Pratiques de coopération de l’Alliance et TIC

4.1. Approche : L’Alliance est un projet qui a su développer une logique de coopération particulière caractéristique des communautés largement distribuée dans l’espace. Les pratiques de coopération peuvent y être interprétées comme un ensemble d’activités de nature transactionnelles entre les alliés. Ces activités sont orientées vers l’échange de connaissance autant que vers la construction d’un système de valeurs partagées. Elles permettent à l’Alliance de définir les relations qu’elle entretient avec le monde qui l’entoure. Dans cette dernière partie, nous tenterons en particulier d’apercevoir comment l’Alliance à utilisé les TIC pour outiller ces relations et ces échanges. Nous espérons que notre approche permettra d’interpréter les données recueillies jusque-là. Pour esquisser cette démarche, nous proposerons d’utiliser les outils d’analyse des pratiques de coopération des communautés d’action.

4.2. Communauté d’action Le concept de communauté d’action vise à « dépasser l’opposition traditionnelle entre relation communautaire et relation associative pour mettre en évidence des collectifs restreints qui poursuivent activement des buts explicites tout en s’appuyant sur un tissu de relations sociales étroites favorisant la sympathie mutuelle et l’apprentissage mimétique... » (M.Zacklad. 2003). Les communautés d’actions se caractérisent par : leur recherche d’un partage des connaissances, la prise réciproque d’engagement et l’empathie ; la hiérarchie souple et autorégulée. Il faut entendre par connaissance, aussi bien les expériences de la communauté, que l’on désire mettre en valeur (les connaissances existentielles), que les connaissances universelles, qui forment son système de valeur et sa méthode de gouvernance, en général stables dans le temps.

L’Alliance à l’échelle des chantiers, des groupes ad hoc type groupes de rencontres aussi bien que globalement est bien dans cette tonalité. Ce n’est ni une famille liée par des liens très forts, ni une communauté de pratique dont les membres viennent discuter de leur passion commune sans poursuivre de but commun. L’Alliance s’attache en effet, à poursuivre trois espérances opérationnelles majeures :
-  mettre les hommes et les femmes de la planète en relation en prenant au sérieux leurs différences culturelles
-  prendre soin de ce qu’exprime chacun sur les sujets mis en débat, et pour cela développer les approches multiples permettant de structurer ce qui est proposé, de le mémoriser, de permettre de le retrouver
-  viser à développer l’intelligence collective dans des groupes ouverts, puis le plus possible entre groupes C’est dire que la figure que nous avons étudiée dans ce travail de l’Alliance, est celle d’un “ intellectuel collectif ”. 4.3. Système d’interprétation OSIR Afin d’esquisser une vision globale de l’appropriation des TIC au sein de l’Alliance, nous emprunterons à l’équipe Tech-CICO -Université Technologique de Troyes, son modèle d’analyse des activités de communication des communautés d’action, le modèle OSIR (Opérationnelle Stratégique Intégrative Relationnelle). Le travail de cette équipe prend sa source dans l’étude de la gestion des connaissances et des technologies de la coopération correspondante. Le modèle OSIR nous permet en particulier de traiter, sans les séparer dans l’action : les dimensions sémantiques /épistémiques (ce qui s’échange sur le sens et sur le contenu) et les dimensions relationnelles des transactions engagées dans les pratiques de coopération de la communauté d’action. Tout réseau, c’est vrai pour un chantier, c’est vrai pour l’ensemble de l’Alliance est à la fois un réseau social et un réseau sémantique. Ce modèle permet aussi de distinguer (de nouveau sans les séparer) les connaissances acquises par le biais d’activités engagées à un niveau opérationnel, dites existentielles, de celles qui le seront au niveau des valeurs, des choix, des grands planning, dites universalisantes. Cette double approche correspond vraiment très bien à notre terrain.

Modèle OSIR (voir document téléchargeable)

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Modèle OSIR
Etude Appropriation des TIC au sein de l’Alliance - 2004

4.4. L’évaluation. Synthèse Cette approche nous a aidé à interpréter les différents dispositifs socio-techniques que l’Alliance a mis an place au cours du temps.

Les activités de niveau sémantique ont été absolument privilégiées dans la vie de l’Alliance. Cela ne veut pas dire que le niveau relationnel était absent, on le voit bien dans l’analyse du fonctionnement des chantiers. Pour ces derniers, l’Alliance a été amenée à créer une méthode d’animation originale, multilingue, qui est certainement la méthode la plus aboutie élaborée dans cette période. On peut commencer à parler pour celle-ci d’un dispositif socio-technique de coopération.

