal (C. Gueye) ou Bayrouth au Liban (C. Delpal-F. Mermier) -, communautés migrantes et diasporas enfin avec D. Diminescu. Dans toutes ces études, on constate que les TIC contribuent à la transformation de l’assise territoriale des patrimoines culturels et organisationnels communautaires et à leur éventuelle recomposition dans l’espace urbain. Par l’approche des flux de communication et des usages, notamment grâce aux mobilités, il y a un renouveau du rapport au territoire qui tient compte des emboîtements et/ou des discontinuités des lieux dans l’espace des flux. Ces approches démontrent que des populations stigmatisées ont des capacités à inventer des usages hybrides de l’espaces urbain pour défendre notamment leurs particularismes. Il faudrait approfondir ces questions auprès d’autres publics : les élites économiques, comme le préconise M. Castells, mais aussi les populations les plus enclavées comme celles des cités, dont l’intérêt pour les TIC a été trop souvent perçu à travers des problématiques d’accès aux infrastructures. On va ensuite rencontrer tous les collectifs qui sont définis par un statut ou une situation sociale recouvrant une catégorie « à problèmes » au regard des politiques de recherches publiques. Alors qu’il y a une forte présence de groupes religieux sur Internet, on remarque très peu de travaux qui abordent de front la question des particularismes cultuels et leurs canaux d’expression médiatique. Une autre thématique a, par contre, bien été « balayée » par les études : il s’agit de la catégorie de l’âge, avec une majorité de recherche sur la jeunesse (I. Breda, J. Jouet, D. Pasquier, G.-L. Baron, J. Piette). Les investigations sont ici souvent très fonctionnelles, quantitatives, elles se cantonnent à la sphère familiale ou amicale ou à celle des apprentissages. Les personnes âgées sont un peu représentées, surtout lorsque cela concerne les dispositifs d’entraide et de surveillance qui visent à améliorer leur vie quotidienne (V. Caradec, S. Clément), à l’image du public handicapé, qui fait l’objet d’une attention particulière pour les mêmes raisons. Le genre est quelque peu délaissé malgré quelques rares contributions existantes (H. Drealants, O. Tatio Sah, S-G. Doniol-Shaw). L’aspect économique et social des inégalités d’accès aux TIC concernant ces différents publics est marqué par une prédominance de grandes études statistiques, la prise en compte des usages étant encore très restreinte (P. Moatti, P. Vendramin, G. Valenduc). Parmi les catégories socio-professionnelles les plus visitées, on va trouver celles qui ont trait à l’usage des services en ligne, qu’il s’agisse du commerce, de l’Intranet et du travail collaboratif (calendrier et gestion partagée des tâches de production ou de gestion du personnel, etc). Citons parmi tant d’autres une contribution mettant l’accent sur les inégalités générées par les systèmes coopératifs dans les agences de voyage (Y. Rogers). Mais alors que ces objets ont été très exploités dans le secteur de l’entreprise privée - ils pourraient susciter à eux seuls un examen complet en sociologie du travail -, peu de choses concernent les collectifs qui travaillent avec ou dans l’espace. S’agissant du télétravail par exemple, les orientations ont concerné massivement des analyses en terme d’impact sur l’aménagement du territoire mais peu de travaux se sont intéressés à la façon dont les réseaux d’appartenances et les sociabilités des individus qui le pratiquent ont été bouleversées ou à la manière dont les acteurs eux-mêmes négocient ces changements avec leur entourage. Quelques exceptions confirment cependant la règle. Les réflexions d’A. Rallet et de C. Poirier montrent par exemple en quoi l’unité du lieu de travail est intrinsèquement nécessaire aux différentes composantes de la relation de travail et impliquent une proximité physique des agents. On dispose aussi de toute une série d’études non négligeables traitant de l’influence des TIC sur les métiers et les corporations. Elles portent sur les transformations perçues et vécues des cultures professionnelles suscitées par l’usage des TIC dans l’espace urbain. Ainsi P. Griset a travaillé sur l’appropriation des technologies par les chauffeurs de taxi. L’historien se demande notamment en quoi et comment cette adaptation aux outils a transformé les relations avec les collègues et le rapport au métier. Dans le même esprit, B. Dauguet a analysé les incidences des outils informatiques sur les méthodes et les métiers de la conception dans les domaines de l’architecture, de la construction et de l’aménagement. D. Ruellan et D. Thierry ont montré que l’informatisation des réseaux de circulation dans les rédactions locales de presse permettait une profonde réorganisation des entreprises et renforçait l’ancrage physique du métier de journaliste sur son territoire. Enfin, on signalera les effets et l’appropriation des TIC dans les métiers qui intéressent le travail social (G. Romier). Ils sont généralement perçues comme un risque menaçant la confidentialité et la responsabilité des acteurs et la relation entre professionnels et usagers. Une autre série d’interrogations dans ce champ touche aux conditions de réalisation du métier d’animateur multimédia dans les Espaces publics numériques.