Pourtant, de manière plus détaillée, dans les dispositifs sémantiques mis en place, les possibilités de traitements des contenus restent sous-utilisées. L’effort sur la cartographie a été remarqué. Très volontariste, il s’attaquait à ce qui est le plus difficile, l’intégration intellectuelle multi points de vue et multi thèmes ; ce n’est pas faire injure à l’effort entrepris que de dire qu’il a pour l’instant produit assez peu de choses ...mais l’avenir est prometteur dans ce domaine. Les possibilités d’écriture collective offertes par les outils web sont peu utilisées dans ce sens. Les sites web restent cantonnés à un rôle d’outil d’enregistrement ou de diffusion, alors même que de nombreuses initiatives s’équipent et s’approprient des outils qui facilitent des formes variées de coopération en interne à la communauté ou bien avec l’extérieur.

Dans les activités stratégiques, des buts généraux seront définis après la rencontre de Lille. “La nouvelle étape de l’Alliance (est) orientée non seulement sur la réflexion mais aussi sur la transformation sociale ”. La réflexion s’est appuyée sur les outils de délibération qui sont largement développés maintenant. Dans la pratique, ces activités se traduisent par la conversion des propositions des « cahiers » en projets de transformation et le développement d’activités intégratives (“ atelier des projets ”, projets d’organisation interne de l’Alliance, appui au prochain FSM ...)

Dans la dimension relationnelle, les activités visant à constituer les connaissances “ existentielles ” du groupe, tiennent une place prépondérante. Là encore, on le voit bien dans le “ dispositif ” chantiers, de même que dans les dispositifs de construction de rencontres. Ces activités visent à relier des individus, au détriment des activités intégratives qui fondent l’organisation collective. Pourtant la question de la gouvernance de l’Alliance, écartée un moment, ne peut pas, ne pas faire retour. Il manque encore le dispositif socio-technique pour répondre à ce besoin. Il a été ébauché à Bertioga, dans une version encore modeste sur le plan technique. Il aurait pu être repensé avec des moyens plus récents lorsque la décision de faire la rencontre de Lille, en se basant sur la présence physique des participants, a été prise et le dispositif EIF écarté.

Pour ce qui est des relations avec son environnement, on ne saurait nier que l’Alliance est un formidable outil ouvert sur le monde. Mais paradoxalement, on ne trouve pas de dispositifs relationnels très construits aux visées d’intégration des personnes et d’élargissement du réseau constitué. La mobilisation, le lobbying et l’intervention ne donnent pas lieu à des outils particuliers ou des démarches formalisées.

4.5. Quelques pistes de réflexion Basées sur l’évaluation ci-dessus, les quelques réflexions qui suivent tentent de projeter la problématique de l’appropriation des TIC dans le projet de l’Alliance tel qu’il semble se dessiner en 2004 : passer de la réflexion à la transformation sociale.

La première réflexion concerne l’articulation et l’équilibre entre les actions qui permettent de construire les connaissances épistémiques et relationnelles au sein de l’Alliance. Les activités visant à construire le réseau et l’organisation à distance ont été les moins travaillées dans le passé. Cela recouvre aussi bien l’espace interne que les relations avec l’environnement de l’Alliance. Il serait probablement utile de travailler à retrouver un équilibre entre ces deux dimensions de l’Alliance. « Commencer à donner de la valeur au travail de chacun » nous a dit l’une des personnes interviewée, cette réflexion illustre bien cette idée. Probablement s’agit-il de promouvoir une nouvelle manière de voir l’économie politique interne de l’Alliance. Cela implique de rendre visible les enjeux de chacun des acteurs en présence.

Ce passage de la réflexion à la transformation sociale, engage aussi l’Alliance à inscrire sa démarche d’appropriation des TIC dans le contexte mondial. L’Alliance ne devrait-elle pas par exemple, aussi s’inscrire dans des dynamiques production de TIC sous licences libres et, de ce fait, participer au débat sur la liberté et la propriété intellectuelle ?

D’un point de vue technique, la réflexion engagée sur le site internet et l’usage du Web est à amplifier. Il s’agirait en particulier de rechercher quels outils facilitant le travail collectif (collecticiels) peuvent être utiles à l’Alliance. Certains utilisent le Web comme support. Il pourrait être pertinent de suivre par exemple ce que font les réseaux, même les plus modestes, dans le domaine du partage des outils de gestion de projet. Les techniques modulables basées sur mysql php (Wiki, SPIP, Ganesha, bases de données, etc.) peuvent être associés les unes aux autres. Ce mécano est encore plein de promesses du fait de sa souplesse et de ses possibilités d’évolution. Il est nourri par une large communauté des développeurs sous licences libres. Les outils développés en Python sont aussi une alternative crédible aujourd’hui. L’usage de ces techniques associé à l’expérience de la FPH permettrait à l’Alliance de construire et de formaliser les modes de fonctionnement de dispositifs socio-techniques de coopération.