3/ Les TIC : liberté ou contrôle dans les espaces publics ?

Maintenant que l’on a vu comment les identités collectives pouvaient être structurées par les maniements des TIC, nous allons nous attarder sur la dimension socio-politique des échanges sociaux. Penser l’espace public à cet endroit revient à revisiter les trois étapes essentielles de la prise d’information à la lumière des nouveaux usages des outils numériques : la communication, la délibération et la décision. La communication surveillée. Les TIC véhicule une peur récurrente dans la définition des problématiques de recherche, reposant sur l’idée qu’informer n’est pas communiquer et que la publicité (l’ubiquité) de l’espace public numérique, nous entraîne dans une société de contrôle et d’autocontrôle de plus en plus puissante (M. Uhl, F. Weidmann, F. Ocqueteau). La surveillance via les TIC se décline sous différentes formes. Elle apparaît dans la ville à travers la mise en place de dispositifs techniques afin de contrôler les espaces de circulation ou la gestion des accès publics et privés (S. Donikian). La domotique, loin d’améliorer le confort de vie, peut être suspectée de créer des bulles sécuritaires dans l’espace domestique. Les inégalités s’affichent selon que l’on est suréquipé et porteurs de droits d’accès étendus ou au contraire supposé sans papiers ou sans ressources électroniques, capables ou non de se repérer dans l’espace et de se lier spontanément à des réseaux. Comment se partager les lieux, l’usage des mobiliers urbains, les dispositifs (écrans, panneaux, caméras...) les bandes passantes, les fréquences, les normes et standards numériques comme les noms de domaines sur Internet ou les logiciels libres ? On retrouve ces mêmes craintes dans la gestion des risques environnementaux et de santé publique ou des conduites à risques (délinquance) avec le numérique. Les articles sur les potentialités délictueuse ouvertes par les TIC (détournement de services de communication, conspiration, vol de la propriété intellectuelle, diffusion d’informations diffamatoires, virus, blanchiment d’argent électronique de fonds, chasse aux connexions des consommateurs ou des salariés contre leurs grés) trouvent généralement un large écho dans l’examen de leurs effets coercitifs et posent de gros problèmes d’extraterritorialité aux politiques publiques mais peu d’études portent précisément sur ce thème. Au nom de la sécurité des citoyens par exemple, les actions de fichage électronique sont jugées socialement salutaires alors qu’elles peuvent être coercitives et liberticides, portant atteinte à la démocratie (A. Vitalis, B. Castagna). Quid du droit d’auteur et du cadre juridique international sur Internet lorsque 8 millions de personnes qui échangent des fichiers musicaux sont considérées comme des délinquants ? La protection des citoyens, garantissant le droit à l’information et à l’éducation suppose de travailler sur la création de richesse individuelle et collective, telle la production de biens culturels, selon des modèles juridiques diversifiés de développement des territoires numériques. Les enjeux éthiques des TIC (que l’on associe souvent aux bio-technologies) sont plus couverts par les thématiques de recherche. Concernant ces différents sujets, citons pèle-mêle O. Blondeau, N. Auray, Y. Moulier Boutang, V. Velasco, P. Landreville, E. Heilmann. Entre la vision panscopique des TIC qui englobe tous les aspects de la vie quotidienne à la vision panoptique qui dénonce les effets de pouvoir de ce dispositif technique, certains auteurs font référence. Le plus cité est M. Foucault, pour qui la pleine lumière (être vu partout en différents lieux) est un piège. Le propre du procédé panoptique est de désindividualiser et d’automatiser le pouvoir. C’est la machinerie elle-même qui met en branle les effets de contrôle. Il en résulte des interrogations sur les rapports entre exhibition (la compulsion de l’intimité sur Internet est un autre sujet polémique) et secret et sur la capacité des individus et des groupes à jouer avec ces deux registres. Ici, les frontières traditionnelles entre espace privé et espace public sont remises en question, comme en témoigne R. Sennett, pour qui l’être public se fonde sur l’expérience de la diversité et sur la connaissance avertie de différents territoires personnels (E. Goffman) et de cercles sociaux distincts. Les tentatives pour réduire ces inégalités tentent de restituer la dimension inter-subjective des échanges virtuels et montrent que la communication électronique dépend autant du contexte de communication à forte composante technique que des relations d’interdépendance des acteurs. D. Boullier par exemple examine le statut de sujet social dans le couplage entre nos corps et nos réseaux d’appartenance par la médiation des techniques numériques. F. Jauréguiberry met l’accent sur l’importance des réactions à l’usage des téléphones mobiles dans les lieux publics permettant de désigner qualitativement la réputation de ces lieux. Plus ces réactions seront nombreuses et négatives, et plus l’ambiance et la contrainte du lieu renverront à une civilité sensible.

Délibération et engagement avec les TIC. Dans le prolongement des remarques précédentes, il est courant d’affirmer que les réseaux retirent aujourd’hui toute raison émancipatrice aux individus (J.-M. Besnier). Ils ne donnerait pas la possibilité d’argumenter et de porter une parole chargée d’intention particulières, messagères de valeurs personnelles. Or, c’est précisément la publicité de cette parole, qui de H. Arendt à J. Habermas, est salutaire dans le débat démocratique. Les salons littéraires et les cafés d’Habermas existent-ils sur Internet ? Quelques réponses sont données notamment par des linguistes qui ont travaillés sur les formes discursives des forums électroniques, les chats et autres pages personnelles sur le Web (M. Marcoccia, F. Mourlhon-Dallies, L. Deroche-Gurcel, D. Verville) Il ressort de ces enquêtes que l’écriture électronique se situe le plus souvent entre l’oral et l’écrit et qu’il existe bien des conventions interactionnelles comme les Smiley ou toutes autres signes typographiques et hypertextuels qui introduisent de la subjectivité dans le discours. L’expérience des diaristes montre notamment que l’écriture de soi se fait sous la lecture de l’autre et implique par la même un engagement des partenaires dans la relation (P. Lejeune). L’écriture au sens large se nourrit des réactions des visiteurs (V. Beaudoin, M. Pasquier), qui créent un savoir partagé qui se cristallise au fil des interactions. Ce savoir concerne les règles de comportement, les identités situées des acteurs, les formes de présentation et d’adresse mais aussi le contenu des échanges (M. Akrich, C. Méadel). L’espace électronique, initialement dépourvu de repères sociaux, se transforme ainsi en un espace structuré et l’écriture électronique apparaît comme le seul lieu de gestion de la relation. Mais pour créer un procédé argumentaire digne de ce nom, pour que l’information dispose d’une valeur interprétative, il serait nécessaire, précise encore D. Boullier, de construire des cartes des savoirs permettant de faire mémoire collective, par strates d’interprétations et d’indexation subjectives successives, par cheminements personnalisés croisés. Pour réduire ces inégalités d’accès au débat public, l’enjeu n’est donc pas dans le stockage des données mais dans la conception d’outils de production de traces et de parcours de connaissance. Il s’agit d’introduire, à l’image des villes traditionnelles, une exigence de centralité pour faire face à la désorientation dans l’univers virtuel, les gros portails sur Internet pouvant constituer aussi une solution. Le travail d’invention des formes de participation des citoyens à l’ère du numérique est rendu incontournable par la nécessaire intégration du débat public et de la controverse sur le réseau, surtout en ce qui concerne la place de la science et de la technique dans la société (B. Latour). Ainsi, la matérialité des supports de la démocratie, si dépendante de l’imprimerie puis des mass média, serait en train de changer. C’est ce qu’atteste un grand nombre d’études sur le rôle des TIC dans les formes de participation et d’engagement citoyen. Les cibles privilégiées des chercheurs sont souvent les forums municipaux (G. Loiseau, S. Wojcik), les associations, notamment alter-mondialistes (E. Georges, C. Henry, B. Brillaud, E. Dacheux) et les syndicats. L’efficience du projet militant autour des pratiques numériques est majoritairement posé en terme de structuration des objets techniques (technogénèse) et des acteurs sociaux (sociogénèse). Ces travaux se situent contre le discours prophétique de la démocratie directe (A.M. Gingras) et le déterminisme technologique. Il apparaît en effet qu’Internet appartient généralement à ceux qui votent et qui militent plus que le reste de la population, c’est-à-dire la classe la plus cultivée et la mieux intégrée de la population. Dans ce contexte, les TIC ne modifient pas en profondeur les pratiques citoyennes mais élargissent le répertoire communicationnel des corps intermédiaires (syndicats, associations, partis politiques). Globalement, les problématiques militantes autour des TIC sont souvent marquées par le rejet des thèses néolibérales, de la mondialisation et le néo-fordisme (S. Proulx, A. Vitalis). Pour M. Castells, les mouvements sociaux se mobilisent essentiellement autour de valeurs culturelles avec des luttes sociales qui cherchent à modifier, plus que les rapports sociaux, les codes de signification au sein des institutions et des lieux de pratiques sociales. L’auteur souligne la montée en puissance des « coalitions floues » et des « mouvements ponctuels » au détriment des organisations permanentes et structurées. M. Castells précise encore que l’instance locale serait bien un lieu d’affirmation identitaire mais aussi de dialogue tandis que l’instance globale fonctionnerait comme lieu privilégié d’expression et de coordination. Il néglige ce faisant le fait que le réseau peut être appréhendé comme un espace public pluraliste de mise en scène d’acteurs, de discussion, de réflexion et d’interpellation (et non comme un regroupement d’individus aux opinions semblables).