Sur ce même plan, les voies des dispositifs socio-techniques de construction d’intelligence collective devraient être plus fécondes. L’Alliance a commencé avec Delibera...d’autres choses sont en route. Quelques équipes françaises travaillent sur les “ controverses publiques ”, la présentation des points de vue dans des dossiers parfois extrêmement lourds et multiformes et toujours multi-acteurs.

La seconde réflexion concerne la dimension épistémique des activités de l’Alliance. L’Alliance a permis de constituer une formidable bibliothèque des idées et des expériences pour changer le monde dans un sens meilleur et plus juste. Cette démarche s’est appuyée sur les techniques de communication traditionnelles. Elle a tenté de multiplier les expériences. Celles-ci doivent trouver leur prolongement dans une réflexion de fond sur les techniques sémantiques. La recherche en cours sur « Outiller les Alliances » et l’expérimentation de « Carto » vont dans ce sens ; un milieu assez considérable pourrait être mobilisé et d’autres pistes peuvent certainement être explorées. La FPH pourrait suivre de près les réflexions en cours dans le monde sur le Web sémantique et les Topics Maps et faire bénéficier l’Alliance des retombées de ces recherches à la fois comme espace de contribution au débat, et comme espace d’expérimentation.

De manière opérationnelle, on pourra explorer les sujets suivants :
-  Les activités de production de connaissance sont basées essentiellement sur les textes. Comment (et pourquoi) se saisir des possibilités offertes par les médias audio et visuels ? Ne serait-ce que pour transmettre les résultats des traitements linguistiques des textes ou ceux issus de Carto. Une réflexion d’ensemble est nécessaire sur l’usage des médias audio et visuels.
-  La question de la traduction reste un chantier complètement ouvert aussi bien pour ce qui est de la gestion du procès de traduction que de son contenu et de l’incidence en terme interculturel. Si les techniques de traduction automatiques sont encore loin d’être satisfaisantes, il n’en reste pas moins que ce domaine pourrait être mis en chantier. Des améliorations au moins de détails de l’existant sont à entreprendre. Par exemple, les textes dans les bases de données doivent être rendus plus facilement manipulables par les outils de traitements linguistiques.

Enfin, la troisième réflexion concerne l’outillage de l’Alliance pour mener la réflexion sur sa propre appropriation des TIC et l’usage des outils de communication.

En son temps, le groupe Pol-Com a mené un travail remarquable. Ses productions restent encore aujourd’hui pour l’essentiel très pertinentes. Par la suite, l’équipe de suivi a accumulé l’expérience des processus de facilitation du travail de l’Alliance qu’elle a mis en œuvre pendant les années de préparation de l’assemblée mondiale. D’autre part, la qualité et la pertinence des outils de communication sont régulièrement évaluées par des groupes formés ponctuellement (cf. : Note sur le développement du site web de l’Alliance - Gustavo Marin - Juin 2002). L’Alliance adopte volontiers une posture « d’utilisateur stratège » des TIC et se montre capable d’élaborer ses propres outils, comme nous l’avons observé dans cette étude.

Ces démarches, qui relèvent à la fois de l’expérimentation et de l’évaluation, sont menées de front, mais la plupart du temps en séparant les problématiques sociales et techniques. L’alliance gagnerait à faire se rejoindre ces analyses. L’objet technique pourrait alors être observé, non pas du seul point de vue de ses seules performances, mais comme la matérialisation d’un rapport social, et en attribuant sa place au moment technique parmi les autres moments (sociologiques, symboliques, ...) du processus de coopération et en reconnaissant leur interdépendance. Cela permettrait certainement de mieux comprendre et maîtriser les efforts d’appropriation des TIC dans le contexte du projet de l’Alliance et d’organiser l’action et la coopération avec les autres acteurs dans ce domaine.

Pour ce faire, l’Alliance dispose d’une capacité de mobilisation et d’action qu’elle pourrait investir dans la consolidation de ses expériences de manière systématique. Une telle démarche passerait par la formalisation des modalités de fonctionnement de ses dispositifs socio-techniques et par la formation des acteurs membres de l’Alliance. Elle pourrait s’articuler autour de l’écriture de la mémoire de l’expérience plus ou moins orientée vers son transfert au sein de l’Alliance ou vers l’extérieur. La formation ne porterait pas seulement sur l’usage des outils, mais aussi sur leurs conditions d’utilisation et sur les processus qu’ils supportent. Dans cette hypothèse, l’Alliance serait pleinement engagée dans une démarche d’éducation populaire pour l’appropriation des TIC.

Posté le 27 décembre 2004

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