De la prise de décision à la gouvernance. Selon S. Proulx et G. Latzko-Toth, le modèle de l’agora athénienne ne peut plus servir en matière de TIC. Il est remplacé actuellement par l’idée de « place publique simulée » où les collectifs sont fondés sur une combinaison de modes multiples d’interactions sociales. La république platonicienne mettait en effet chacun à sa place, mais la démocratie réticulaire met-elle réellement chacun dans une situation de passage, en le « branchant » à un réseau ? rappelle encore P. Musso. La figure technologique réticulaire conforte l’idée que la recherche du contact sur Internet prime sur la préoccupation du message et que les interactions, combinables et recomposables à l’infini ne peuvent pas constituer une intelligence globale, ni une conscience collective. Or, le collectif, pour être pertinent d’un point de vue socio-politique, est généralement perçu comme une entité qui besoin d’avoir conscience d’elle-même et qui assoit cette conscience sur un territoire, la nation par exemple. Loin de voir émerger une citoyenneté planétaire, les travaux portant sur la prise de décision via Internet resitue la e-démocratie autour de la régulation territoriale des logiques technico-économiques dominantes et de la gouvernance, pouvant se traduire par un renouvellement des procédures de prises de parole et de décision. Les « focus groups », les forums publics et les sondages délibératifs, voire le vote électronique (L. Monnoyer-Schmith, C. Chevret) permettrait la consultation et l’inscription de l’acteur social dans de nouveaux espaces publics de discussion et de décision. La norme est une mise en discutabilité des débats pour faire face aux dérives sécuritaires de la technique et de la rationalisation de nos sociétés occidentales (M. Callon, P. Lascoume, Y. Barthe). Le modèle de démocratie consultative ou participative est alors appréhendé comme une façon de palier les dysfonctionnements majeurs de notre système politique (T. Vedel) : absence de transparence du débat public, remise en cause des Etats-Nation, faiblesse de la représentation politique. Mais ce discours fait souvent l’impasse sur les fonctions de médiation des acteurs : celle de l’agrégation des intérêts particuliers en revendications collectives et de leur hiérarchisation en programmes d’action. Il considère aussi le local comme le niveau de politisation le plus pertinent pour la reconquête citoyenne et la construction de repères identitaires dans le contexte de la mondialisation (R. Lefebvre, M. Nonjon). Cette approche est constitutive des territoires socio-politiques déjà existants où les collectivités territoriales et l’Etat restent au centre des stratégies qui visent à les définir et à les gérer (G. Tremblay). La France se caractérise donc par une forte municipalisation des expérimentations centrés sur les TIC. Partenay, Issy les Moulineaux sont devenues des villes test et sur-médiatisées. La thématique du développement local est porté aussi par les politiques publiques au niveau national, avec en contrepoint la DATAR, afin de désenclaver certains territoires. Les études sur ces inégalités territoriales sont stimulées par de forts enjeux politiques : la décentralisation et la place des régions françaises dans la construction européenne (I. Pailliart, P. Bouquillon). Face à une mobilité urbaine qui tend à accroître les phénomènes de concentration démographique et technologique, les pouvoirs publics sont toujours tentés par des initiatives limitant les déplacements. Les questions portent principalement sur les opérateurs de télécommunication, sur les technopoles, le cyberespace et la localisation des activités. D’après E. Eveno, soit on considère les TIC comme facteurs de changement urbain et on en déduit des conséquences sur l’équilibre et l’attractivité d’un territoire, soit on appréhende les évolutions urbaines comme élément d’explication du recours aux TIC. Autre thématique récurrente, les actions incitatives dans le domaine socio-éducatifs sont souvent initiées par de grandes fondations ainsi que par des programmes européen ou nationaux. A l’échelle de l’Hexagone, les Espaces publics numériques et les Espaces Culture Multimedia ont fait l’objet d’une évaluation circonstanciée par quelques spécialistes en sciences de l’éducation (M. Arnaud, J. Perriault, S. Pouts-Lajus, S. Tievant). Les ressorts socio-politiques de la gouvernance électronique ont été peu couverts sauf autour des conditions d’appropriation des services urbains comme les bornes d’accès public à Internet dans le métro, les Système d’Information Géographique (S. Roche) dans les organisations ou la relation aux usagers avec les TIC (M. Vidal). Mais les chercheurs sont restés peu diserts sur la geo-politique d’Internet (S. Godeluck). Certes, la plupart des gouvernements ont mis en œuvre des programmes d’action pour le développement de l’administration électronique et la lutte contre la fracture numérique, notamment entre le Nord et le Sud (M. Elie), dont la formation et l’éducation sont les principaux moteurs. Le Sommet mondial pour la société de l’information prône une gouvernance multilatérale de l’Internet et recommande la mise en place d’une véritable co-régulation multi-acteurs sous la forme de groupes de travail réunissant puissance publique, industriels et utilisateurs. Tout au long de l’histoire, la ville n’a cessé de traduire dans sa matérialité les pouvoirs et les contre-pouvoirs tout autant qu’elle inscrivait des pratiques sociales dans des espaces à forte densité symbolique. S’interroger plus avant sur les échelles socio-spatiales de cette gouvernance, au delà des seules logiques économiques, permettrait d’approfondir la question des territoires mentaux de l’action publique. Notre rapport aux TIC révèle encore à cet endroit notre difficulté à penser une société du lieu et du lien mais aussi une société de flux.

Claire Brossaud Maison des sciences de l’homme « Villes et territoires » (Tours)

Médiagraphie synthétique

Ressources en ligne Centre for Urban Technology de l’université de Newcastle, . Les cahiers du numérique, « La ville numérique », pp. 129-202, 2000. E-atlas, . Urban Research Initiative, .

Revues Hommes et migrations, « Migrants.com » n°1240, 2002. Informations sociale, « Social.net », n° 97, 2002. Pouvoirs locaux, les cahiers de la décentralisation, « Nouvelles technologies : les mirages du cyber-territoire », n°43, juin 1999, pp. 41-92. La recherche, supplément au numéro n° 337 « Ville.com », décembre 2000. Réseaux, « Les jeunes et l’écran », n°92-93, 1999. Sciences de la société, « Démocratie locale et Internet », n° 60, octobre 2003. Sociétés, « Technocommunautés », vol 1, n° 59, 1998.

Ouvrages M. Arnaud, J. Perriault, Les espaces publics d’accès à Internet, D. Boullier, L’urbanité numérique. Essai sur la troisième ville en 2100, L’Harmattan, 1999. M. Castells, La société en réseau (3 tomes), Paris, Fayard, 1998. M. Castells, La galaxie Internet, Paris, Fayard, 2001. F. Jauréguiberry et S. Proulx, Internet, nouvel espace citoyen ? L’Harmattan, E. Guichard, Comprendre les usages d’Internet, Edition de l’Ecole Normale Supérieure, 2001, France. F. Granjon, L’Internet militant. Mouvement social et usage des réseaux télématiques, Editions Apogée, 2001, France, 2001. P. Moatti , Nouvelles économies, nouvelles exclusions, Edition de L’Aube, 2003. D. Monnière, Internet et la démocratie, Monière et Wollank Editeurs, Québec, 2002. S. Proulx, A. Vitalis (dir.), Vers une citoyenneté simulée. Médias, réseaux et mondialisation, Editions Apogée, Rennes, 1999. G. Romier (dir), TIC et travail social , Rapport de recherche, Conseil supérieur du travail social, Université Pierre Mendès France, Grenoble II, 2001, France B. Van Bastelaer, L. Henin, M. Lobet, C. Lobet-Maris, Villes virtuelles. Entre communauté et cité. Analyse de cas. Paris, L’harmattan, 2000. P. Vendramin, G. Valenduc, Internet et inégalités, Rapport de recherche réalisé pour le réseau ESNET téléchargeable , 2002, Belgique. L. Vodoz (dir), NTIC et Territoire, Enjeux territoriaux des nouvelles technologies de l’information et de la communication, Presse polytechniques et universitaires romandes, 2001.

Séminaires et colloques « Démocratie et réseaux », séminaire annuel, CEVIPOF et France Télécom R&D, 2003. « Internet, nouvel espace public mondialisé ? », Les canadiens en Europe, Paris, novembre 2003. « Médiations sociales, systèmes d’information et réseaux de communication », Université de Metz, 3-5 décembre 1998. « Modèles émergents des territoires numériques », Quatrième édition des rencontres de Saint Laurent de Neste, 15-20 juillet 2003, Hautes Pyrénées, resp. : J. Perriault (Université Paris X). « Mobilités.net, Villes, transports, technologies face aux nouvelles technologies », colloque permanent Paris, Fing, RATP, http://www.mobilites.net. « Société de l’information, Société du contrôle ? », 13ème Colloque du CREIS-Terminal, 30 juin-2 juillet 2004. Université Paris VII Jussieu, Paris. « Sommet mondial des villes et des pouvoirs locaux sur la société de l’information », Avant programme, Lyon, décembre 2003. « TIC et dynamiques spatiales », séminaire annuel 2004-2005, Paris, resp. : Alain Rallet (Université Paris Sud). « TIC et structuration des collectif » Ecole thématique du GDR « TIC et Société », CNRS, Carry le Rouet-septembre, septembre 2003. « Territoires », 25ème université d’été d’Hourtin, Hourtin, août 2004.

Mots clés : fracture numérique, espace social, réseaux, appropriation territoriale, sphère publique.

Résumé :

La fracture numérique dans la cité : état des « lieux » de la recherche francophone

L’objet de cette communication est de mettre en perspective quelques questions relatives à la prise en compte des inégalités sociales par la recherche francophone sur les usages du numériques dans la cité. Le thème « TIC et inégalités » est appréhendé sous l’angle de ses disparités sociales et non pas exclusivement spatiales : choix et évolution des problématiques, méthodes utilisées, disciplines et paradigmes dominants, auteurs de référence, etc... Ce sont les « collectifs » au sens large, leur structuration et leur fonctionnement, qui sont examinés à travers des inégalités touchant aux espaces communautaires (compétences des usagers par rapport à la constitution des identités culturelles et des appartenances territoriales), aux espaces publics numériques (ceux de la civilité, de la citoyenneté, du civisme et de la décision via la surveillance électronique, les engagements militants ou encore la e-démocratie).

Abstract :

The digital divide in the city : prospects of the francophone research

The object of this article is to put into perspective a few questions regarding the recognition of social inequalities in francophone research on the use of digital technologies in the city. The theme of the « information technology and communication inequalities » is examined from the viewpoint of its social inequalities and not exclusively its spatial ones : choice and evolution of problematis, methods employed, dominant disciplines and paradigms used, key authors, etc. They are « collectives » in the widest sense considering their structure and functioning, wich are examined through inequalities relating to community sphères (capabilities of users to constitute their culturel identity and they link to the area) and to digital public sphères (those of civility, citizenship, public-spiriteness and decision via surveillance, militant commitments, e-democracy).

[1] Claire Brossaud, Technologie de l’information et de la communication, sociétés et espaces urbains, Bilan et perspective de la recherche en sciences humaines et sociales, 1996-2004. Rapport de recherche. Juin 2005. Programme Action Concertée Incitative Ville, Ministère français de la recherche et des nouvelles technologies-Maison des Sciences de l’Homme « Ville et territoire » à Tours. Cet inventaire critique correspond à la volonté de mieux connaître comment les usages du numérique affectent toutes les organisations collectives au sens large qui inscrivent leurs pratiques dans la cité (En quoi les TIC modifient-elles les structures sociales ?). Il s’inscrit dans une perspective sociologique forte et prend en compte un corpus documentaire pluridisciplinaire et multi-supports (littérature grise, veille sur Internet, entretiens et colloques)

[2] Entretien avec M. Castells, dans La recherche, supplément au numéro 337 « Ville.com », décembre 2000, p. 22

[3] Résumé extrait de la fiche Urbamet, Centre de Documentation sur l’Urbanisme, Ministère de l’Equipement et du logement, Paris.


Posté le 15 décembre 2005

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1 commentaire(s)
La fracture numérique dans la cité : état des "lieux" de la recherche francophone - 3 mars 2009, par edgar - dates ?

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